Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 21 septembre 2016

Dans les forêts de Sibérie ~~~~ Sylvain Tesson


En fait la question était : "me supporterais-je moi-même ?"

Sylvain Tesson était déjà venu au bord du lac Baïkal. Il s'était promis d'y revenir. Il n'imaginait pas alors qu'il déciderait un jour d'y vivre en ermite. Six mois seul, dans une cabane, face à la seule personne qui subsisterait dans le paysage : lui-même. le besoin ressenti de briser la coquille de sédiments culturels dans laquelle la civilisation enferme toute personne et exposer ainsi sa nudité originelle aux "solitudes sacrées" du Baïkal dans son écrin de montagne et de forêt.

Raphaël Personnaz qui interprète le rôle au cinéma - film sorti cette année - n'a pas pu ressentir le même sentiment de plénitude sous l'oeil des caméras.

Pareil défi n'était pas seulement une quête de soi. Il y avait aussi la volonté de se réconcilier avec le temps. Celui qui met tant d'obstination à fuir. Quitter l'angoisse de le voir courir et consumer l'être peu à peu. Et puis ce besoin d'accommodement avec une nature que l'homme met tant d'acharnement à détruire.

Aventurier qui ne connaît ni frontière à son besoin de liberté ni entrave sa soif de connaître, Sylvain Tesson est le narrateur de ses propres pérégrinations planétaires. Berezina, son épopée moderne à side-car sur les traces des grognards de Napoléon, m'avait donné le goût de me frotter une nouvelle fois à son style trépidant. Il a un formidable sens de la formule, soutenu par une culture livresque affichée. Ce dernier aspect pourrait en revanche être de nature à vexer le lecteur susceptible parce qu'en retrait de connaissances littéraires. Ce style est parfois lapidaire, télégraphique, tout droit sorti du carnet de notes, mais il vous bouscule, vous emporte sur les sommets surplombant le Baïkal, dans la profondeur de la taïga, par tous les temps. Il sait être imagé, parfois poétique, pour décrire celle au chevet de laquelle il s'enflamme à lui rendre hommage : la nature. Mais ses tournures poétiques ne n'alanguissent pas longtemps. Un humour piquant et spontané, qui n'appartient qu'à lui, cueille à froid celui dont l'esprit se serait laissé griser aux vapeurs de la vodka qui coule à flot ou étourdir à la fumée des cigares qui embrument la cabane. Faut-il s'engourdir l'esprit pour tutoyer le sublime ?

Sylvain Tesson a la conviction que les idées ne doivent pas être pensées, mais vécues. Il est de ceux qui vont au bout de leurs idées. Quitte à mettre en péril plus que sa propre vie, celle de son couple. Extase et amertume seraient-elles deux soeurs inséparables ?

Mais au fait, était-il vraiment seul en son ermitage précaire ? N'était-il pas déjà avec son lecteur ? Alors mystificateur Sylvain Tesson ? Surement pas. La sincérité perle à tous les pores de la peau de celui qui consomme la vie par toutes les extrémités et pour qui impossible n'existe pas au vocabulaire. J'ai beaucoup aimé ce récit enflammé d'une expérience où il est fait la preuve que la richesse peut venir du dénuement. "Être heureux, c'est savoir qu'on l'est". Tout simplement.

samedi 17 septembre 2016

La condition humaine ~~~~ André Malraux



Shanghai 1927. A l'image du voisin soviétique, les idées marxistes font leur chemin en Chine. Le nouveau parti communiste tente de mener à bien la révolution qui émancipera le peuple chinois. Les nationalistes du Kuomintang conduits par Chang Kaï-Shek leur mènent la vie dure. C'est le contexte choisi par André Malraux pour développer sa réflexion sur la condition humaine. Ses personnages donnent leur voix à cette réflexion.

Comment ne pas s'enfoncer à son tour soi-même - lecteur d'un autre temps, mais peu importe, ce qui est dit est universel – dans une profonde introspection existentielle après un ouvrage d'une telle densité. Un ouvrage qui juxtaposent à quelques pages d'écart l'épouvantable fin de ceux que Chang Kaï-Shek fait précipiter vivants dans la chaudière d'une locomotive, tandis que d'autres, dans leur confort parisien, s'interrogent sur leur niveau d'engagement au soutien du consortium français en Chine pour financer la construction du réseau ferroviaire.

Que vaut la vie de l'un ou de l'autre selon l'imminence de l'échéance ultime, selon le caractère banal ou monstrueux de cette échéance ?

"Ô résurrection" est le terme que Malraux place dans la bouche de celui qui a retrouvé son ampoule de cyanure. Il va pouvoir se donner la mort plutôt que subir celle que ses geôliers lui auraient infligée. Résurrection. Pour celui qui va mourir ? Vivre ne serait donc que la faculté d'agir. Fut-ce pour se donner la mort ? Quand la passivité serait la mort, avant la mort.

La guerre offre un contexte propice à la révélation de la condition humaine. Malraux le choisit plutôt que toute autre circonstance pour développer ses thèses. Car la guerre place les individus dans la confrontation directe, prématurée, délibérée ou non, avec la souffrance et la mort. Elle donne l'occasion à tout un chacun qui serait resté dans l'attente passive et angoissée de sa propre mort, de devenir un homme. Enfin !
Car un homme n'est autre que la somme de ses actes. Et choisir de mourir, pour ses idées, c'est encore agir, c'est forger cette personnalité qui fera de celui qui aura vécu un homme. "Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût accepté de mourir ?"

Quoi qu'il en soit "tout homme est fou". Le communiste, le nationaliste, qui se battent. Le français qui finance. Celui qui soutient l'un ou l'autre. Tous. "Mais qu'est-ce qu'une destinée humaine sinon une vie d'effort pour unir ce fou à l'univers".

Prix Goncourt 1933. On ne m'a pas attendu pour reconnaître le chef-d’œuvre. Un ouvrage exigeant, d'une consistance rare, qui demande une concentration soutenue pour ne serait-ce qu'approcher le sens de chaque phrase. Un livre qui force à l'élévation et dont on ne ressort pas indemne.


mercredi 14 septembre 2016

Des souris et des hommes ~~~~ John Steinbeck

 


Quelle curieuse manie que celle de Lennie d'aimer caresser le duveteux d'un pelage. Celui de la souris morte dans sa poche par exemple ou encore de ce chiot qui vient de naître. Fût-ce au péril de ce dernier. Mais il ne s'en rend pas compte. Lennie est un grand balourd simplet.

Et qu'en serait-il du soyeux de la chevelure d'une femme, un peu aguichante par exemple…?

George le surveille de près. Il l'a pris en affection et lui dicte sa conduite, même s'il l'énerve un peu. Parce que Lennie est un gentil, qui l'écoute et lui obéit. Le problème avec Lennie est qu'il ne connaît pas sa force. George sait surtout que Lennie ne mériterait de toute façon pas la sanction d'une de ses bêtises.

Les souris sont à la fois malicieuses et agaçantes, mais si attendrissantes. Les hommes quant à eux … on ne connaît que trop leurs vices. C'est pour cela qu'il faut protéger Lennie.

Magnifique roman, très court, de Steinbeck dont le titre est si bien choisi.


lundi 12 septembre 2016

Profession du père ~~~~ Sorj Chalandon

 



Alors qu'il enterre son père, le temps est venu pour Emile Choulans de raconter ce qu'a été son enfance. Une enfance sans amour, sans secours, entre ce père tyrannique et une mère à l'étrange indolence. Une enfance de brutalité et de solitude.

Il n'en veut pourtant pas à ce père indigne. Sans doute parce qu'avec ses scenarii fantasques sur fond de fin de guerre d'Algérie, André s'était pris au jeu de cette mythomanie guerrière. N'a-t-il pas usé lui aussi de certains subterfuges auprès de Luca Biglioni, le seul camarade dont il a pu s'attirer la sympathie.

C'est à mon sens le style qui caractérise le plus cet ouvrage. Un style fait de phrases courtes, parfois sans verbe. Un style qui veut dire qu'Emile ne s'alanguissait pas sur sa condition, n'épiloguait pas sur son sort. Sa vie de maltraitance était normale, il n'avait rien connu d'autre. C'est ce que nous dit ce style compartimenté, sans fioriture.

S'il est vrai que la fiction donne libre cours à toutes les intrigues que l'imagination peut concevoir, je n'ai toutefois pas beaucoup cru à cette vie d'insondable soumission, sans la moindre révolte, ni de la part de ce fils qui a conservé une forme amour filial obligé, étiolé, envers ce père détestable, ni de la part de cette mère effacée, transparente, à l'amour prudent, craintif. Etrange assujettissement, sans rébellion, une vie durant, puisqu'une fois éjecté de chez lui à la majorité, comme un malpropre, sans préavis, Emile reviendra pourtant vers le tyran pour jalonner les événements marquant de sa vie : son alliance avec une femme d'origine kabyle, la naissance de son fils qui aura droit quant à lui à l'amour le plus sincère.

Ce drame familial est quand même bien construit. C'est l'histoire d'un secret domestique. Une tare inavouée. Par candeur, par crainte, par pudeur, par honte, on ne sait. Une tare qui enlaidit toute une vie.


Malraux ~~~~ Sophie Doudet

 



Voilà une biographie qui n'est pas seulement une énumération de faits chronologiques entre la naissance et la mort de son sujet. J'ai été passionné tant par la personnalité de Malraux que par la façon qu'a eue Sophie Doudet de me faire faire connaissance avec lui. Elle s'est livrée à une analyse psychologique périlleuse du personnage, très réussie à mon goût, pour un homme qui écrasait son entourage, sans aucun mépris, de sa formidable culture, toutes disciplines confondues.

De Malraux j'avais gardé en mémoire quelques souvenirs inconsistants. Ce n'était pour moi qu'un ministre de de Gaulle. Mon esprit avait aussi curieusement imprimé ce célèbre "entre ici Jean Moulin", extrait du discours théâtral, grandiloquent, vibrant, que j'avais entendu incidemment, prononcé à l'occasion de l'accueil de la dépouille de l'héroïque résistant au Panthéon. J'étais bien entendu passé à côté de l'essentiel. Sophie Doudet me l'a fait percevoir avec grand talent.

Avec son ouvrage, j'ai fait la connaissance d'un personnage inclassable, si ce n'est comme porte étendard de la culture dans ce qu'elle a d'universel. Il est difficile d'évoquer le personnage sans paraphraser l'auteure, aussi ne le ferai-je pas plus, mais il est des personnes dont on se demande comment elles ont pu faire autant de choses majeures dans une seule vie. Malraux est désormais de ceux-là à mes yeux.

De passage à Sarlat-la-Canéda durant ce mois de septembre, j'ai été content d'y trouver, à peine cet ouvrage refermé, une plaque saluant le résistant, l'auteur de la loi sur la restauration des villes historiques. Un clin d'œil dans la vie, s'additionnant à d'autres en strates cumulatives, pour sédimenter ce que Malraux a passé sa vie à promouvoir en tant qu'instigateur des maisons de la culture.

Mais s'il ne fallait retenir qu'une leçon de ce personnage, ce serait pour moi son rapport à l'art. Cet "aristocrate de la pensée et de l'action" n'avait ni dieu, ni maître, sauf peut-être l'art. Il retrouvait chaque œuvre d'art "un fragment de la noblesse du monde". Lui qui avait franchi la frontière de la légalité, en tentant de s'approprier de statuettes de l'art khmer, voyait dans les œuvres d'art la signification du geste créateur. Ce personnage si complexe, si haut, parfois empêtré dans ses contradictions lorsque livré à l'exercice du pouvoir, avait identifié dans l'art quelque chose de plus fort que la vie, qui restait pour lui la seule survivance possible alors que rien ne résiste à l'oubli.

"L'art est un anti destin"