Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 27 février 2018

La plaisanterie ~~~~ Milan Kundera

 


La dictature est un régime qui fonde sa légitimité sur la force. Son adversaire c'est l'esprit. Pareil régime perçoit les traits d'humour comme provocation. Ludwik Jahn, le Héros de la plaisanterie, en fera l'amère expérience dans la Tchécoslovaquie des années soixante. Une espièglerie lui vaudra le bannissement du parti et quelques années de travaux dans les mines de charbon. "Toute l'histoire de ma vie a été conçue dans l'erreur, avec la plaisanterie de la carte postale, avec ce hasard, ce non-sens."

Le succès que lui valut ce premier roman auprès de ses compatriotes lors de sa parution en 1967 fit de Milan Kundera en même temps de lui un subversif aux yeux du pouvoir en place. Cet ouvrage connut un regain d'intérêt en occident après que son auteur, alors en exil, eût accédé à la notoriété avec les ouvrages qui suivront, en particulier le cinquième de son oeuvre: L'insoutenable légèreté de l'être.

J'ai fait cette démarche de remonter aux sources du talent d'un auteur en commençant par le fleuron de sa bibliographie pour ensuite lire ce qui a forgé son succès. J'ai lu La plaisanterie par une journée pluvieuse. La grisaille qui émane de ces pages s'est harmonisée avec l'atmosphère ambiante. La plaisanterie est comme le qualifie François Ricard en postface, le roman de la dévastation.

Pourtant, même si ce champ de ruine pourrait se concevoir au premier abord comme celui de la culture d'un pays sous la férule du régime communiste, la véritable dévastation est surtout celle de la vie sentimentale des protagonistes de cet ouvrage. Car La plaisanterie est avant tout un roman de la vie des hommes, avec leurs bonheurs si maigres et si rares, leurs déboires plus prompts à s'entrelacer pour assombrir l'horizon.

Ludwik et Lucie s'aimaient avec sincérité. Leurs élans se sont pourtant heurtés à la barrière d'une sensualité étouffée. Le contact des corps, prolongement naturel d'un amour partagé, fut pour Lucie un supplice qui rendit leur union impossible. Ludwik restera dans l'ignorance de la cause de cet échec. Le lecteur l'apprendra de l'alternance des narrateurs de ce roman à plusieurs voix. Cette déconvenue fera de sa vie affective d'adulte une faillite. Héléna, Jaroslav et Kostka, les autres voix de cet ouvrage, ne seront guère plus heureux dans leur vie amoureuse.

Voilà un roman qui dépeint l'état d'esprit d'êtres sensibles aux prises avec les affres de la nature humaine, dans un contexte politique cultivant la dépersonnalisation. Les esprits malléables en quête d'eux-mêmes sont gagnés par la désillusion et la mélancolie. Ses premiers lecteurs ne s'y sont pas trompés, ils ont perçu chez ce talent contraint un auteur capable de dire le malaise dont ils souffraient eux-mêmes. Ce talent déploiera ses ailes plus tard dans l'exil et clamera son ressentiment de ces années volées à une jeunesse entretenue sous le boisseau, même s'il reste fidèle aux valeurs et à la culture de ses jeunes années. Musique, tradition, enracinement dans le christianisme trouvent faveur dans ses pages. Sans oublier une sexualité assumée même si elle n'est jamais l'aboutissement espéré de la plénitude amoureuse. Un voile grisâtre est la toile de fond de cet univers que chacun espérait légitimement radieux.

Milan Kundera nous livre un roman un peu déprimant. Sans doute révélateur de l'esprit d'un lieu et d'une époque.


dimanche 4 février 2018

Dalva ~~~~ Jim Harrison

 



"Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça." C'est Dalva qui nous parle en ces mots. Elle n'imagine pas que sa vie puisse intéresser qui que ce soit. Et pourtant !

Dalva maudit ce destin qui lui a fait perdre les trois hommes de sa vie. Son père, trop tôt emporté par la guerre. Duarne, le père de son fils, jeune indien Sioux qui n'a pas trouvé sa place dans le monde des blancs. Et ce fils qu'elle n'a pu aimer que le temps de sa grossesse. Arrivé trop tôt dans sa vie, il a été confié à une famille d'adoption dès son premier cri.

Dalva trompe son désenchantement dans des aventures sans lendemain avec des hommes qui profitent des grâces de son corps sang mêlé, magnifiquement modelé par le lointain métissage d'un de ses aïeuls avec une indienne. Elle a confié à Mickael, l'un de ses amants et narrateur d'un chapitre de ce roman à deux voix, la tâche de reconstituer l'histoire de cette famille à laquelle elle appartient. A un autre celle de retrouver ce fils qu'elle n'a pas pu voir grandir. S'il est encore de ce monde, ce dernier décidera alors lui-même s'il veut ou non connaître sa mère biologique. Personne ne possède jamais un enfant. Il n'appartient qu'à lui-même.

Dans le pays où les distances se mesurent en heures de route ou de vol, les directions se désignent par les points cardinaux, l'histoire se rappelle à ses habitants avec d'autant plus d'acuité que son origine est récente, à peine quatre siècles. Et qu'elle commence par un génocide. La mémoire n'a pas d'effort à faire pour la revivre cette histoire, mais pour qui a le courage de scruter ce passé, l'horizon est tendu d'un voile noir. Jim Harrison est de ceux-là. Il n'a de mots assez durs pour se mortifier de cet héritage : "Si les nazis avaient gagné la guerre, l'holocauste aurait été mis en musique, tout comme notre chemin victorieux et sanglant vers l'Ouest est accompagné au cinéma par mille violons et timbales."

Les origines de Dalva ont croisé celle des indiens Sioux. Cette trace dans ses gènes lui confère une affinité accrue avec le peuple disséminé. Et plus que connaître l'histoire de sa famille, elle veut la comprendre. Comment un ancêtre a-t-il pu prendre le parti d'un peuple martyrisé et en même temps s'enrichir, et plus encore, se rabattre sur le christianisme pour justifier sa cupidité ? Il y a comme "un lest empoisonné qui pèse sur une partie de son coeur."

Jim Harrison rejette les tripatouillages mentaux dont est friande la civilisation moderne à d'autre fin que de détourner les esprits d'une quelconque culpabilité. Il raconte la vie de ses contemporains comme elle est, regrettant toutefois ce qu'ils en font, déplorant l'échec de l'éducation pour éliminer "la loufoquerie fondamentale de l'esprit américain".

Seule la terre perdure, les êtres passent. Jim Harrison est en symbiose parfaite avec la nature. Elle le verse à sa contemplation, fasciné qu'il est devant le spectacle de la terre, écrin de la vie des hommes dont ils font pourtant si peu de cas. Somptueux décor qui le transporte en méditation, inépuisable source d'inspiration dans la compagnie de ceux qui vivent la terre sans l'avilir d'orgueil et de cupidité, les animaux. Il y a toujours des chevaux, des chiens, dans la proximité de ses personnages.

C'est la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se confient

Cet ouvrage est écrit comme se raconte l'histoire dans la conversation. Un fouillis d'idées traversent l'esprit du narrateur et donne lieu à de longues tirades de monologues décousus où s'enchaînent pêle-mêle des événements parfois sans rapport les uns avec les autres. le rythme est tel qu'il n'est point de place pour l'apitoiement. C'est la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se confient. C'est un style pauvre en conjonctions propres à faire rebondir le récit et entretenir le suspens. L'esprit se vide de ses pensées dans un flot que ne retient aucune pudeur.

Les enfants doivent-ils se culpabiliser des méfaits de leurs ascendants ? Dalva veut comprendre qui pleure en elle.

Formidable texte sur les traces que l'histoire grave dans les gènes des générations.

Formidable ode à la nature qui doit en digérer une autre, humaine celle-là, leurrée par ses chimères.