Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire
Affichage des articles dont le libellé est guerre. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est guerre. Afficher tous les articles

vendredi 18 février 2022

Orages d'acier ~~~~ Ernst Jünger

  

On a beau s'investir en lecture de témoignages de guerre, on est toujours à des années lumière du ressenti de ceux qui les ont vécus. Celui de cet auteur allemand me semble pourtant faire exception à cette impression à cause de la distance qu'il insère entre la relation des faits, tirés du journal qu'il a tenu tout au long du conflit, et ses propres sentiments. C'est avec une froideur quasi journalistique qu'Ernst Jünger relate ses années d'une guerre qu'il a vécues de bout en bout, avec l'inestimable chance de s'en sortir après pas moins de quatorze blessures.

Est-ce une forme de mea culpa de son appartenance aux armées de l'envahisseur ou bien son éducation personnelle qui lui impose une certaine retenue dans le langage à l'égard de l'adversaire, une hauteur de vue dénuée d'attendrissement. Penchons pour cette seconde hypothèse, car ce respect du combattant tous camps confondus est assorti d'élans lyriques dans la description des paysages et circonstances de la guerre, y compris les plus dramatiques lorsque : « L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. »

Car pour le reste, ce point de vue allemand évoquant cette boucherie organisée comporte les mêmes scènes d'horreur que ce qu'on peut lire chez nos auteurs nationaux lesquels ont également vécu ces années de cauchemar : des Henri BarbusseRoland Dorgelès, Balise Cendras, Maurice GenevoixLouis-Ferdinand Céline pour ne citer que les plus souvent évoqués dans ce genre de littérature écrite en lettres de sang. Tous autant qui ont tenté de faire savoir aux générations suivantes ce qu'ils ont vécu dans leur chair et leur âme. Leur âme qu'il savait à chaque instant prête à prendre son envol vers des cieux qu'ils avaient la candeur d'espérer plus cléments que le cloaque des tranchées d'Artois ou de Champagne.

On a peine à s'imaginer que des hommes aient pu faire à ce point leur quotidien de la fréquentation de la mort, voyant autour d'eux se déchirer les chairs, s'éteindre des regards. le ton de cet ouvrage amoindri de la sensibilité humaine qu'on peut trouver dans le feu d'Henri Barbusse ou les croix de bois de Dorgelès renforce cette impression d'une forme d'accoutumance à l'épouvante. Faisant des vies humaines une sombre comptabilité au même rang que celle des armes et équipements de la logistique du champ de bataille.

Cet ouvrage reste un récit de ces terribles combats de 14 vécus dans l'environnement restreint d'une unité ballotée par les événements meurtriers. J'allais dire dans l'intimité d'une unité. Mais pour qu'il y ait intimité il faut qu'il y ait durabilité de coexistence. Ce qui n'était pas le cas puisque les unités se reconstituaient aussi quotidiennement que les pertes en réduisaient les effectifs. du sang neuf venait abreuver les tranchées au fur et à mesure que les familles confiaient leur progéniture, de plus en plus jeune, à la voracité de la grande faucheuse. Funeste industrie infanticide commandée par des intérêts très supérieurs dont les traités effaceront la responsabilité à la satisfaction de voir la paix retrouvée.

C'est une forme de fascination d'horreur qui me fait revenir vers ce genre de littérature. La vaine tentative de comprendre ce qui peut jeter les hommes les uns contre les autres dans des boucheries de cette ampleur. Ce qui peut faire qu'il n'y ait pas de conscience supérieure capable d'empêcher une tragédie collective à pareille échelle. Mais non, la « der des der » n'attendait finalement que la suivante pour contredire ceux qui pensaient avoir atteint les sommets de l'horreur. Ainsi est la nature de celui qui tient tant à la vie et se complaît à la mettre en danger.

Orages d'acier d'Ernst Jünger dont le lyrisme qui plut à André Gide au point de lui faire dire qu'il était le plus beau livre de guerre qu'il ait lu m'a quant à moi paru aussi froid que le regard de son auteur en couverture.


Citation

L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression triste ou désagréable ne me troubla, et je ne fus ému que d'un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant.

mercredi 24 novembre 2021

La bibliothécaire d'Auschwitz ~~~~ Antonio Iturbe


« Ce récit est construit à partir de matériaux réels, qui ont été unis dans ces pages grâce au mortier de la fiction » nous précise Antonio G. Iturbe, l'auteur de la bibliothécaire d'Auschwitz, en note de fin dans un chapitre qu'il a intitulé « étape finale » et dans lequel il nous relate la genèse de son ouvrage.

Rappelons, s'il en est encore besoin, que cet ouvrage relate l'histoire vraie de la sauvegarde clandestine dans le camp d'Auschwitz Birkenau de quelques livres aussi disparates en thèmes qu'en langues, sous la responsabilité d'une jeune adolescente juive pragoise. Entreprise clandestine qui aurait été bien entendu punie de mort immédiate en cas de découverte par les autorités du camp.

Ce « mortier » qu'évoque l'auteur est donc la part imaginaire de son cru avec laquelle il a construit son ouvrage. Ce dernier n'est pas un témoignage, mais presque, puisqu'il a été largement approuvé par la protagoniste principale, prénommée Dita et retrouvée fortuitement en Israël par Antonio G. Iturbe, laquelle la complimenté pour la qualité de son travail de recherche et de restitution.

On ne connaît que trop les horreurs perpétrées par cette monstrueuse industrie de mort mise en œuvre par les nazis. L'ouvrage ne peut pas faire l'économie de la description de certaines scènes insoutenables. Aussi faut-il bien admettre que faire un roman traitant de cette abomination est un exercice périlleux. Celui-ci s'appuie certes sur une structure de faits réels mais il y avait grand risque en les reliant avec ce fameux « mortier de la fiction » à sombrer dans l'exploitation de la commisération. Ecueil que l'auteur a évité avec succès. Son sujet était autre.

Au-delà du sort des victimes de la Shoah, de l'instinct de survie qui pouvait les tenir éveillées au-dessus du cloaque de l'abjection, il s'agissait d'évoquer celui de la survie des cultures entretenues tant par la mémoire des vivants que par les livres. Il y avait cette volonté des adultes de concourir vaille que vaille à la transmission de leur savoir aux enfants, fussent-ils promis à la mort. Elle était pour eux à la fois le fol espoir de voir certains d'entre eux échapper au funeste sort qui les menaçait et une manière aussi de divertir l'esprit de cette perspective à la fois de ceux qui avaient accepté de devenir des professeurs de circonstance et de leurs jeunes élèves à l'innocence piétinée. Les livres et les compétences de chacun entretenaient l'ouverture au monde, l'accès à la lumière de la connaissance, la perpétuation de la culture de chaque communauté. L'antithèse de l'entreprise macabre mise en œuvre par ce régime assassin.

La bibliothécaire d'Auschwitz est un ouvrage d'une grande rigueur. A l'exactitude qu'il s'impose de la relation des faits et des sentiments s'ajoute la crédibilité de cette part d'imaginaire qui les agglomère. Sa loyauté à l'histoire en fait un ouvrage qui a sa part dans le devoir de mémoire dû aux victimes du nazisme. La meilleure juge de tout ceci étant bien entendu celle qui a vécu cette détestable épreuve. En accompagnant l'auteur dans sa visite des lieux du supplice elle a accordé son blanc-seing à ce roman historique lui conférant ainsi statut de témoignage.


 

vendredi 15 octobre 2021

Une femme à Berlin~~~~Martha Hillers



Une femme à Berlin est le journal tenu par une femme retenue dans la capitale allemande dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale alors que les troupes russes y font leur entrée. Kurt W. Marek, qui a été le premier éditeur de ce journal, évoque la froideur du témoignage qu'il avait eu sous les yeux.

Pensez donc ! Tenir un journal sous les bombardements, terrée dans la peur et la promiscuité des caves nauséabondes, le poursuivre quand son autrice est elle-même l'objet de viols par les vainqueurs du moment, bien décidés à faire endurer au peuple allemand ce qu'eux-mêmes avaient enduré. Poursuivre l'écriture de ce journal quand elle-même est sujette aux privations, la faim commandant au corps et à l'esprit, le faire dans pareilles conditions ne pouvait être possible qu'avec la ferme détermination de faire savoir et d'ouvrir son coeur à la postérité. Il fallait pour cela conserver un véritable détachement avec les événements et y trouver ce qu'elle dit elle-même - page 373 éditions Folio - « le seul fait d'écrire me demande déjà un effort, mais c'est une consolation dans ma solitude, une sorte de conversation, d'occasion de déverser tout ce que j'ai sur le cœur. »

Et s'il était encore nécessaire de redonner un peu de chaleur à ce témoignage pour l'alléger du ton journalistique qui est le sien, je citerai ce passage qui lui redonne une part d'humanité : « le plus triste pour une femme seule, c'est que chaque fois qu'elle trouve une sorte de vie de famille, elle dérange au bout d'un certain temps, elle est de trop, déplaît à l'un parce qu'elle plaît à l'autre, et qu'à la fin on l'expulse pour avoir la paix. Voilà tout de même quelques larmes qui viennent souiller ma page. »

Quelle force et volonté a-t-il fallu à cette femme, alors qu'elle venait de se faire violer dans les escaliers de son immeuble par deux brutes assoiffées de vengeance, pour vaincre sa honte, sa détresse, la haine de ses agresseurs mais aussi de ceux qui n'ont rien fait pour la secourir, quelle détermination a-t-il fallu à cette femme pour prendre son cahier, son crayon et écrire : « Je me suis redressée en prenant appui sur la marche, j'ai rassemblé mes affaires, me suis glissée le long du mur jusqu'à la porte de la cave. Sur ces entrefaites, on l'avait verrouillée de l'intérieur. Et moi : Ouvrez-moi, je suis seule, ils sont partis … Bande de salopards ! Deux fois violées, et vous claquez la porte et vous me laissez croupir là comme un tas de merde ! »

Page 337 : « Jamais, jamais un écrivain n'aurait l'idée d'inventer une chose pareille » Difficile à la fermeture de cet ouvrage d'écrire autre chose que ce qu'elle a écrit elle-même, en voulant garder l'anonymat. C'est pour cela que dans cette chronique, je ne ferai que citer trois autres passages qui m'ont particulièrement marqué :

Page 233 : « … je me demande ce qui parviendrait encore à me toucher, à m'émouvoir vraiment aujourd'hui ou demain. »

Page 310 : « Occasion de plus de constater que, quand tout s'écroule, ce sont les femmes qui tiennent le mieux le coup, et qu'elles n'attrapent pas aussi vite le vertige. »

Page 77 : « Dans les guerres d'antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de la recevoir au nom de la patrie. Aujourd'hui, nous les femmes, nous partageons ce privilège. Et cela nous transforme, nous confère plus d'aplomb. A la fin de cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura aussi la défaite des hommes en tant que sexe. »

Comment un tel détachement est-il possible, alors que toutes celles qui ont subi pareil sort s'enferme dans le silence de la dépression ? le viol n'était-il qu'une péripétie de la guerre, un dédommagement payé par les femmes au vainqueur en compensation des dommages subis par ce dernier du fait de celui qui était à l'origine de tout cela et que le peuple allemand a adoubé ?

Page 211 : « Et tout ça, nous le devons au Führer ».

Une femme à Berlin est un ouvrage à part. Parce que peu de témoins de tragédies comme celle-là ont eu la force de le noter dans des carnets au jour le jour. Même après le pire. Parce que cette femme témoigne sans s'exonérer, faisant partie du peuple allemand, d'une part de responsabilité de cette guerre, s'étant laissé embarquer sans en mesurer la portée par celui qui en était l'initiateur. Parce que cette femme conserve tout au long de son récit la plus grande pudeur et ne cherche surtout pas l'apitoiement. Parce que cette femme n'a pas voulu faire de ce journal une source de revenu. C'est un témoignage « gratuit » des horreurs de la guerre, laissé à la postérité. La postérité étant ces hommes et femmes qui constituent l'humanité, libres à eux d'en tirer les enseignements qu'ils jugeront bon de faire. Mais rien n'étant gratuit en ce bas-monde, c'est un témoignage qu'elle a payé avec ses souffrances et sa dignité.


lundi 9 août 2021

Suite française ~~~~ Irène Némirovsky



Suite française est un ouvrage très émouvant à lire. En premier lieu parce que l'on sait qu'il est écrit sur le vif, contemporain des événements servant de base aux intrigues romanesques qu'il met en œuvre. En second lieu et surtout parce que l'on sait que la plume d'Irène Némirovsky est restée suspendue dans l'attente d'une suite qu'elle avait imaginée et qui ne verra pas le jour.

Les notes fournies en annexe de l'édition Folio portent à notre connaissance les réflexions que l'auteure se faisait à elle-même pour parfaire son ouvrage, mais aussi pour lui apporter la suite que les vicissitudes de l'histoire lui dicteraient. Il est encore plus poignant de lire ses notes que le reste de l'œuvre. On y découvre l'espoir d'avenir qu'elle avait échafaudé pour son ouvrage, et donc pour son pays d'adoption, avec ce plan qu'elle avait envisagé :

« Pour bien faire, se disait-elle, il faudrait faire 5 parties.
1) Tempête
2) Dolce
3) Captivité
4) Batailles ?
5) La paix ? »

L'ouvrage édité à titre posthume, très tardivement par ses filles, est donc partiel, et pour cause. Il ne comporte que les deux premières parties qu'avait imaginées l'auteure. Il est clair qu'en 1941, au temps de la rédaction de son ouvrage, Irène Némirovsky ne pouvait que se perdre en conjectures quant à la poursuite du conflit qui venait de conduire notre pays à la déroute. C'est ce que laisse imaginer les points d'interrogation qu'elle a laissés dans ses notes, escomptant quand même un sursaut - les batailles - qui remettrait son pays d'adoption debout pour enfin retrouver la paix, à défaut de sa superbe. Ce panache qui lui a tant fait défaut depuis le début du conflit et qui laisse au cœur d'Irène Némirovsky une profonde amertume.

Une chose est sure, cette photographie de la société française dans la disgrâce ne sera pas affectée par la connaissance de l'issue de la guerre. Son auteur n'aura pas eu la chance de la connaître. Son actualité est celle d'un pays humilié qui voit encore en Pétain son sauveur. Le renégat de Londres n'est pas évoqué. le 2 juin 1942, quelques semaines avant son arrestation, elle écrit dans ses notes : « Ne jamais oublier que la guerre passera et que toute la partie historique pâlira. » Irène Némirovsky sait bien que toutes les guerres ont une fin. Elle est loin d'imaginer l'avenir de ce présent qui la consterne.

Tempête, la première partie, est une compilation d'instantanés surprenant des parisiens dans leur fuite de la capitale devant l'avancée des troupes allemandes. Des parisiens dont le désarroi se traduit par des situations criantes de vérité, mises en scène par l'œil sévère d'Irène Némirovsky sans doute sans autre modification que les noms des protagonistes. Dénonçant le chacun pour soi qui prévaut, grandement aggravé par les différences de condition sociale et favorisant une fois encore les possédants.

Dolce stabilise l'intrigue dans un village en zone occupée. La France est encore coupée en deux par la ligne de démarcation. Les habitants du village apprennent à vivre avec l'occupant. Avec ce que cette situation comporte de drames mais aussi de fraternisation. Irène Némirovsky n'est pas insensible au destin de ces soldats en uniforme vert-de-gris, parfois très jeunes, eux-aussi dépassés par le drame dont ils sont souvent des acteurs contraints. Déplorant la déroute de notre armée, elle a à l'égard de l'armée allemande une forme d'admiration horrifiée pour cette machine de guerre si bien huilée.

La lecture de ses notes est à ce propos évocatrice de l'état d'esprit qui anime l'auteure à l'heure de la mise au point de son ouvrage : « Je fais ici le serment de ne jamais plus reporter ma rancune, si justifiée soit-elle, sur une masse d'hommes, quels que soient race, religion, conviction, préjugés, erreurs. Je plains ces pauvres enfants. Mais je ne puis pardonner aux individus, ceux qui me repoussent, ceux qui froidement me laissent tomber, ceux qui sont prêts à vous donner un coup de vache. »

Ce coup de vache il est arrivé. Certainement pas de la part de qui ni avec la violence qu'elle pouvait redouter. C'est celui du 13 juillet 1942 lorsque les gendarmes sont venus la chercher en son refuge d'Issy-L'évêque. Ce coup de vache l'a conduite à Auschwitz, avec la fin que l'on connaît quelques semaines plus tard seulement.

Avec suite française nous lisons aujourd'hui l'ouvrage d'une personne qui se sait menacée. Qui a quand même la volonté de mettre en page une fiction-témoignage des événements qui la submergent. Une suite qui n'en aura pas justement, dans ce pays où elle avait trouvé refuge avec sa famille. Où elle pensait avoir enfin trouver la sécurité qui avait fait défaut à son enfance. Mais son refuge l'a trahie. La suite est tragique et honteuse. Elle est à mettre au crédit des autorités françaises. Ironie du sort. Mais ça elle ne l'envisageait certainement pas.

Cette suite qu'Irène Némirovsky n'avait pas augurée est une pensée obsédante tout au long de la lecture de cet ouvrage. Cela nous le fait lire au travers du prisme d'une funeste prémonition.


samedi 30 janvier 2021

Le quatrième mur ~~~~ Sorj Chalandon


 

Il s'agissait de voler deux heures à la guerre. Avec la folle intention d'impliquer dans une représentation théâtrale des acteurs issus de chaque communauté belligérante : les Chrétiens maronites, les Phalanges chrétiennes, les Druzes, les Palestiniens, Les Chiites. Une gageure imaginée par Samuel, un metteur en scène grec, juif de confession, destinée à prouver que dans un conflit le superflu est essentiel. Et donc salutaire. La volonté insensée de donner aux adversaires une chance de se parler.

Nous sommes au Liban dans la première phase de la guerre des années 1980. Tous les clans en présence dans le pays tentaient de cohabiter depuis l'indépendance (1943) jusqu'à ce que le conflit israélo-palestinien s'invite sur le territoire. Ce fut alors l'éclatement du pays. Les pays voisins se convièrent à la curée. le point d'orgue sera le massacre de Sabra et Chatila par les Phalanges avec le blanc seing de Tsahal, l'armée israélienne.

Tombé gravement malade et condamné, Samuel fit promettre à un de ses amis, Georges un Français fervent militant de la gauche radicale, de monter à sa place la pièce choisie : Antigone de Jean Anouilh. "Le théâtre en paix. La guerre partout ailleurs" avait argumenté Samuel pour le convaincre pour faire éclore la fleur de l'espoir sur le cloaque de la guerre. Il s'agissait d'ouvrir les yeux des adversaires d'une guerre longue et terrible à la réplique d'Antigone "Je ne sais plus pourquoi je meurs."

Engagé par la promesse faite à son ami mourant, Georges va se trouver impliqué à son corps défendant dans un conflit dont il va très vite prendre la mesure de l'horreur. Sorj Chalandon ne nous en épargne rien. Il s'agit de jauger l'homme à l'aune de la haine que se vouent les parties en présence. de le jauger à l'échelle des drames qu'il engendre lui-même et dont il perd la maîtrise au point de rendre utopique toute perspective de réconciliation.

Quelques heures d'avion suffisent pour transposer un homme du confort égocentrique d'un pays en paix dans les atrocités de la guerre. C'est la façon de Sorj Chalandon de souligner la précarité de la paix. Quelques heures d'avion séparent le caprice d'une enfant choyée pour un cornet de glace du spectacle des corps démembrés de ces autres enfants dont l'innocence a été piégée par la folie de leurs aînés. le choc de l'amour et de la haine.

Le quatrième mur, ce peut-être les feux de la rampe des projecteurs que franchissent les applaudissements lorsqu'ils répondent à la générosité des acteurs. Ambiance de paix. Mais lorsque la détestation et la peur laissent la salle désespérément vide, ce quatrième mur peut devenir le mur de béton et d'acier de l'incompréhension. Ambiance de guerre.

Avec un style syncopé qui restitue le fracas des combats et le halètement de l'homme pris dans la tourmente, Sorj Chalandon nous livre un ouvrage très dur sur l'innocence martyrisée par la folie guerrière et le découragement de l'homme de paix à faire entendre sa voix. Un ouvrage que l'on peut trouver morbide et désespérant. Mais ne sont-ce pas les caractéristiques même de la guerre.


lundi 23 novembre 2020

La guerre de la fin du monde ~~~~ Mario Vargas Llosa

 


Le Brésil, c'est là que Mario Vargas Llosa a choisi de planter le décor de son roman paru en 1981, La guerre de la fin du monde. Il exploite le fait historique de l'épopée guerrière d'une communauté politico-religieuse en butte à la toute nouvelle république qui venait de mettre un terme au régime conservateur, lequel prévalait en ce pays à la toute fin du 19ème siècle. Cette épopée est connue sous le nom de guerre de Canudos. du nom du village bâti de toute pièce dans la proximité de Salavador de Bahia par la communauté rassemblée autour d'Antonio Conselheiro, communément appelé le Conseiller, dans la région de ce pays que son seul nom suffit à situer : le Nordeste.

La guerre de Canudos a ceci de particulier qu'une colonie autonome de civils, non formés à l'art de la guerre ni équipés pour et désignés sous le vocable de Jagunços (que google traduit par voyous), a mis en échec l'armée nationale au point de lui imposer pas moins de quatre expéditions pour venir à bout de cet îlot de refus d'une république jugée par elle trop laïque et toujours trop favorable aux grands propriétaires terriens. Elle avait en particulier décrété la séparation de l'Eglise et Etat et institué le mariage civil. La répression sera à la hauteur des efforts rendus nécessaires pour venir à bout de ce furoncle sur le dos de la république. Se compteront ainsi sur les doigts d'une main les hommes qui échapperont au coutelas vengeur des assaillants au cours d'un abominable massacre. Ce village premier de Canudos sera rayé de la carte et aujourd'hui englouti sous la retenue d'eau d'un barrage.

Antonio Conselheiro, le Bon Jésus, le Messie revenu sur terre, avait regroupé autour de lui les laissés-pour-compte du Nordeste. Anciens esclaves récemment affranchis, indiens dépossédés de leur territoire, nombre de pauvres déshérités, mais aussi d'autres toutefois moins recommandables aux yeux des autorités en place, anciens repris de justice et donc loin d'être des anges, tous avaient été séduits par le pouvoir de séduction de l'homme à l'allure christique prêchant le détachement des biens matériels de ce monde, le salut de l'âme, la justice. Ils avaient trouvé à Canudos le havre de leur subsistance acquise à la force de leurs bras, de rachat de leur passé ou tout simplement un peu de considération par le nivellement des inégalités.

J'imagine volontiers que l'intérêt de Mario Vargas Llosa s'est porté sur cet événement historique afin d'illustrer les conséquences d'une vie privée de liberté de pensée et d'opinion. Il a mis son talent d'écrivain au service de cette cause dont il connaît trop bien les effets pervers lorsqu'elle est bafouée. Difficile d'élaborer un discours impartial, sans que le moindre écrit ne vienne en confirmation du penchant, lorsque l'on prend parti pour les plus démunis. On comprend dans cet ouvrage que l'auteur détermine son camp par la seule relation de l'anéantissement de ceux qui voulaient vivre d'espoir d'un monde plus fraternel, plus égalitaire et plus juste. Il déploie dans cet ouvrage une formidable capacité à décrire les situations complexes, retraçant avec clarté et discernement les péripéties, analysant les états d'esprits de chacun des protagonistes et les motivations qui les animent.

La fin du monde n'est donc pas à ses yeux l'anéantissement de l'espèce humaine dans l'apocalypse mais bien, au-delà du bain de sang, celui de la liberté d'opinion par ceux qui asservissent la pensée. Savoir le mettre en mots dans un ouvrage dénué d'emportement, favorisé par une écriture accessible au plus grand nombre, même si cet ouvrage souffre de quelques longueur par la précision voulue par son auteur dans la description de l'horreur, cette seule capacité vaut à elle seule la consécration suprême octroyée à ce grand auteur en 2010.


mardi 21 juillet 2020

Eugénia ~~~~ Lionel Duroy



Etat satellite des grandes puissances européennes la Roumanie a peiné à s'émanciper et à se constituer en état indépendant dans les frontières qu'on lui connaît aujourd'hui. Avec EugeniaLionel Duroy ouvre une fenêtre de son histoire au cours de laquelle les boucs émissaires aux difficultés du pays en quête d'identité étaient tout désignés parmi les membres de la communauté juive du pays.

Lorsque la seconde guerre mondiale s'annonce le nationalisme roumain fait pencher la balance des alliances vers les forces de l'axe, alors que la Roumanie s'était alliée à la France et l'Angleterre lors de la première guerre mondiale. Les Juifs de Roumanie feront les frais de ce choix au cours de pogroms, dont celui de Jassy en 1941, qui ont entaché l'histoire de ce pays convoité en ce temps sur ses frontières par l'URSS en Bessarabie (aujourd'hui partagée entre Moldavie et Ukraine), l'Autriche Hongrie en Transylvanie.

Jeune étudiante en université lorsque les premières manifestations hostiles aux Juifs se déclarent avant la guerre, Eugenia prend spontanément leur défense. Y compris lorsqu'un de ses frères devient un des meneurs de la terreur menée contre eux. Devenue journaliste et résistante pendant la guerre, elle poursuit son combat pour plaider la cause de ce peuplement confessionnel dont on connaît trop bien le sort funeste qui lui fut réservé en cette période noire de l'histoire de l'Europe.

Au travers du combat de la jeune Eugenia appliqué à des références historiques vérifiables, Lionel Duroy ouvre la réflexion sur la cause du ressentiment meurtrier et instinctif qui s'est manifesté à l'encontre d'une communauté confessionnelle intégrée de longue date au coeur du pays ; alors que la politique roumaine du moment n'était nullement gangrénée par une idéologie ségrégationniste comme en Allemagne. Il ouvre également sur l'évolution du métier de journaliste qu'Eugenia veut promouvoir de simple relation des faits en une approche moderne, plus humaine, en quête du ressenti des personnes face à l'actualité. Clin d'oeil également et accessoirement sur la culture d'un pays dont on oublie les accointances qu'il a eues avec le nôtre. La langue française y était répandue dans une part non négligeable de la population.

Bel Ouvrage que celui-ci qui sous la plume de Lionel Duroy a pris le nom de son héroïne. Au-delà de la page d'histoire d'un pays qui dans notre inconscient nombriliste s'est fait voler la vedette par les grandes puissances de la seconde guerre mondiale, voilà une façon de nous remettre en mémoire que le fleuve de l'antisémitisme qui se déversait dans l'océan de haine des camps de la mort était alimenté par des ramifications qui prenaient leur source dans tous les recoins de la vieille Europe.


dimanche 12 juillet 2020

L'écriture ou la vie ~~~~ Georges Semprun



George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.

Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort. Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans. Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.

Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime", les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant : qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante pour l'humanité ?

Jorge Semprun avait observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.

Avec L'écriture ou la vie, Jorge Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes infligées à l'espèce humaine par le nazisme.

La mort de Primo Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait la mort d'actualité. Jorge Semprun qui disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le contrediront.

Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve, dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera publié sous celui de L'écriture ou la vie.

Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable de ce Mal.


mercredi 3 juin 2020

Le grand voyage ~~~~ Georges Semprun

 


Il y avait ceux qui était dedans et mourraient, et ceux qui continuaient à vivre dehors.

Jorge Semprun le dit lui-même, il lui aura fallu longtemps avant de prendre la plume et dire à ceux qui n'y étaient pas, ceux qui étaient en dehors de ça, comment c'était dedans. le dedans c'était le wagon. le camp par la suite. le dehors c'était tout le reste. En particulier les témoins, conscients ou non, mais toujours un peu complice quelque part, par action ou par démission. Ceux qui regardaient le train quitter la gare, longer la vallée de la Moselle, cahoter pendant des jours et des jours dans l'air glacial.

Le dehors c'est nous aujourd'hui, spectateurs incrédules d'une mémoire. Comment cela a-t-il été possible ? Nous n'y étions pas. Alors Jorge Semprun nous dit comment c'était dedans. C'était hier, c'était la réalité. C'était le cauchemar que l'imagination n'avait pu envisager. Et pour cause. L'imagination était restée dehors. C'est aujourd'hui le témoignage.

Il a fallu des années pour que le temps fasse son œuvre. Que l'oubli fasse son œuvre. Pas l'oubli de l'inoubliable bien sûr. Il est désormais inscrit dans chaque cellule de celui qui y était. Mais l'oubli de l'effroi, de la colère, de la vengeance. Il lui a fallu, à lui Jorge Semprun, le temps de bannir de son vocabulaire les mots durs, ceux dictés par la fièvre, pour en parler avec ceux de la mémoire, des mots froids et purs. Dépouillés du ressentiment.
Les mots adoucis ont plus de force pour exprimer l'indicible, et soulager le cœur.

Il a fallu écrire, plutôt que dire. Écrire pour ne pas être interrompu par un contradicteur. Il y en a eu. Il y en a encore. Écrire pour que les mots franchissent les générations et ne s'éteignent pas avec celui qui était dedans. Écrire pour que cet ouvrage rangé dans ta bibliothèque te fasse signe de temps à autre et te rappelle à l'inoubliable. Il y en a qui étaient dedans, et y sont restés. Tu es hors de tout ça. Spectateur éberlué.

N'oublie pas en particulier ces enfants dont je ne peux passer sous silence le sort qui leur a été réservé. Ces quinze enfants entre huit et douze ans, descendus miraculeusement d'un wagon en provenance de Pologne où tout le monde était mort congelé debout après dix jours sans boire ni manger. Quinze enfants massacrés parce que descendus vivants du wagon, d'une façon que je ne peux taire et te le dis page 194, édition Folio. C'est IN-SOU-TE-NA-BLE.

Le grand voyage, un ouvrage écrit en un seul chapitre ou presque. Comme un barrage qui se rompt d'avoir trop encaissé les coups de boutoir du cauchemar. Des souvenirs écrits à la première personne par celui qui était dedans. Dans le wagon. Des fragments de vie inoubliables avant, pendant, après le wagon. Après la libération. Des fragments qui se bousculent pêle-mêle tout au long d'un chapitre sans respiration. Et puis un deuxième chapitre, très court, écrit à la troisième personne. Par celui qui est dehors à l'heure où il écrit ces mots, rescapé, harcelé par ses propres souvenirs gravés dans son être, mais alors purgés de la haine après une convalescence nécessaire à l'épuration de ce venin qui est la cause de tout.

J'ai lu plusieurs témoignages de ceux qui ont été dedans, moi qui suis dehors. On ne peut dire que l'un est plus saisissant que l'autre. le fond est toujours dans les abysses de la bassesse humaine. C'est la forme, le savoir dire qui fait la différence. Celui de Jorge Semprun nous aspire dedans.

L'être n'est-il donc que corruption de lui-même au point de précipiter son retour vers le non-être ?


dimanche 26 janvier 2020

Lutetia ~~~~ Pierre Assouline


 

Quel est ce temps dont Pierre Assouline nous dit qu'il y a eu un avant et un après ? Dans ce roman organisé en trois parties un observateur habitué à disséquer les personnalités nous décrit une société confrontée au drame. le récit colle à l'histoire. Tous les événements y sont vrais. La fiction les recolle bout à bout, leur redonne le liant que les livres d'histoire ont négligé dans leur obsession de la chronologie.

Ces avant, pendant et après sont ceux de la seconde guerre mondiale. Elle est vécue dans cet ouvrage depuis le huis clos de l'hôtel Lutetia par Edouard Kiefer - avec un seul f, car il y en a un autre avec deux f, moins recommandable celui-là. Ce kiefer prénommé Edouard n'avait plus l'âge de partir au front. Mais encore celui d'être dénoncé, et pourquoi pas déporté lui-même. Il n'y avait pas d'âge pour cela. Aussi restait-il sur ses gardes. Il était le détective chargé de la sécurité de l'hôtel. Ancien flic des RG, il était tout désigné pour le poste. La psychologie de ses contemporains fréquentant l'hôtel, ça le connaissait. Il la mettait en fiche. On ne se refait pas du jour au lendemain, même en changeant de costume. Les bons vieux procédés avaient encore leur efficacité à une époque où l'accès aux hôtels ne se faisait pas sans l'ouverture d'une fiche de police.

La vraie nature des gens se dévoilent avec encore plus d'acuité lorsqu'ils sont confrontés à la difficulté, au danger. C'est avec cet oeil d'expert que Pierre Assouline nous fait vivre cette page sombre de l'histoire de l'humanité, car même depuis les coulisses de l'hôtel Lutetia, il est question de la Shoah. Cette finesse dans l'appréciation des comportements, des caractères, cette auscultation des tréfonds de la nature humaine, Edouard Kiefer sait mieux que quiconque s'y adonner. Les masques tombent quand les circonstances donnent libre champ aux jalousies, aux peurs, aux convoitises. Ou tout simplement à l'instinct de survie. Celui-là ne reconnaît plus de personne sur son chemin quand il s'agit de se tirer d'un mauvais pas.

De l'hôtel Lutetia on apprend que, comme tous les grands hôtels parisiens, il a été le théâtre d'une petite parcelle de ce drame à l'échelle mondiale. Il a hébergé l'abwehr, le service de renseignement de l'armée allemande pendant toute la guerre. Il a été au moment de la libération et du retour des déportés, une plateforme d'accueil, d'identification et de réinsertion administrative des rescapés.

Le Lutetia est alors le théâtre de scènes d'attente angoissée, toujours, de retrouvailles, si peu, d'immense chagrin plus souvent lorsque les listes, les témoignages ouvrent la trappe sur le gouffre du désespoir.

D'aucuns pourront trouver le style quelque peu sirupeux. J'y ai trouvé quant à moi le plaisir de retrouver la pureté de notre langue quand elle est mise en oeuvre par un artisan ciseleur du calibre de monsieur Assouline. À cette expertise s'adjoint l'érudition pour faire de cet ouvrage un plaisir de lecture. Belle page de gloire de notre langue à défaut de l'être pour l'histoire de l'humanité. Il y a aussi en filigrane une histoire d'amour à laquelle la pudeur donne ses lettres de noblesse quand les élans sont maîtrisés par les convenances. Une histoire vécue du bout des lèvres, pour ne pas faire tâche dans une atmosphère de tragédie.


mardi 22 octobre 2019

La mort est mon métier ~~~~ Robert Merle


J'ai toujours eu un peu de mal avec le genre romanesque lorsqu'il aborde le thème de la Shoah. Je me demande si le sujet ne devrait pas être réservé aux seuls témoignages. D'aucuns diront qu'il n'est pas de sujet interdit à la liberté qui prévaut dans le genre. Reste à juger de la façon dont cette indépendance s'exprime.

Averti comme je le fus, en choisissant cet ouvrage, du genre adopté par son auteur après avoir lu la préface qu'il a rédigée 20 ans après sa parution, je me suis posé la question de savoir ce que ce choix, fait par Robert Merle pour écrire La mort est mon métier, apportait de plus à la connaissance de ce chapitre noir de l'histoire de l'humanité. S'agissant de relater des faits historiques avérés.

Pouvait-on suspecter la simple exploitation d'un thème éminemment douloureux à des fins mercantiles ou de satisfaction personnelle ? Si la quête d'un lectorat nombreux ne peut-être niée par un auteur, j'ai voulu savoir ce que pareil ouvrage présentait de sincérité.

Rudolph Hoess pouvait faire cohabiter sans confusion dans la même personne qu'il était sa vie de père de famille, certes peu démonstratif en termes d'affection auprès des siens, et son autre vie qu'on a du mal à qualifier de professionnelle lorsqu'il quittait le domicile familial, celle d'un des plus grands monstres de froideur inhumaine que la terre n’ait jamais porté.

C'est le procédé narratif adopté par l'auteur qui diffère de ce que peuvent apporter les témoignages. Ce "je", qui fait intervenir son personnage à la première personne pour nous faire la narration du parcours de ce dernier, participe à la compréhension de la complexion de celui-ci. Il était devenu le rouage d'une entreprise emballée dans la spirale de la haine, se gardant bien d'en juger les fondements. Position qui lui servira d'argument de défense lors de son procès. Sa déontologie à lui étant l'obéissance à une cause et une hiérarchie mise au service de cette dernière. Peu importe les théories qui en échafaudaient les principes.

Sans négliger les travestissements exigés par le genre choisi par son auteur, sa lecture m'a confirmé dans le bien-fondé de l'intention de cet ouvrage avec l'apport supplémentaire du mode narratif choisi. Cet ouvrage ne place plus le lecteur en spectateur extérieur aux faits relatés, mais lui fait endosser le costume et le mécanisme mental qui va avec. C'est un ouvrage qui vous glace le sang car on sait que les outrances, s'il y en comporte dans le registre de l'horreur, seront toujours en dessous de la réalité.

C'est une lecture pénible dans ce qu'elle impose au lecteur, qu'on ne peut recommander comme on le ferait de n'importe quel roman qui nous a séduit. Un ouvrage dont le récit par la force des choses s'arrête au pied de la potence. En sachant que cette fin ne résout rien. Mais un ouvrage qui a son intérêt, parce qu'il concerne la nature humaine dont on ne peut pas se désolidariser quand elle est abjecte et la rejoindre quand l'amour est au rendez-vous. Il faut savoir ne pas ignorer pour conserver sa vigilance.


jeudi 25 octobre 2018

Lettre à un otage ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry




Qu'elle est émouvante et belle cette courte lettre. Tellement bien écrite et porteuse d'une si généreuse humanité.

Saint-Exupéry qui vient de faire l'expérience de la guerre civile espagnole voit maintenant son pays envahi par les Allemands. En transit au Portugal sur le chemin des États-Unis, il pense à ceux qui sont restés sur le sol français, ces quarante millions d'otages, avec en particulier son ami juif Léon Werth.

C'est le cœur pétri de remords et d'angoisse qu'il leur destine cette Lettre à un otage. A l'évocation de la simple douceur de vivre en paix, on perçoit toute la sensibilité à fleur de peau de l'auteur du Petit Prince.

Vertus d'un sourire, nostalgie d'un verre entre amis en bord de Saône, rêve saharien, ivresse de l'amitié, le "sort de chacun de ceux qu'il aime le tourmente plus qu'une maladie installée en lui."
"Respect de l'homme ! Respect de l'homme ! … Là est la pierre de touche."


dimanche 3 décembre 2017

L'équipage ~~~~ Joseph Kessel

 



En pur hasard, mon premier Kessel fut aussi son premier succès en 1923. Il se déroule sur fond de première guerre mondiale. Elle n'y est toutefois pas vue depuis les scarifications glauques et terrifiantes des tranchées mais depuis les ailes des premiers aéroplanes, lesquels viennent de porter la guerre dans les airs. Terre et mer ne suffisaient plus à l'homme pour s'entre déchirer.

Ce qui ne constitue alors pas encore une armée va déjà connaître ses premiers héros. A ceux-là sera épargné l'effroi de l'assaut qui extirpe les malheureux poilus de la boue pour offrir leur poitrine à la mitraille. Vus du ciel, ils deviendront les rampants dans le vocabulaire de la toute nouvelle aviation. Kessel s'était engagé pour faire partie de ces combattants de la troisième dimension. Son expérience servira de décor à ce roman qui n'est cependant pas fondamentalement pas un roman de guerre.

Quand le hasard a voulu constituer un équipage de deux hommes, pilote et observateur-mitrailleur, que le danger lie d'une solide amitié et dont l'un apprend au cours d'une permission à Paris qu'il est l'amant de la femme de son ami, se développe alors un drame cornélien où le devoir le dispute à l'amitié. Les examens de conscience respectifs battent en brèche les élans amoureux autour de valeurs qui magnifient ces nouveaux héros de la guerre moderne. Avec un vocabulaire emprunté au registre épique, Kessel construit un roman dont le dénouement ne trahira pas les élans chevaleresques dont il voulu glorifier ses héros.


vendredi 19 février 2016

Le rapport Brodeck ~~~~ Philippe Claudel

 


"La guerre ravage et révèle." C'est la réflexion que fait Brodeck au maire de son village en citant une poésie ancienne. Il faut dire qu'il en sait quelque chose sur la nature humaine, Brodeck, lui qui est revenu d'où on ne revenait pas. Mais peut-être ne s'en est-il pas sorti lui-même sans remords. Lui dont l'innocence a dû s'humilier pour survivre. "Moi, j'ai choisi de vivre, et ma punition, c'est ma vie", quand tant d'autres ne sont pas revenus de l'enfer.

Et lorsque la paix retrouvée, un inconnu se présente au village, avec l'intention d'y séjourner, les interrogations vont bon train. D'autant qu'il semble plutôt perspicace pour ausculter les consciences, cet inconnu, sans toutefois être très causant. Une présence étrangère silencieuse, ça fait naître l'inquiétude et courir les rumeurs. La population du village pourrait bien en avoir sur la conscience justement, au lendemain de la guerre.

Aussi, lorsque comme un seul homme, la population du village lui aura réglé son compte à cet étranger embarrassant, c'est à Brodeck, le seul à avoir fait des études, que le maire du village demandera de rédiger le rapport. Peut-être aussi pour l'impliquer, car il n'a pas participé à la folie meurtrière. Un document que le maire veut suffisamment complaisant pour ne rien expliquer.

C'est avec un style qui fait de cet ouvrage une grande allégorie que Philippe Claudel dresse une fresque de la nature humaine, capable de faire de gens ordinaires des monstres. Que ce soit en circonstances de guerre ou non. Mais à l'instar de Romain Gary, il ne blâme pas les hommes. Qui est le vrai responsable ? "Dieu? Mais alors, s'Il existe, s'Il existe vraiment, qu'Il se cache. Qu'Il pose Ses deux mains sur Sa tête, et qu'Il la courbe … aujourd'hui, je sais qu'Il n'est pas digne de la plupart d'entre nous, et que si la créature a pu engendrer l'horreur, c'est uniquement parce son Créateur lui en a soufflé la recette?"


mardi 9 février 2016

Education européenne ~~~~ Romain Gary




Lorsque Romain Gary prend la plume pour écrire ce qui deviendra son premier roman édité sous ce nom, il ne connaît pas encore l'issue de cette guerre qui écrase son pays natal sous la botte des feldgrau de l'Allemagne nazie. L'Europe est plongée dans la dévastation. Pourtant, lui n'accable pas l'espèce humaine. Il est convaincu que l'homme, fût-il allemand, n'est pas responsable de son malheur : "Mon Dieu, est-ce vraiment Toi qui tire les ficelles. Comment peux-Tu ? Comment peux-Tu ? "

Au comble de la détresse, Romain Gary condamne la guerre à sa manière. Il ne s'épanche pas sur le sort des victimes. Ne Console ni ne plaint. Il ne vilipende pas non plus les traitres et les bourreaux. Il use du subterfuge de la déraison pour les engloutir dans le grand tourbillon du ridicule. Tel sergent décore de sa croix de fer la neige pour saluer son rôle dans le sort des batailles. Tel général soviétique se fait tirer l'oreille pas son petit caporal de père. Tels soldats allemands chevauchent des troncs d'arbres dans un ballet nautique délirant sur la Volga.

1943 ! L'issue de la guerre n'est pas encore envisagée. Quand sa ville natale est le théâtre des exactions qui banalisent la mort, Il lance ce "cri désespéré qui semble clamer d'avance la certitude de l'échec, la vanité de toute tentative, le deuil fatal de tout espoir humain."

La Bataille de Stalingrad sera peut-être un tournant. C'est la première fois que l'armée allemande est tenue en échec. Janek a alors 15 ans, son père l'a mis à l'abri dans une cache souterraine. Les événements le dépassent, mais les épreuves le rattrapent et lui volent sa jeunesse. Une maturité venue trop vite le jette dans l'action. Il rejoint un groupe de partisans qui se cache au coeur de la forêt.

"Education européenne, pour lui ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes…". C'est cet énorme gâchis que Romain Gary dénonce. Mais il le dit et le répète : "Ce n'est pas la faute des hommes. C'est la faute à Dieu."

1943 ! Il faut se mettre dans la peau de cet homme, auteur au succès encore en devenir, qui a choisi de combattre avec les Forces françaises libres. Alors que le bout du tunnel n'est pas en vue, il prend la plume pour crier l'absurdité de la guerre, tout en rejetant le défaitisme. N'a-t-il pas choisi la lutte, en contradiction avec ses convictions humanistes.

A contre-courant du catastrophisme général, il se force à envisager un sursaut de sagesse. C'est pour cela que Janek rencontre l'amour au coeur de l'hiver et de la misère, au fond de son trou dans la forêt, quand un sac de pommes de terre est une manne tombée du ciel. C'est pour cela qu'il arrache Zosia à son commerce infâme qui lui fait vendre son corps à l'ennemi pour la bonne cause.

Roman noir écrit au plus profond de la guerre, mais roman d'espoir quand même. La raison des hommes triomphera de la déraison dans laquelle les plonge son Créateur. La démence déploie ses ailes dans des chapitres qui tirent en longueur. Mais n'est-ce pas cela cette guerre qui n'en finit pas et qui ne peut être qu'oeuvre de folie. Ne sommes-nous pas 1943 ? 

jeudi 17 décembre 2015

Le feu ~~~~ Henri Barbusse

 


En peine de décrire l'inconcevable, la plupart se sont tus.

Henri Barbusse a su trouver les mots. Il a su leur donner un sens pour exprimer ce qu'aucune imagination n'aurait pu concevoir.

Il a su écrire l'horreur des tranchées : la boue, le froid, la vermine, les odeurs nauséabondes, la peur qui glaçait le sang quand le cri du gradé commandait de monter à l'assaut.

Il a su nous parler de ces hommes fauchés par la mitraille, agonisant sans secours, des survivants qui entendaient leurs plaintes s'éteindre dans la nuit, des corps déchiquetés qui n'étaient déjà plus rien, plus que chair pourrissante, à rendre l'atmosphère irrespirable.

Il a su dire l'incompréhension de ces humbles, extirpés de leur atelier, de leur ferme, pour aller en affronter d'autres, aussi mal lotis. Il a su dire l'attente angoissée des épouses, la terreur de voir le maire du village s'arrêter devant la porte, revêtu de son costume sombre et de son écharpe tricolore.

Henri Barbusse a su écrire tout cela. Avant même que cela ne cesse. Avant même que l'abattoir officiel n'arrête sa funeste entreprise, sous couvert de patriotisme. Avant même que la folie collective ne s'éteigne. Et que renaisse l'espoir. Enfin.

La première guerre mondiale est un événement qui me fascine d'horreur. Mon imagination est dépassée par la dimension inconcevable de pareil mépris de la personne humaine.

Henri Barbusse n'a pas eu besoin d'artifice pour décrire l'horreur. Les mots de tous les jours ont suffi. Car l'horreur était le quotidien des tranchées.

Le feu. Un ouvrage qui vous prend aux tripes.


vendredi 23 janvier 2015

Le collier rouge ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 


Dans l'atmosphère apaisée d'une campagne que la vie semble avoir abandonné, au lendemain de la déferlante meurtrière de 14-18, le temps est venu pour Jean-Christophe Rufin, au travers de cet ouvrage, de remettre en question certaines valeurs de la société du début du XXème siècle. N'ont-elles pas été prétextes à une des pages de notre histoire la plus méprisante de la vie humaine.

Nombre d'anciens poilus restaient muets sur ces années maudites. Ils savaient les mots impuissants à traduire l'horreur de leur cauchemar. Cette guerre n'avait pas seulement ôté la vie à des millions d'êtres humains, elle avait aussi tué le rêve chez ceux qui avaient survécu.

Rescapé de l'effrayante hécatombe, Jacques Morlac a choisi quant à lui le parti de ridiculiser les valeurs qui ont servi de justification au carnage. Une façon d'exprimer son aversion pour cette période de sa vie. Son comportement lui vaut inculpation. Unique détenu d'une prison de circonstance, il consume sa solitude.

Dans la confrontation avec le juge militaire qui instruit son affaire, il se retrouve exposé à ce qui a suscité sa rancœur : la lutte des classes transposée dans la hiérarchie militaire, les notions instituées en valeur et que le maréchal Pétain voudra remettre au goût du jour vingt ans plus tard : travail, famille, patrie.

Avec le talent de conteur qu'on lui connaît, Jean-Christophe Rufin nous délivre une thérapie psychanalytique de cette période de convalescence au sortir de la guerre. En fil rouge à la trame de ce roman, l'entêtement d'un chien dans sa fidélité servira de prétexte doctrinal à la confrontation homme-animal. Elle permettra au final, chez deux êtres que tout sépare, l'accusé et son juge, de trouver dans cette introspection de la nature humaine un terrain de conciliation.

Qui prête attention à la détresse d'un chien lorsqu'il s'époumone et s'affame à languir son maître. Quelle gratification viendrait récompenser sa fidélité, son amour, son désintéressement. Autant de valeurs instinctives en contraste de celles inventées par la nature humaine comme l'honneur, le patriotisme, la fierté, et qui servent en fait de masque à l'orgueil et à la cupidité.

L'orgueil justement. Un vice dont les animaux sont exempts. Il étouffe la spontanéité et les élans du cœur. Il va insidieusement faire passer à côté d'un bonheur pourtant à portée de main. Pervers et obstiné, il échappe au raisonnement. Il peut lancer les hommes les uns contre les autres et quand il essaime fomenter la guerre.

Aussi, contre toute attente, dans la confrontation de Jacques Morlac avec son juge, le remède aux atteintes à la symbolique institutionnelle pourra t'il naître de qui on ne l'espérait plus. Car l'espoir s'était assoupi dans les ténèbres de la guerre.

Une belle page de réflexion sur la nature humaine, avec pourquoi pas un regard attendri pour ces êtres qui ne récoltent qu'indifférence de sa part. La créature la plus prétentieuse aurait pourtant des leçons à glaner pour recouvrer un peu de sagesse en s'inspirant de l'authenticité de la nature animale. Une manière de remettre en question l'arrogante supériorité de l'intelligence humaine qui a pourtant été capable d'orchestrer l'horreur à l'échelle d'un continent.

Mais peut-être, au final, ne faut-il voir dans cet ouvrage que le prétexte à un hommage à ce compagnon de reportage de Jean-Christophe Rufin trop tôt emporté par la maladie ?


dimanche 4 janvier 2015

Au revoir là-haut ~~~~ Pierre Lemaitre




Frileux de nature avec les œuvres primées, j'ai laissé le temps faire son œuvre, la fièvre de la consécration retomber et, sans l'avoir consultée au préalable, la critique forger sa maturité avant de m'intéresser à cette œuvre. Je me suis même fait prier encore un peu. J'ai attendu la chaude recommandation d'une amateure avisée – on peut désormais l'écrire au féminin - pour me décider à découvrir cet ouvrage. Ma propre opinion n'aura été influencée que par cette ingérence, bénéfique au final, dans mes goûts littéraires.

Et là, le piège s'est refermé, plus possible de m'extraire de ce livre avant son épilogue.
La vie va tellement vite de nos jours qu'un événement chasse l'autre à peine survenu. Il est donc devenu primordial de ne pas céder à la précipitation et faire durer les aubaines de qualité. Celles qui émergent du lot. Il n'y en a pas tant que cela. Cela permet d'en reparler un an après sa parution et de prolonger son intérêt, alors que Lydie Salvayre a pris la place dans l'actualité. Je ne regrette pas d'avoir lu cet ouvrage en décalé et lui prédis une séduction durable, au-delà de la fièvre médiatique - dont on sait qu'elle est à la fois définitive et éphémère - qu'il a suscitée.

14-18, deux nombres réunis dans une expression qui ne dit plus son horreur. Pour les contemporains du XXIème siècle, ce n'est désormais plus qu'un index dans l'inventaire des cataclysmes. Une nomenclature qui banalise l'inconcevable. C'est sans doute ce qui a incité Pierre Lemaitre à écrire, en 2013, un ouvrage sur cette période noire de l'histoire de notre vieille Europe. Pour crier à la face du monde que les guerres, et celle-là en particulier, ne peuvent pas se réduire à une banale comptabilité de vies perdues.


14-18, ce ne sont pas des millions de morts, c'est une vie arrachée à l'affection des siens, des millions de fois.

Pierre Lemaitre choisit de nous remettre en mémoire l'horreur de cette boucherie planétaire au travers des yeux d'un soldat devenu spectateur de sa propre disparition. Parce qu'au sortir de cet enfer, en perdant son visage, sa voix, Edouard Péricourt est mort socialement, affectivement et même administrativement, puisqu'il n'a pas voulu que son nom reste attaché à cette gueule cassée. de son visage ne restent en effet que les yeux, pour voir la vie continuer sans lui. Sans espoir de réintégrer le monde de ceux qui peuvent encore pleurer. Il est devenu un monstre.

Autrefois fils de bonne famille, créatif, espiègle, en butte à un père sans amour, ce monstre n'a désormais plus qu'une issue : organiser et mettre en scène sa disparition physique. Finir le travail que la grande machine à tuer n'a fait qu'ébaucher. Mais avant de disparaître, il décide toutefois, en dernière facétie, de reprendre la main sur ce destin macabre et de berner cette société dans laquelle il avait peiné à trouver sa place et qui a fini par l'éjecter de ses rangs. Peu importe s'il doit se jouer de la compassion orchestrée par le souvenir patriotique. Car c'est bien la cupidité des puissants qui a organisé l'horreur absolue et fait se jeter les uns contre les autres la cohorte des humbles sous un déluge de fer et de feu. Des êtres simples que la raison des Etats a broyés comme une matière consommable. Cette raison-là peut perpétrer le crime en toute légalité, sous couvert de grands sentiments patriotiques.
Le point fort de cet ouvrage est l'analyse psychologique des personnages élaborée avec réalisme et lucidité, dans une intention satirique à peine voilée, à l'encontre de cette société archaïque du début du 20ème siècle qui vacille sur ces bases moralistes.

Cette grande guerre ne sonnera pas seulement le glas de toute une génération d'hommes dans la force de l'âge, mais aussi de l'ordre social rigide qui prévalait en Occident à cette époque. Edouard Péricourt, insoumis à son capitaine d'industrie de père du temps de sa jeunesse, sera le symbole de cette rébellion contre l'ordre établi. Sur son visage perdu, la valse des masques, confectionnés avec la complicité de Louise, sa petite voisine, représente autant de pied-de-nez à cette société qui a trop voulu contraindre sa créativité et son goût de la liberté.

Pierre Lemaitre construit avec brio une caricature de la société qui s'est fourvoyée dans la grande tragédie de cette guerre. Son style sobre et son vocabulaire accessible confèrent à cet ouvrage une simplicité taillée sur mesure pour ces êtres modestes, extirpés de leur foyer et jetés en pâture à la fureur des canons et de la mitraille. Il sait nous faire frissonner de terreur dans l'assaut de la cote 113, nous faire pénétrer le subconscient de ces pauvres bougres dépassés par la folie collective et qui ne peuvent émerger de leurs tranchées glauques que pour aller se faire tailler en pièces, au bon vouloir de la soif de gloriole d'un nobliau déchu. Il sait nous faire ressentir leur peur, leur résignation, leur révolte. Sans oublier non plus le penchant trivial de leur rusticité. En témoigne la relation de leurs ébats sexuels qui ne met pas exactement la femme à l'honneur. C'est peut être le seul sujet pour lequel l'auteur s'affranchit du vocabulaire pudique qui caractérise sa relation à la grande tragédie de 14-18.

Avec ce coup d'éclat Pierre Lemaitre nous fait la démonstration qu'il n'est pas prisonnier de son style littéraire de prédilection. On retiendra toutefois de l'auteur de polar sa capacité à nous tenir en haleine jusqu'à la dernière page et trouver à cet ouvrage un dénouement à la hauteur d'une intrigue fort bien construite.