Il y avait ceux qui était dedans et mourraient, et ceux qui continuaient à vivre dehors.
Jorge Semprun le
dit lui-même, il lui aura fallu longtemps avant de prendre la plume et dire à
ceux qui n'y étaient pas, ceux qui étaient en dehors de ça, comment c'était
dedans. le dedans c'était le wagon. le camp par la suite. le dehors c'était
tout le reste. En particulier les témoins, conscients ou non, mais toujours un
peu complice quelque part, par action ou par démission. Ceux qui regardaient le
train quitter la gare, longer la vallée de la Moselle, cahoter pendant des
jours et des jours dans l'air glacial.
Le dehors c'est nous aujourd'hui, spectateurs incrédules d'une mémoire. Comment
cela a-t-il été possible ? Nous n'y étions pas. Alors Jorge Semprun nous
dit comment c'était dedans. C'était hier, c'était la réalité. C'était le
cauchemar que l'imagination n'avait pu envisager. Et pour cause. L'imagination
était restée dehors. C'est aujourd'hui le témoignage.
Il a fallu des années pour que le temps fasse son œuvre. Que l'oubli fasse son
œuvre. Pas l'oubli de l'inoubliable bien sûr. Il est désormais inscrit dans
chaque cellule de celui qui y était. Mais l'oubli de l'effroi, de la colère, de
la vengeance. Il lui a fallu, à lui Jorge Semprun, le
temps de bannir de son vocabulaire les mots durs, ceux dictés par la fièvre, pour
en parler avec ceux de la mémoire, des mots froids et purs. Dépouillés du
ressentiment.
Les mots adoucis ont plus de force pour exprimer l'indicible, et soulager le
cœur.
Il a fallu écrire, plutôt que dire. Écrire pour ne pas être interrompu par un contradicteur.
Il y en a eu. Il y en a encore. Écrire pour que les mots franchissent les
générations et ne s'éteignent pas avec celui qui était dedans. Écrire pour que
cet ouvrage rangé dans ta bibliothèque te fasse signe de temps à autre et te
rappelle à l'inoubliable. Il y en a qui étaient dedans, et y sont restés. Tu es
hors de tout ça. Spectateur éberlué.
N'oublie pas en particulier ces enfants dont je ne peux passer sous silence le
sort qui leur a été réservé. Ces quinze enfants entre huit et douze ans,
descendus miraculeusement d'un wagon en provenance de Pologne où tout le monde
était mort congelé debout après dix jours sans boire ni manger. Quinze enfants
massacrés parce que descendus vivants du wagon, d'une façon que je ne peux
taire et te le dis page 194, édition Folio. C'est IN-SOU-TE-NA-BLE.
Le grand
voyage, un ouvrage écrit en un seul chapitre ou presque. Comme un barrage
qui se rompt d'avoir trop encaissé les coups de boutoir du cauchemar. Des
souvenirs écrits à la première personne par celui qui était dedans. Dans le
wagon. Des fragments de vie inoubliables avant, pendant, après le wagon. Après
la libération. Des fragments qui se bousculent pêle-mêle tout au long d'un chapitre
sans respiration. Et puis un deuxième chapitre, très court, écrit à la
troisième personne. Par celui qui est dehors à l'heure où il écrit ces mots,
rescapé, harcelé par ses propres souvenirs gravés dans son être, mais alors
purgés de la haine après une convalescence nécessaire à l'épuration de ce venin
qui est la cause de tout.
J'ai lu plusieurs témoignages de ceux qui ont été dedans, moi qui suis dehors.
On ne peut dire que l'un est plus saisissant que l'autre. le fond est toujours
dans les abysses de la bassesse humaine. C'est la forme, le savoir dire qui
fait la différence. Celui de Jorge Semprun nous
aspire dedans.
L'être n'est-il donc que corruption de lui-même au point de précipiter son
retour vers le non-être ?