Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

dimanche 24 janvier 2016

Orgueil et préjugés ~~~~ Jane Austen

 




Le regard de convoitise des hommes est la parure favorite des jeunes filles en espoir de séduction. Car de séduction il est beaucoup question dans cet ouvrage de Jane Austen. La famille Bennet a cinq filles à marier. Mais au temps des classes sociales très cloisonnées, la société anglaise du 18ème siècle, l'amour devait se ranger derrière des contingences bien moins romantiques avant d'espérer unir deux cœurs qui avaient trouvé leur connivence.

Je vais avouer que les regards furtifs et autres minauderies, qu'impose aux jeunes filles leur appartenance au sexe dit faible dans le difficile exercice de séduction amoureuse, ne font pas partie de mes thèmes de prédilection. Je m'empresse de moduler mon propos en affirmant que ce je viens de lire dans l'œuvre de Jane Austen lui ôte son enrobage de futilité au grand profit de l'excellence de la langue. C'est ce qui m'a fait apprécier cet ouvrage au-delà de mes attentes.

Que reste-t-il de nos jours de l'art de la conversation ? Que reste-t-il de l'art épistolaire ? Il faut entendre par là l'habileté à structurer des propos pour développer des idées, des intentions, défendre un avis, les énoncer dans des phrases construites selon une logique qui fait comprendre leur intention. Mais surtout en faisant usage de mots choisis arrangés par des tournures grammaticales savantes propres à en faire un art justement. Cette pratique pour être mutuellement consentie suppose aussi l'échange par la faculté d'écoute de celui qui reçoit, la faculté de conception et d'élaboration de celui qui énonce. Chez les contemporains de Jane Austen, de l'une et l'autre disciplines, on pouvait bien parler d'art. C'est devenu au 21ème siècle une grande régression.

Cet ouvrage de Jane Austen est une œuvre directement issue de cette capacité de l'élite de l'époque à développer des écrits, des conversations parce que seule à avoir accès à la culture, à la connaissance.
Car la contrepartie est qu'il fallait bien naître en ce temps-là où l'on distinguait ouvertement la bonne société du reste du peuple. Distinction assortie de notions fort peu bienveillantes que faisait volontiers ressortir cette élite en affichant avec arrogance ses rang, position sociale, importance. Autant de notions à connotation discriminatoire du seul fait de la naissance. Dommage.

Orgueil et préjugés, c'est une formidable étude des mœurs d'un lieu et d'une époque. C'est aussi un formidable exercice de syntaxe et de sémantique dans lequel on a plaisir à retrouver le sens originel de nombre de mots que l'érosion du temps a dénaturé. Il faut de nos jours forcément adjoindre des superlatifs au moindre qualificatif pour tenter de lui redonner le poids de sa signification originelle. C'est ce qui fait que nos langues européennes sont devenues des langues d'onomatopées.

Orgueil et préjugés a d'abord été pour moi ce plaisir de lire une langue d'une grande richesse, avant d'en dégager une morale, puisqu'il s'agit bien de cela, et au delà de l'aventure romanesque qui annonce le 19ème siècle naissant.

Quand on réalise que les lignes que l'on a sous les yeux sont celles écrites de la main d'une contemporaine des mœurs qu'elle décrit, on se félicite de savoir leur contenu intact de toute analyse rétrospective forcément altérée par la connaissance du lendemain.

Ce savoir parler, ce savoir écrire sont une jouissance pour qui a un peu d'amour pour sa propre langue.


jeudi 14 janvier 2016

L'insoutenable légèreté de l'être ~~~~ Milan Kundera

 




 L'amour, c'est le désir de cette moitié perdue de nous-mêmes.

Le vertige. C'est le mal dont tu pourrais souffrir en lisant cet ouvrage. Le vertige, cet appel d'en-bas, celui de la pesanteur de ton corps, quand ton âme, elle, voudrait te tirer vers le haut.

Ton corps est affecté de pesanteur, c'est pourtant celui qui t'incite à la légèreté, quand ton âme, immatérielle, est celle qui pondère tes ardeurs. Surprenante et sempiternelle dichotomie – le mot revient plusieurs fois dans l'ouvrage de Milan Kundera : L'insoutenable légèreté de l'être.

La vie est un éternel tiraillement entre tout et son contraire. Le haut et le bas, le bonheur et le malheur, la damnation et le privilège. Mais la vie n'est jamais qu'un roman dont les chapitres se construisent sur des hasards.

Celui-ci de Milan Kundera est une errance dans la vie de couples qui se font et se défont dans le contexte du régime tyrannique de la Tchécoslovaquie des années soixante-dix, alors que les chars du grand frère soviétique imposent sa loi dans les rues de Prague.

N'as-tu jamais rêvé d'observer ton corps depuis l'extérieur, comme une enveloppe charnelle que tu quitterais ainsi qu'un vêtement ? C'est un autre voyage auquel t'invite Milan Kundera. Mais attention tu pourrais être soumis au vertige et y perdre ton âme alors que ton corps te précipice dans l'abîme de ses bas instincts.

Et pourtant, de vie, tu n'en n'as qu'une. Tu n'as pas de coup d'essai. Tu ne pourras pas corriger tes erreurs.

Toi, le lecteur que l'auteur interpelle, c'est donc moi. Je suis sorti de mon corps et m'observe maintenant avec cet ouvrage dans les mains, subjugué et dubitatif à la fois.

C'est ce que je comprends dans le premier ouvrage que je lis de Milan Kundera. Je l'ai adoré. Mais avec la légèreté qui me caractérise, j'ai bien conscience de ne pas en avoir évalué tout le poids.

Oui, j'ai aimé lire ce livre. J'ai aimé l'ancrage de ses inspirations philosophiques dans le trivial de la vie animale de l'homme. Grand écart entre la lourdeur du vulgaire, parfois obscène, et la majesté du transcendant, toujours éminent.

L'Homme est fait comme ça. Je suis fait comme ça. Perpétuellement écartelé entre l'abjecte et le sublime, entre le dedans et le dehors de moi-même.

Il faudra que je revienne vers cet ouvrage, me replonger dedans, corps et âme, pour tenter d'en approfondir la compréhension. Tenter d'apprécier le poids que peuvent avoir des réflexions qui n'ont pas de matérialité. Pas de poids justement.


mercredi 6 janvier 2016

La pitié dangereuse~~~~~Stefan Zweig

 



Autant l'amour peut être spontané et inconditionnel, autant la pitié est un élan du coeur qui doit être maîtrisé, au risque de devenir dévastateur. Cette mise en garde est celle que le docteur Condor adresse à Anton Hofmiller. Ils sont l'un et l'autre deux personnages parmi ceux de ce qui restera à jamais comme le seul roman achevé de Stefan Zweig: La pitié dangereuse.

Le hasard a voulu qu'à peine parvenu au point final de ce livre, je m'engage dans une autre lecture que, dès les premières dizaines de pages, je pressens déjà comme un autre grand moment de prospérité intellectuelle. Je veux parler de "L'insoutenable légèreté de l'être" de Milan Kundera. Je sais, vous allez me dire qu'il était temps. Mais même si j'ai pris de l'âge, je me plais à clamer que je ne suis encore qu'un nouveau-né en matière de littérature. Je m'en convaincs tous les jours en observant les quantités d'ouvrages qui me toisent du haut des rayons de mes librairies préférées.

J'invoque le hasard en pareille circonstance, car dans l'ouvrage de Kundera, de pitié il est aussi question. Elle n'en constitue certes pas le thème principal, mais elle y est évoquée en ce contexte et ces termes : "le mot compassion signifie que l'on peut regarder d'un coeur froid la souffrance d'autrui; autrement dit: on a de la sympathie pour celui qui souffre. Un autre mot qui a à peu près le même sens, pitié, suggère même une sorte d'indulgence envers l'être souffrant. Avoir de la pitié pour une femme, c'est être mieux loti qu'elle, c'est s'incliner, s'abaisser jusqu'à elle." Je n'augure pas de collusion entre cet ouvrage et celui de Stefan Zweig, mais le hasard m'aura fait ce clin d'oeil. De hasard d'ailleurs il est beaucoup question dans l'ouvrage de Milan Kundera.

"S'abaisser jusqu'à elle". C'est sans doute l'expression qui traduit le mieux la douleur d'Edith de Kekesfalva, la jeune héroïne malheureuse du roman de Stefan Zweig. Ce dernier dépeint la tyrannie avec laquelle son infirmité a irrémédiablement déclassé la jeune fille par rapport à son entourage, alors que sa beauté et sa position sociale lui laissaient briguer une autre position, vis-à-vis d'éventuels soupirants en particulier. Cruauté du sort.

La pitié dangereuse est un ouvrage qui se lit en une respiration. Il piège son lecteur dans une apnée de l'esprit qui le déconnecte de son environnement. L'aventure sentimentale que vit son héros, Anton Hofmiller, est une forme de dilemme cornélien. Celui que s'est infligé, sans y prendre garde, un jeune officier de la société très codifiée de l'Autriche-Hongrie à la veille de la première guerre mondiale. Il est devenu prisonnier de sa pitié, comme l'est de son fauteuil celle qui a suscité sa compassion, alors que les codes moraux de la condition de celui-ci lui commandaient de ne pas sacrifier son honneur, en prêtant à penser par exemple qu'il aurait pu marchander ses sentiments pour acheter une position sociale. Sa propre liberté est elle aussi en question dans cet élan spontané.

Voilà un ouvrage qui vous pousse dans les retranchements de vos émotions. Certains passages vous font les jambes de plomb. Ils parviennent à vous installer dans l'esprit d'un corps privé de sa mobilité. On y apprend la dépendance, l'impossibilité pour une personne de se porter à la rencontre de celle que son coeur a choisie, d'être réduite à attendre son bon vouloir, "enchaînée à la terre" qu'elle est par son handicap. On y apprend l'univers rétréci aux murs d'une pièce. On y apprend le désespoir, la révolte et le sentiment d'injustice qui endeuillent le coeur d'une adolescente lorsqu'elle perd l'usage de ses jambes.

C'est bien évidemment et sans surprise, comme son titre le présage, l'exploration du sentiment de la pitié, qui constitue le thème central de ce roman. Stefan Zweig dresse une véritable autopsie de cette "maudite vague de compassion" lorsque de "force dévouée" elle devient "faiblesse meurtrière". On y découvre comment le piège s'est refermé sur le jeune officier, lorsque sa volonté de bien faire est payée en retour par le harcèlement d'une passion dévorante. Elle le surprend et le laisse désarmé : "Jamais, dans mon innocence, je n'aurais pu imaginer que les disgraciées de la nature, elles aussi, osassent aimer."

Le médecin traitant de la jeune paralytique, le docteur Condor, en thérapeute averti, sait qu'à défaut de déboucher sur le sacrifice entier de son auteur par un dévouement total et inconditionnel, la pitié reste "molle et sentimentale". Le remède devient poison. Le malade s'accoutume à la pitié comme la douleur à la morphine. Les doses augmentées n'y suffiront jamais. C'est un cercle de perdition.

Il est des auteurs qui ont une capacité supérieure à analyser et comprendre les sentiments, la psychologie de leurs semblables. Stefan Zweig est de ceux-là. Sa force inspiratrice lui confère une puissance évocatrice stupéfiante. La fluidité de son texte autorise une appropriation immédiate de celui-ci par le lecteur, pour son plus grand confort intellectuel. Le résultat est une forme de rêve littéraire éveillé. C'est prodigieux.

Ce genre de littérature grandit son lecteur. La contrepartie est toutefois qu'elle grandit plus vite les sommets de la culture qui le surplombent.

Plus je grandis, plus je rapetisse. J'en ai marre. Demain j'arrête de lire. Enfin, peut-être pas. On verra. Pour le moment j'ai rendez-vous avec Kundera.