A trouver le nom de Spinoza en titre
d'un ouvrage on est surpris de le voir associé à celui d'un Alfred Rosenberg,
l'idéologue du parti nazi.
Rosenberg, personnage en retrait, plus introverti, moins exposé que ceux avec
qui il partagea le banc des accusés au procès de Nuremberg, nourrissait en
lui-même trois contrariétés souveraines. Il n'était en premier lieu pas aimé
des têtes d'affiche du parti, au premier rang desquels son idole Hitler. Ce
dernier ne le gratifiant de compliments que pour les diatribes racistes
enflammées qu'il publiait dans le journal dont il était rédacteur en chef. En
second lieu, son arbre généalogique pouvait faire ressortir, à qui aurait su
fouiller les archives, une lointaine ascendance juive. Et enfin, il se
confrontait au problème Spinoza.
L'obsession principale d'un idéologue tel que lui étant la légitimation de ses
théories, plus ces dernières sont scabreuses, voire malsaines jusqu'à être
nauséabondes, plus le recours aux références du passé lointain s'impose pour
dissoudre leurs fondements dans le bourbier d'une mémoire invérifiable. C'est
l'exercice auquel se livre Rosenberg dans son intention de soutenir la thèse de
la nature vénéneuse de la race juive, en remontant bien au-delà du siècle qui a
vu naître Spinoza,
le penseur juif d'ascendance portugaise dont la famille persécutée avait trouvé
refuge aux Pays Bas. Mais Spinoza pose
problème dans l'argumentation historique du théoricien du fait de l'aura qu'il
a auprès des penseurs allemands de souche, au premier rang desquels Goethe.
Les Allemands plaçant ce dernier très haut sur l'échelle des célébrités du pays
et l'évoquant volontiers quand le discours se fait nationaliste, sans doute au
grand dam de sa mémoire. Sa notoriété fait référence. Spinoza avait
certes été excommunié à vingt-trois ans par les autorités religieuses de sa
confession, mais selon Rosenberg le poison juif n'est pas dans la religion,
mais bien dans le sang de la race. Aussi, la célébrité de Spinoza auprès de
l'intelligentsia allemande, de purs Aryens, est-elle un caillou dans la
chaussure du théoricien névrosé et pervers qu'il est et dont le racisme
imprègne chaque cellule de son corps.
En peine de comprendre les écrits du philosophe, dont a fortiori son ouvrage
majeur l'Ethique,
Rosenberg qui se dit lui-même philosophe, s'empresse, dès la conquête des Pays
Bas par l'armée allemande en 1940, de s'approprier la bibliothèque de Spinoza. Espérant sans
doute y trouver la clé du succès des pensées de ce dernier auprès des
intellectuels allemands et élucider ainsi ce qui était devenu en son esprit le
problème Spinoza.
Spinoza, refusant de
voir son raisonnement étouffé par le dogme, avait été un problème pour ses
coreligionnaires contemporains. Ils avaient été conduits à le marginaliser. Il
en est resté un pour les idéologues nazis en sa qualité de juif dont ils
auraient pu épouser les thèses si ce n'était le soi-disant poison que sa
naissance avait introduit en ses veines.
Beaucoup des personnages des ouvrages d'Irvin Yalom deviennent
fictivement ses patients. Il est un psychanalyste américain de renom et la
thérapie psychanalytique reposant beaucoup sur la libération de la parole, il
fait grandement usage dans ses ouvrages de la technique du dialogue. Elle a le
mérite de rendre ses ouvrages très vivants, de structurer de manière très
lisible au profane le cheminement de pensée dans la recherche des sources du
mal. Cette approche convaincante permet d'intégrer le processus intellectuel
qui a pu amener une personne à commettre le pire. Même si, s'agissant des
théoriciens de l'idéologie nazie, on ne peut déceler de justification
intelligible à leurs thèses. L'exploration de leur raisonnement débouche dans
l'impasse de la perversité pure, laquelle a pu trouver en la personne du
schizophrène mégalomane qu'était Hitler la prédisposition à l'envoutement
hypnotique des masses.
Le problème Spinoza est
un ouvrage absolument passionnant en ce sens qu'il confronte par chapitre
alternés le bien et le mal absolus, la philosophie libérée de la tradition, de
la prière, des rituels et de la superstition d'un Spinoza à la
théorie irrationnelle et contrainte d'un Rosenberg. le premier plaçant la raison
au dessus de tout quand le second se focalise les critères de race. L'esprit
éclairé contre l'obscurantisme le plus opaque et le plus malfaisant.
Ma lecture de "Et Nietzsche a
pleuré" m'avait fait découvrir et apprécier cet univers de l'évocation
philosophique au travers du prisme de la psychanalyse, avec une écriture
accessible dépouillée du jargon technique spécialisé, ce second ouvrage que
j'ai lu de cet auteur me conforte dans cet engouement. Ouvrage très
enrichissant tant sur le plan historique que sur celui des mécanismes de
pensée.