Daphné du Maurier est en Egypte où elle a suivi à contre coeur son époux militaire lorsqu'elle commence ce nouveau roman qu'elle intitulera Rebecca. Dans la touffeur orientale qu'elle a du mal à supporter, elle revoit en rêve ce manoir dont elle était tombée sous le charme sur la côte anglaise. Elle en fera le théâtre de son roman et lui donnera un nom qu'elle veut agréable à son oreille. Ce sera Manderley. Elle en fait une description telle que l'on ressent la nostalgie qui l'assaille à cette pensée. Depuis la poussiéreuse Alexandrie qu'elle déteste ce décor idéalisé sera la bouffée de fraîcheur à laquelle elle aspire. Ce sera aussi celui du drame qui prend forme dans son esprit fécond et qu'elle trouve elle-même quelque peu lugubre. Ce côté sombre de ses romans est d'ailleurs un peu une marque de fabrique chez Daphné du Maurier. Elle s'en inquiétera auprès de son éditeur qui la confortera.
Car le succès est au rendez-vous, immédiat et unanime. Il dépasse même les
pronostics de son éditeur, et en tout cas les espoirs de l'auteur elle-même. Il
ne se tarira pas au fil des années faisant de ce roman un record d'édition. Ma
lecture de cette année me fait rejoindre le concert de louanges que lui vaut
son succès durable. C'est un fabuleux roman qui émane d'un talent confirmé
depuis, un roman qui pour ce qui me concerne répond à tout ce que j'attends
d'une fiction.
Un roman qui commence par son épilogue, c'est original. Sans toutefois rien
dévoiler de son intrigue, si ce n'est la survivance de son héroïne, la
narratrice. Qui n'est pas Rebecca. Celle qui a donné son nom à l'ouvrage, et
dont la présence y est si accablante, est morte dans un naufrage depuis un an
lorsque débute le roman. Morte, mais encore tellement vivante dans l'esprit de
celles et ceux qui lui survivent. Et pour forcer le trait, Daphné du Maurier
n'a même pas nommée la seconde madame de Winter, la narratrice, autrement que
par son statut d'épouse. Une manière de mieux souligner son insignifiance au
regard de celle qui restait dans les esprits la première et la seule madame de
Winter, la souveraine de Manderley, Rebecca.
Avec un style simple et direct, sans placer son lecteur sous le couperet d'un
secret à dévoiler en dénouement, Daphné du Maurier l'entretient dans une
attente de quelque chose. L'attente du soulagement d'un poids qui oppresse la
jeune femme, nouvelle épousée venue s'installer à Manderley, à son grand
déboire tant elle est faible de caractère et indigente d'éducation pour oser
rivaliser avec celle dont le souvenir prestigieux hante encore le lieu. Elle
est faible, mais sincère dans ses sentiments et plus persévérante qu'on oserait
l'augurer.
Roman psychologique très fort à la construction subtile et savante dans lequel
on retrouve aisément les traits de caractère que Tatiana de Rosnay, dans
Manderley for ever, la biographie qu'elle a dédiée à Daphné du Maurier, a
soulignés de son auteure fétiche. Un certain mal-être en société, le goût de la
solitude, une femme qui se ronge ses ongles dans ses moments de doute, mais
aussi une femme affectée d'un amour authentique et opiniâtre, voué à un homme mûr,
ténébreux, parfois lointain.
Rebecca est à mes yeux une forme d'archétype de fiction maîtrisée par son
habile dosage en suspense et rebondissements, servie par une écriture fluide et
efficace à laquelle la nouvelle traduction d'Anouk Neuhoff que j'ai eu sous les
yeux n'est certainement pas étrangère. Une belle littérature hautement
recommandable.