J'ai la certitude que, dans le même temps où je poste sur
Babelio ces petites phrases qui ne feront jamais de moi un candidat à
l'édition, Pierre
Lemaître est à sa table de travail pour nous concocter la suite de cet
ouvrage que j'ai absorbé goulument. À sa table de travail, du côté de ce
Fontvieille où ne tourne plus beaucoup les ailes de moulin mais où je suis
obligé de croire que descend encore de l'azur limpide l'onde pure qui a inspiré
un autre conteur. Celui-là même qui nous fit entendre la plainte d'une chèvre
guettée par le loup.
Dans leur naïve croyance en une justice en ce bas monde, ceux qui ont lu le grand
monde se disent qu'on ne peut en rester là. Ce n'est pas possible. On
ne peut pas jeter aux oubliettes la mémoire de ceux, et surtout celles, qui
l'ont été physiquement. Pierre Lemaitre ne
va tout de même pas les renvoyer à une justice divine dont on ne connaît les
rigueurs que de propos imaginés par des prêcheurs en mitre et chasuble. Il y
aura donc une suite au Grand monde.
Car monsieur Lemaitre sait
mieux que quiconque que l'humaine nature qui a fomenté tant de guerres, tant de
subterfuges pour nourrir sa cupidité va lui donner du grain à moudre pour faire
languir des lecteurs naïfs à quémander amour et justice. Pour qu'enfin
l'honneur de la créature se glorifiant immodestement d'intelligence soit sauf,
avant que de se présenter devant Celui qui l'a créée. Si l'on en croit le
scénario imaginé par une croyance laquelle veut battre en brèche les tenants de
la raison.
Auteur n'a jamais si bien porté son nom. Est-ce par malice de la généalogie
que Lemaitre s'écrit
en un seul mot et escamote l'accent circonflexe. Car il pourrait bien se dire
le maître de l'intrigue, du romanesque ce monsieur. Utiliserait-il un
pseudonyme qu'il pourrait reproduire la supercherie mise en oeuvre par un
ancien qui avait la vie devant soi pour leurrer l'Académie. Car nous le savons
tous, le Goncourt c'est à la fois une bénédiction et une malédiction. La
gageure étant de vivre après. Et vivre pour un écrivain, c'est écrire. C'est
être lu. C'est être à la hauteur de l'attente suscitée par la consécration.
Aussi disons-le tout net, pour nous adresser des fictions qui s'insèrent si
bien dans les replis de l'histoire sans que des coïncidences assassines
viennent raccrocher les faits les uns aux autres, en tirant à rebours les fils
de l'écheveau pour nous ramener en ce lendemain de la grande boucherie où la
valse des masques tentait de dissimuler la monstruosité de ceux qui avaient
perdu figure humaine, pour nous adresser des fictions qui glissent si bien sous
nos yeux écarquillés et s'insinuent dans nos esprits à leur faire oublier le
quotidien morose, pour tout cela, pour nous ses lecteurs anxieux d'une suite,
sans doute aussi dépourvue de vertu que la nature humaine est bouffie de
suffisance, Lemaitre pourrait
s'écrire le maître.
Et me voilà donc piégé à guetter la suite. Ça s'appelle le talent ou je n'y
connais rien.
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Ouvrages par genre
vendredi 12 août 2022
Le grand monde ~~~~ Pierre Lemaitre
dimanche 24 avril 2022
Lettres a Lucilius ~~~~ Sénèque
« Que d'objets nous achetons parce que d'autres les ont achetés, parce qu'on les voit chez tout le monde ou presque ! L'une des causes de nos malheurs est que nous vivons en prenant exemple sur autrui : nous ne nous réglons pas sur la Raison, mais nous laissons détourner par les usages. »
A lire cette citation on se dit qu'il s'agit d'une réflexion de quelque
observateur bien contemporain de nos coutumes consuméristes. Il faut alors que
je détrompe le lecteur de ces lignes en lui dévoiler que cette citation est
tirée de la lettre CXXIII, que Sénèque adressa à
son ami Lucilius dans les années 60 (tout court) de notre ère. Peu de temps
avant que son élève pour le moins turbulent, le bien Nommé Néron, empereur de
Rome de 54 à 68 après JC, ne lui suggère de se suicider.
Cette citation, que deux millénaires nous séparent de son auteur, nous fait
dire que peu de choses ont changé en ce bas monde depuis qu'il est peuplé de
bipèdes investis par l'intelligence. Intelligents peut-être, mais quand même
pas suffisamment accessibles à la Raison, qui pour le coup sous le stylet
de Sénèque prend
la majuscule tant elle est haussée au pinacle du comportement intellectuel.
Faculté de l'Être pensant prônée par le philosophe pour faire contrepoids à
celle prônée par le dévot : la Croyance.
Raison contre Croyance, pour une finalité toutefois identique : venir au
secours de l'Être pensant contre l'obsession de sa finitude. Apprivoiser l'idée
de la mort. L'idée, nous dit Sénèque, étant plus
assassine que la mort elle-même. Figurez-vous, nous dit-il, qu'il en est qui se
donnent la mort pour se libérer de l'idée de la mort. Un comble.
A lire des textes de philosophes antiques, les éminents qui ont pignons sur rue
en la matière tel Sénèque,
il faut s'attendre à aborder ces questions essentielles telles que, outre la
plus fondamentale de toutes qu'est la vie et son issue, le bonheur, les
plaisirs terrestres, le rationnel et l'irrationnel, le vice et la vertu,
l'amitié, la sagesse, la maladie, la douleur, et tant d'autres réflexions
que Sénèque adressa
à son ami Lucilius dans ses lettres dont
les copies sont miraculeusement parvenues jusqu'à nous, et certaines
retranscrites dans cet ouvrage de la collection Agora chez Pocket.
Même si « la philosophie n'est point un art fait pour plaire à la foule »
selon Sénèque dans
sa lettre XVI, son discours est empreint de simplicité dans le langage et
accessible au vulgaire, dont je suis un digne représentant, grâce la traduction
qui nous est offerte par cette collection. Il est bien clair que sans ce
travail de latiniste patenté, mes universités dissipées me rendraient la parole
du célèbre rhéteur inabordable. Il est bien clair aussi que pour les disciples
d'Epicure que
nous sommes devenus par facilité de préférence au discours du sage lequel veut
nous éloigner des plaisirs du corps, le discours d'un Sénèque peut
sembler rébarbatif. Mais l'âge venant et l'idée de la fin obsédant conduisent
les uns à se rapprocher de l'autel du mystique, les autres à avoir recours à la
Raison.
Il est quand même un sujet sur lequel on ne le suivra pas le grand Sénèque, lequel a joint
le geste à la parole, quand il nous dit qu'il vaut mieux se donner une fin
honorable plutôt que de vivre dans la mésestime de soi. Une chose que l'on doit
ajouter au crédit de notre époque, outre les crèmes anti rides pour satisfaire
notre narcissisme, est le recours aux psychologue et anti dépresseurs, à défaut
du philosophe plus culpabilisant à notre goût, pour nous aider à supporter nos
humeurs chagrines. Autre temps autre mœurs même si « que d'objets nous
achetons parce que d'autres les ont achetés. » etc… etc…
vendredi 11 mars 2022
Le miracle Spinoza ~~~~ Frédéric Lenoir
Évoquant son ouvrage majeur alors en préparation,
L'Ethique, édité finalement à titre posthume, Spinoza écrivait lui-même, dans
une lettre adressée à son ami Henry Oldenburg, qu'il avait délibérément choisi
un mode d'exposition de ses pensées qui en rendrait la lecture aride. Le titre
complet de son ouvrage se libelle d'ailleurs ainsi : L'Ethique démontrée selon
la méthode géométrique.
Me voilà conforté dans mon intention de faire connaissance
avec le personnage et sa philosophie avec l'aide d'un "traducteur".
Quelqu'un qui me rendrait accessible la pensée du célèbre philosophe, lequel
jouit en ce début de siècle d'un engouement nouveau auprès de la part de ses
congénères contemporains, mais pas seulement.
D'aucuns expliquent cet engouement d'une part par le fait que Spinoza affichait
des pensées très en avance sur son temps, au point de trouver de nos jours un
écho singulier dans les milieux intellectuels et politiques. Il affichait un
courant de pensée progressiste, tolérant, sachant se démarquer avec prudence,
donc intelligence, des modèles imposés par un pouvoir politique autocratique,
dont on sait qu'en son temps il était fermement contraint par le religieux.
L'autre aspect de ses textes qui le rend lisible aujourd'hui est plus
inattendu. Le mode de raisonnement et de construction de ceux-ci, selon un
principe interactif de renvois à de multiple références étayant la
démonstration du philosophe, se prêterait particulièrement à la modélisation
informatique. C'est le principe du lien hypertexte que l'on pratique
abondamment et inconsciemment de nos jours en parcourant les pages web,
lesquelles ont évidemment fleuri que lors de ces dernières décennies. Le
Magazine littéraire de décembre 2017 publiait un article sur cette analogie
constructive qui attendait le clic de souris pour naviguer de pages en volumes
hébergés de par le monde, se substituant au contenant physique forcément plus
lourd à manipuler.
C'est donc avec le Miracle Spinoza de Frédéric Lenoir que je me suis ouvert à
celui qui a eu le cran de s'opposer à l'intelligentsia de son temps peu encline
à la contradiction. Un temps où l'opposition de conscience pouvait avoir des
conséquences pour le moins brûlantes. Du cran il fallait en avoir au XVIIème
siècle pour fondre Dieu dans la Nature, laquelle pour le coup prend la
majuscule. Prôner immanence contre transcendance. Du cran pour n'accepter que
ce qui aura été démontré par le raisonnement, y compris s'il faut restreindre
le champ de ses certitudes, mais surtout refuser de se faire dicter des
croyances. Autre similitude avec notre époque contemporaine qui ne reconnaît
plus d'autorité statutaire, réclamant à quiconque veut s'imposer de faire ses
preuves.
Reconnaissons bien pourtant que, presque quatre siècles après que Spinoza nous
a montré le chemin, la raison qui commande de ne pas écouter ses passions pour
accéder au bonheur n'a pas encore gagné le combat. Loin s'en faut. Dans une
société devenue consumériste, à l'intoxication commerciale agressive, le
décodage algorithmique de la pensée du grand philosophe ne suffira pas à nous
faire trouver la joie dans le dénuement, la béatitude dans la détermination
intime. L'intelligence ne suffit donc pas au raisonnement. Il lui faut ce supplément
d'âme pour faire comprendre à cette entité de matière spirituelle, qu'on ne
peut appeler créature puisque Dieu est part d'elle comme de toute chose,
théorie du monisme chère à Spinoza, qu'elle est en train de scier la branche
sur laquelle elle est assise.
Dans le genre développement personnel, Frédéric Lenoir m'a donc aidé à monter
quelques marches depuis les sous-sols obscurs de mon ignorance. Son ouvrage
salué par les plus éminents est à la portée de tous. Je l'en remercie d'autant
plus que je me reconnais assez bien dans la traduction qu'il nous fait de la
philosophie du grand penseur déterminé mais pacifique. de là à la décrypter
dans le texte ? Persévérance et longueur de temps entretiennent bien des
espérances. Je lis encore et toujours.
mardi 8 mars 2022
Extérieur monde ~~~~ Olivier Rolin
Je me suis accroché jusqu'à ce que je lise à la page 115, de la part de l'auteur lui-même, Olivier Rolin : "je sens que je perds des lecteurs". Là, effectivement, j'ai lâché prise. En terme scientifique : le module de la force centrifuge a dépassé celui de la force centripète. Le lecteur-électron de la galaxie librairie-de-quartier que je suis a été éjecté, Extérieur monde.
Objectif atteint, ne resteront que les plus forts, les vrais, ceux qui sont
capables de s'accrocher au noyau de la planète Rolin, de rester concentré dans
la tourmente. Je me suis accroché à tout ce qui pouvait passer à ma portée.
Mais non. Il a eu raison de moi. Je ne suis pas de taille à suivre le
globe-trotter dans ses pérégrinations extraites en fouillis des soixante
carnets d'une vie de sédentaire de l'instabilité.
Après la page 115, j'ai papillonné. J'ai certes retrouvé quelques situations et
paysages connus au hasard, page 227. Sarajevo. J'ai un peu bougé moi-aussi,
mais je n'ai pas été jusqu'à lire Les Misérables au Pôle nord. En fait je
n'aime pas me faire brinquebaler. Je préfère tenir le volant.
J'ai eu encore quelques tressaillements nerveux, mais quand on m'a demandé ce
que je lisais, et que je n'ai su dire si j'étais au Soudan, à la Terre de feu,
dans une librairie de Shanghai ou les bras d'une colombienne, alors là j'ai expiré.
Depuis les cieux où j'ai retrouvé le calme, j'adresse mes plus vifs regrets aux
Éditions Gallimard et à Babelio, les remercie vivement pour m'avoir adressé cet
ouvrage dans le cadre de l'opération masse critique. Je fais quand même le
serment d'y revenir, mais à petite dose. J'aurai alors l'impression de tenir le
volant.
Enfin chapeau quand même. Je confirme, le monde est trop petit pour lui. Extérieur
monde.
vendredi 31 décembre 2021
Un long chemin vers la liberté ~~~~ Nelson Mandela
Je termine mon année de lecture en beauté avec un poids lourd de l'édition, moins du fait de ses 750 pages que de la qualité de son auteur : Nelson Mandela. Un homme qu'on ne présente plus à l'échelle de la planète. Nul n'ignore qu'il a consacré sa vie à lutter pour la liberté de son peuple. Pour faire valoir que la couleur de la peau ne devait être un critère de sélection pour quoi que ce soit. Bien persuadé que je suis que cette sentence ne dit rien des souffrances endurées par les peuples qui ont eu vécu l'apartheid du mauvais côté de la ligne tracée physiquement et assumée par ceux qui en étaient les auteurs.
27 années de prison, cela pèse lourd dans une vie quand on n'a voulu que défendre ses opinions, prenant pour modèle le mahatma Gandhi et répondre à la violence par la non-violence.
Un ouvrage qui nous fait envisager qu'il est dans l'espèce humaine des individus d'une dimension supérieure, et que celle-ci n'a que faire de la force ni de la couleur de peau. Mandela a surpassé, du fait de son engagement auprès de son peuple, de la pugnacité et l'endurance qui ont été les siennes, tous ceux qui ont cherché à le dénigrer si ce n'est l'anéantir. Ceux-là même qui se targuaient d'appartenir à une race auto proclamée supérieure et dont le seul mérite était celui de la naissance.
Il a dû développer des prouesses d'ingéniosité pour dissimuler ses écrits. Il les avait entamés dès sa captivité, habité qu'il était de la conviction que les temps futurs lui donneraient raison. Sans savoir si cette perspective lui aurait permis de connaître quelques jours de liberté avant de quitter ce monde si dur pour son peuple.
Son engagement auprès de ce dernier a été si accaparant que sa vie familiale a été sacrifiée au profit de ses frères de couleur. Il en avait pleine conscience mais s'était imposé la dévotion à ces derniers, primo occupants du pays, opprimés par des colons venus d'ailleurs, drapés d'une supériorité que leur conférait le développement de leur civilisation d'origine.
Où l'on se rend donc compte que le développement des valeurs humaines ne va pas de pair avec le développement technologique et industriel, encore moins avec la couleur de peau. Il faut lire pareil ouvrage pour se faire une idée de ce que pouvaient être les conditions de vie des sud-africains noirs sous le régime de la ségrégation mise en oeuvre et assumée par la minorité blanche.
L'ouvrage se termine à la veille de son accession à la présidence de la toute jeune république sud-africaine. Nelson Mandela nous relate 70 années de souvenirs avec une précision stupéfiante. le plus étonnant restant son absence de rancune à l'égard des anciens oppresseurs, les garantissant de toute revanche. Il avait aussi la lucidité et l'humilité de reconnaître que le nouveau départ de ce pays ne pouvait se faire sans eux.
A la clôture de pareil ouvrage on se satisfait d'avoir vécu assez pour connaître la conclusion heureuse de cette période sombre de l'histoire de l'humanité. On ne peut que se confondre en admiration devant la grandeur d'un tel personnage. Il aura eu la force et la sagesse de sortir son peuple du gouffre la noirceur de l'âme humaine en évitant la guerre civile. Cette noirceur se dissimulant sous une peau blanche.
samedi 13 novembre 2021
La ferme africaine ~~~~ Karen Blixen
On ne lit jamais deux fois le même livre. Cette deuxième
lecture que je fais de la ferme
africaine - la première remonte à 1994 - me fait découvrir l'ouvrage
sous un autre jour. Ce n'est évidemment pas celui-ci qui a changé, mais bien
moi. Les acquis de la vie font évoluer la personnalité et sa perception du
monde. Il n'en reste pas moins que je l'ai apprécié autant que lors de ma
première lecture, mais plus pour les mêmes raisons. J'ai le sentiment d'en
avoir fait une lecture mieux imprégnée de l'état d'esprit de l'auteure mais a
contrario plus critique.
La
ferme africaine est avant tout l'histoire d'un échec. Peut-être même
de plusieurs. le tout premier étant celui de la vie conjugale de l'autrice.
Elle ne mentionne son mari qu'une seule fois dans le texte. Encore le fait elle
pour évoquer son départ vers la frontière, missionné dans le cadre du conflit
qui opposait le Kenya à son voisin sous domination allemande. Les faits relatés
se déroulent à l'époque de la première guerre mondiale. Karen Blixen ne
fait aucune mention de sa vie de couple dans l'ouvrage alors que c'est une
entreprise qu'ils avaient lancée en commun. Un silence qui en dit long sur
l'ambiance de la vie conjugale et les conduira au divorce en 1925.
Échec aussi et surtout de la survie économique de la ferme. Il faut dire que
cette femme s'est retrouvée bien seule et sans réelle compétence pour faire
vivre le projet. Échec enfin, mais dû à la cruauté du destin cette fois, de la
relation qu'elle avait tissée avec ce jeune aristocrate et aventurier anglais,
Denys Finch Hatton. Il s'est tué dans l'accident de son avion. On leur prêtait
une relation amoureuse.
Mais le plus grand traumatisme n'a-t-il pas été pour elle la séparation d'avec
tout le personnel autochtone qu'elle faisait vivre et travailler sur ses
terres. Car si Karen
Blixen les appelait « nègres », cette appellation n'avait pas dans sa
bouche la connotation offensante qu'on lui affecte aujourd'hui. Elle avait
construit avec eux une saine relation humaine qui était dépourvue de mépris
pour leur condition. S'interrogeant elle-même sur l'impact de la colonisation
qui provoquait chez les populations indigènes un véritable choc culturel en
faisant se confronter des développements de sociétés humaines en complet
décalage. Ne le dit-elle elle-même dans son ouvrage : « Mais nous-mêmes, où en
serions-nous à ce moment-là ? Qui dit que ce n'est pas nous qui nous
cramponnons aux nègres, retardons leur ascension, avec un désir passionné de
retrouver la confusion, l'obscurité et la vie élémentaire ? »
Il y a un autre sujet en filigrane dans cet ouvrage, mais non moins évident,
qui est celui de l'impact de la civilisation, avec tout ce qu'elle comporte
d'appropriation des richesses naturelles, sur l'évolution de la faune et de la
flore et conduit aujourd'hui à l'extinction des espèces. La conquête des
territoires grignotant peu à peu et de plus en plus vite leur espace vital. Les
safaris menés à l'époque en toute bonne conscience contre une ressource
imaginée inépuisable n'avaient rien de safaris photos.
Le recueil de souvenirs de la ferme
africaine, au-delà de la portée romanesque et nostalgique qu'a voulu lui
donner son auteur, fait figure de réelle étude ethnologique des sociétés se
confrontant dans leur niveau d'évolution, avec la grande interrogation sur la
définition du terme de civilisation quant à la pureté de ses intentions. Quel
est le sauvage : celui qui tue pour se nourrir ou celui qui tue pour afficher
un tableau de chasse ?
Écriture plus critique disais-je en préambule, donc moins porté sur le côté
splendeur de la nature et romantisme tel qu'a pu le mettre en images Sidney
Pollack dans Out of Africa. Mais deuxième lecture qui m'a rapproché des
intentions de Karen
Blixen quant à la sincérité des sentiments qu'elle a voulu faire
valoir dans cet ouvrage à l'égard du pays et des populations autochtones. Les
rapports humains qu'elle avait établis avec ces dernières, s'ils n'étaient pas
exempts de la connotation de supériorité de race qu'affichaient sans vergogne
les colonisateurs, n'en étaient pas moins empreints de sens de la
responsabilité et d'attachement. C'est ce que l'on comprend avec le souci
qu'elle a eu avant de quitter le pays de replacer son personnel auprès d'une
bonne maison.
Une constante à la relecture de cet ouvrage est le romantisme et la nostalgie
qui émanent de ce récit autobiographique. du pain béni pour un réalisateur qui
le porte à l'écran sur fond des somptueux décors africains du Kenya.
Vues
Citations (éditons Folio)
Page 115 - Le rêve, aussi doux que le miel qui fond dans la bouche, est l'enchanteur qui nous délivre du destin. Grâce à lui, nous connaissons la liberté, non pas celle du dictateur qui impose au monde sa volonté, mais celle de l'artiste libéré de vouloir.
Page 149 - La notion de luxe est étrangère aux Kikuyus; dès qu'ils ont dépassé le stade où l'on meurt de faim, ils se trouvent riches.
Page 161 - C'était le récit de ce que Jogona Kanyyaga avait accompli, son nom serait désormais impérissable. La chair était devenue le Verbe et il vivait parmi nous plein de grâce et de vérité !
Page 161 - Je crois que devant le livre, la réaction a été partout la même et que rarement les hommes ont appliqué avec plus de conscience et de passion le principe de l'art pour l'art.Page 165 - L'importance du document, loin de s'affaiblir augmentait à chaque lecture. Le plus grand miracle pour Jogona était de voir ce document rester le même. Ce passé qu'il avait eu tant de peine à retrouver et à fixer, et auquel il découvrait un aspect différent chaque fois qu'il l'évoquait, était fixé pour toujours, il s'offrait au regard dans sa forme définitive. Ce passé était entré dans l'histoire, mais une histoire sans ombre et sans variation.
Page 386 - Ceux qui s'imaginent que le nègre peut sauter directement de l'âge de pierre dans celui de l'automobile oublient tous les efforts et toute la peine que nos ancêtres pour nous amener au point où nous sommes.
Page 389 - Mais nous-mêmes, où en serons-nous à ce moment là ? Qui dit que ce n'est pas nous qui nous cramponnons aux nègres, retardons leur ascension, avec un désir passionné de retrouver la confusion, L'obscurité et la vie élémentaire ?
jeudi 2 septembre 2021
Une chambre à soi~~~~Virginia Woolf
Nous y voilà ! Enfin presque. En 1928 Virginia Woolf prédit
que « dans cent ans les femmes auront cessé d'être un sexe protégé ». Protégé,
à comprendre d'après ce que je viens de lire dans le sens de dominé. Je n'en
suis guère étonné. Après Simone de Beauvoir, Benoîte Groult,
je poursuis mon parcours de découverte du combat féministe. Dernière expression
que j'ai envie de convertir en combat égalitaire. Tant celles précitées
n'ont eu de cesse de vouloir gommer la différenciation sexuelle pour que la
femme trouve dans la société la juste place qui lui est due. Abolir toute
hiérarchie de genre et devenir des égales. Ni plus ni moins.
C'est donc un espoir que formule Virginia Woolf dans Une
Chambre à soi. Un espoir qui se dévoile au creux de ce pamphlet, lequel
délivre aussi son lot de ressentiments. Un espoir timide et fragile comme la
flamme d'une bougie dans le vent. C'est tout naturellement en sa qualité de
femme de lettre que Virginia Woolf se
penche sur le sort de la femme au travers du prisme de la production
littéraire. Au XIXème siècle les femmes commencent seulement à se faire
connaître en littérature. Bien sûr il y a eu au cours des siècles
précédents des Jane Austen, George Eliot, Anne Finch, et autres sœurs Brontë pour ce qui est de la
littérature britannique, mais Virginia Woolf clame
haut et fort que le talent qu'elles ont
déployé eut été décuplé si ces dames avaient disposé d'une
chambre à soi. Expression choisie pour décrire les difficultés qu'ont eu
ces auteures à faire éclater leur génie, tant les conditions matérielles, de temps
mais surtout de solitude indispensable pour accueillir le fluide pur de
l'inspiration leur étaient comptées. Jane Austen écrivait
dans la pièce commune et cachait ses manuscrits à la vue des importuns. Se
faire éditer était une autre difficulté. À l'indifférence, au mépris se
substituait cette fois l'hostilité de la gente masculine qui maîtrisait le
monde de l'édition. Virginia Woolf propose
de relire Jane
Austen en scrutant ces pans de talent qui ont été contraints. Allant
jusqu'à conclure « Que pouvait-elle faire d'autre que mourir jeune, déformée et
contrariée. »
Ce qui lui fait extrapoler que, la moitié du genre humain ayant été décrétée
inférieure par nature, la femme de classe moyenne n'existe pas dans l'histoire.
Citant Périclès pérorant que « la gloire pour une femme est que l'on ne parle
pas d'elle. » C'est donc à une acrimonie rétrospective à laquelle se
livre Virginia
Woolf, s'inscrivant à la liste de celle qui ont eu le cran de critiquer le
sort qui leur était réservé, parfois au prix de leur vie. Olympe de Gouge : «
si une femme peut monter à l'échafaud, elle doit avoir le droit de monter à la
tribune. »
Une lueur d'espoir donc dans l'esprit de Virginia Woolf lorsqu'elle
écrit Une
chambre à soi en ce tout début de XXème siècle. Y sommes-nous donc en
2021 ? Sur les 94 ouvrages dont Babelio dresse la liste pour cette rentrée
littéraire, j'en ai compté 40 qui sont l'œuvre de femmes. 40 qui ont donc
trouvé une
chambre à soi pour s'isoler et donner libre cours à leur talent.
Gageons qu'à la rentrée littéraire de 2029 on s'approche de la parité dans le
domaine de l'édition. L'espoir de Virginia Woolf semble
avoir été visionnaire en tout cas pour le temps nécessaire au rétablissement de
l'équilibre. Quant aux domaines de la parité en politique, de l'égalité des
salaires dans le milieu professionnel, de la répartition des tâches ménagères
dans le couple, ce sont là d'autres sujets qu'il conviendra d'aborder après la
rentrée littéraire de 2029. Une chose après l'autre. (Hum, hum...!)
vendredi 23 juillet 2021
L'épopée vaudoise : Tome 3 - Le glaive et l'évangile ~~~~ Hubert Leconte
Alors que le courant humaniste de la Renaissance déferle sur la France en cette première moitié du XVIème siècle, avec sa propension à placer l'homme au centre des préoccupations, il y a urgence à endiguer les velléités écartant quelques écervelés du discours divin. Dans sa précipitation enragée à sauvegarder ses positions et avantages la sainte église a tendance à mettre la charrue avant les bœufs en matière de justice, à savoir tuer les vivants et les juger par la suite. Ce fut le sort réservé aux Vaudois du Luberon.
Las de tendre l'autre joue, las de leurs recours infructueux auprès de la justice du roi, les Vaudois furent tentés par la rébellion armée. le glaive et l'évangile, troisième opus de l'épopée vaudoise, aborde ce dilemme qui divise la communauté, partagés que furent certains entre l'attitude non violente que leur dictent les évangiles et le désespoir qui les envahit de se voir pourchassés sans cesse et sans recours.
La trilogie d'Hubert Leconte met le focus sur cette page d'histoire locale qui, aussi dramatique et intolérable qu'elle ait pu être, n'est qu'un révélateur de ce qui peut se produire quand la liberté de conscience est foulée aux pieds. Sous couvert de légitimation divine, dont on attend toujours consécration officielle de la part du Celui qui est invoqué dans ces religions dîtes du Livre, la finalité est toujours la même depuis que l'homme est homme, torturé qu'il est par le mystère de la vie : l'appropriation du pouvoir et des richesses de ce bas monde en contre partie d'une promesse de paradis pour ceux à qui on mâchait le travail puisqu'ils n'avaient qu'une attitude à avoir : croire.
Contrairement à l'église cathare, laquelle a complètement disparu du paysage religieux au cours du 13eme siècle, l'église de Pierre Valdo, acquise à la Réforme, a toujours ses adeptes de nos jours. On trouve encore des lieux de cultes se revendiquant du dogme initié par Pierre Valdo dans le Piémont italien, région dans laquelle les actions d'éradication ont été plus dispersées et moins assidues.
mardi 13 juillet 2021
L'épopée vaudoise : Tome 2 - Les larmes du Luberon ~~~~ Hubert Leconte
Ils avaient quitté les vallées alpines, pourchassés qu'ils étaient par l'église de Rome. Elle avait fait d'eux des hérétiques. En cette première moitié du XVIème siècle les Vaudois avaient trouvé en Provence quelques décennies de répit à la traque dont ils étaient l'objet. Mais s'ils espéraient vivre leur foi en paix c'était sans compter sur l'obstination d'une église qui n'avait pas renoncé à purger cet abcès que représentait à ses yeux leur communauté.
Mais en dépit du pouvoir considérable qui était le sien en son temps de
monopole sur les consciences, l'Église n'avait pas les moyens militaires
d'éradiquer la dissidence. Elle souhaitait en outre dans sa grande perversité
s'exonérer des crimes que ne manquerait pas de provoquer la reconquête des
consciences à sa seule dévotion. Elle devait donc avoir recours au bras séculier
pour combattre les Vaudois dont la doctrine prêchant la pureté des évangiles
s'était propagée. C'était surtout une façon de faire oublier le commanditaire
et endosser au pouvoir temporel la responsabilité des dommages. Il fallait donc
convaincre François 1er que ce qu'elle qualifiait de déviance constituait un
vrai danger pour le royaume. L'argument était le risque de scission qui pouvait
faire basculer la Provence dans les bras de son ennemi juré, Charles Quint.
François 1er n'avait-il pas déjà goûté de ses geôles après sa défaire de Pavie.
Convaincu par les sbires du Pape de la nécessité de leur éradication, François
1er profita du transit de ses troupes vers le port de Marseille pour lancer une
grande offensive contre les Vaudois. Cela donna lieu à l'un des plus grands
massacres qu'ait connu la communauté vaudoise dans cette partie de la Provence,
aujourd'hui lieu de villégiature de fortunés : le Luberon. Les disciples de
Pierre Valdo en ce pays, où ils pensaient pouvoir jouir du fruit de leur labeur
et vivre dans la paix des évangiles furent passés au fil de l'épée sans
distinction de sexe ni d'âge. Non sans avoir imposé les derniers outrages à
tout ce qui pouvait assouvir les bas instincts de soudards qui pour la plupart
étaient d'ailleurs mercenaires loués aux possessions du Saint empire romain
germanique. La justice du roi était passée. Reste que cette page dramatique de
l'histoire de la Provence et de l'épopée vaudoise est à mettre au crédit de
celle qui prêchait charité, tolérance, pauvreté et chasteté, se gardant bien de
l'appliquer à elle-même, celle qui revendiquait la majuscule quand on
l'évoquait : la sainte Église catholique romaine.
Hubert Leconte nous
fait vivre tout au long de cet édifiant ouvrage à la fois les espoirs et le
climat de peur permanente dans lequel demeuraient les Vaudois. Il met en oeuvre
en parallèle dans son écriture un surprenant lyrisme poétique destiné à
glorifier la belle nature qui sert de décor à cette tragédie, et à évoquer
aussi l'amour que les Vaudois vouaient à la terre nourricière. Une beauté qui
en ce temps se payait au prix fort tant la tâche était rude pour tirer
subsistance de ces collines arides. Nous apprécions mal en nos jours fort heureusement
plus serein quant à la liberté de conscience le climat de peur régnant au
quotidien et faisant de ceux qui osaient promouvoir une doctrine rivale de
l'officielle des gibiers traqués. Nous apprécions mal la force d'une foi
chevillée à l'âme en ces temps où tout s'expliquait en Dieu et par Dieu, selon
un discours imposé par celle qui n'admettait ni contradiction ni concurrence en
la matière.
Communion avec la nature, solidarité confessionnelle, dans ce superbe ouvrage
fort bien documenté Hubert Leconte nous
rappelle à ces données d'un quotidien fait de labeur, de foi mais surtout de
peur. Cela donne ce splendide ouvrage, deuxième tome de l'épopée vaudoise à une
époque où régnait la loi du plus fort.
"Selon que vous serez puisant ou misérable les jugements de cour vous
rendrons ou blanc ou noir." La fable aurait pu s'appliquer aux Vaudois
malades quant à eux d'une peste qui n'était rien d'autre que leur fidélité à la
parole première des évangiles. Peste que leur sincérité, que leur foi.
jeudi 1 juillet 2021
L'épopée vaudoise : Tome 1 - La croix des humiliés ~~~~ Hubert Leconte
J'ai entrepris de relire la trilogie de Hubert Leconte relatant l'épopée vaudoise des Alpes vers le Luberon. Les Vaudois que l'on présente parfois comme les précurseurs du protestantisme sont les disciples de Pierre Valdo. Ce riche marchand lyonnais du XIIème siècle avait fondé La fraternité des pauvres de Lyon à qui il avait légué ses biens. Il a été excommunié par l'Église. Sa faute : avoir fait traduire la Bible en langage vernaculaire, le franco provençal, pour la rendre intelligible au petit peuple. Un comble serait-on tenté de dire.
Pierre Valdo qui s'ouvrit de cette déconvenue à un ami érudit s'entendit
répondre " … tu te rends compte où cela nous entraîne. Savoir lire c'est
peut-être un jour contester tout le savant édifice de règles, de canons, de
dogmes que l'Église a élaborés depuis plus d'un millénaire".
La croix des humiliés, premier tome de la trilogie, situe son intrigue
romanesque à la fin du XVème siècle dans les vallées alpines. Pourchassés par
l'église officielle de Rome, les Vaudois avaient essaimé. Forcés qu'ils étaient
d'investir les lieux les plus inhospitaliers pour pouvoir vivre leur foi en
relative tranquillité; foi qui n'était, rappelons-le, rien d'autre que la
stricte observance des évangiles.
Or, parait-il que les évangiles n'envisagent pas de vivre dans le luxe et la
luxure. Pierre Valdo avait donc eu le tort d'ouvrir les yeux de ses disciples à
ces travers dans lesquels se vautraient la curie romaine et toute sa hiérarchie
épiscopale dont on connaît trop la toute puissance en ces temps
d'obscurantisme. Cette dernière a donc mis sur pied cette formidable
juridiction ecclésiastique d'exception taillée sur mesure pour préserver ses
monopole et intérêts, et faire retourner le manant éclairé aux ténèbres de
l'ignorance : l'inquisition.
Et l'évêque menaçant Pierre Valdo de haranguer : "Il serait trop long de
vous expliquer les mystères de la Sainte Trinité, de l'incarnation, et de la
consubstantialité. Nous avons pensé pour les pauvres qui n'ont qu'un seul
effort à fournir : croire."
Procès en sorcellerie, qualification d'hérésie, les Vaudois ont eu les faveurs
de cette épouvantable machinerie tyrannique dont on connaît trop les méthodes
barbares pour faire avouer les martyres pris dans ses carcans. On en connaît
aussi trop la conclusion brûlante. Hubert Leconte,
au travers de ce roman historique parfaitement documenté nous fait vivre
l'errance de ces disciples convaincus d'une foi dictée par les évangiles en
laquelle ils pensaient assurer leur salut, et qui fit leur malheur. On ne peut
s'empêcher de faire le rapprochement avec la foi cathare qui a enflammé le
sud-ouest de notre pays dans les mêmes temps alors qu'elle prêchait elle aussi
le retour à la pureté du dogme, aux textes originels des évangiles.
En ce XVème siècle d'illettrisme et d'ignorance, l'Église toute puissante règne
sur les esprits et les consciences. Elle n'admet ni contradiction ni
concurrence. Elle a tout prévu, y compris un moine pour absoudre l'inquisiteur
des violences – ce terme étant en la circonstance un doux euphémisme - qu'il se
voit contraint d'infliger à ceux qui osent prêcher une autre parole que
l'officielle. Y compris et surtout si cette parole est de nature à faire
éclater aux yeux des puissants briguant la pourpre cardinalice leur déviance au
regard de ce qu'ils n'ont de cesse de ressasser dans leurs sermons : les fameux
dix commandements que leur comportement propre violent impunément tous les
jours.
Expulsés de leurs vallées alpines vers une région qu'ils espèrent plus
accueillantes pour leur sincérité biblique, les Vaudois n'en ont pourtant pas
fini avec les faussaires de la foi. Les larmes du Luberon, le deuxième tome, va
me le remettre en mémoire. Les quelques pierres vestiges de leurs modestes
masures au creux des vallées et les grottes perchées à flancs de falaise qui
parsèment la campagne provençale dans lesquelles ils cherchaient refuge gardent
la mémoire de ces pauvres hères à la foi, la vraie foi, chevillée au corps.
vendredi 22 janvier 2021
1984 ~~~~ George Orwell
jeudi 25 juin 2020
Pseudo ~~~~ Romain Gary
Tu t'es bien moqué de moi Émile, ou Paul, ou tant d'autres noms derrière lesquels tu brouilles les pistes tout au long de ces quelques deux cents pages. Tu t'es bien moqué de moi pour m'avoir mis sous les yeux ce galimatias de fulgurances schizophréniques.
J'ai bien cru avoir à faire avec
un dingo. J'avais fait confiance à la notoriété d'un Goncourisé, un certain
Ajar. J'apprends qu'Ajar n'est qu'un pseudo. Qui cache un
certain Paul. Paul Pavlowitch.
Qui pourrait bien être encore quelqu'un d'autre. Attention un auteur peut en
cacher un autre. Ne franchissez cette limite qu'après avoir regardé de tous
côtés. Vous êtes cernés par les pseudos, au point
que dans le corps du texte tu enfonces le clou et te fais appeler pseudo-pseudo. Faut-il y
mettre la majuscule ?
Il faut être sûr de soi pour
faire avaler pareille potion à un éditeur. Qui lui-même la glissera dans le
gosier des tourneurs de pages crédules. Ils auront acquis cet ouvrage sur une
couverture. Car en le feuilletant sur l'étal du libraire ils auront reconnu
quelques formules au cynisme assassin comme ils les aiment. Comme on achète un
vin sur l'étiquette. Gare au gogo ignorant des cépages et des crus, il pourrait
bien avaler de la piquette.
Je m'étais régalé avec La vie devant
soi, amusé d'une certaine loufoquerie avec Gros-câlin.
Quand j'ai retrouvé Émile Ajar avec Pseudo, je n'ai pas
hésité. J'ai bien cru y reconnaître un furieux sens de la dérision, lequel m'a
rappelé un certain Romain Gary. Tu vois
de qui je veux parler, un Prix Goncourt lui-aussi. Mais je me suis convaincu
que tu n'aurais quand même pas osé.
Oser faire un pied de nez pareil
à l'Académie, pour leur refiler un autre chef-d'oeuvre sous le manteau,
subrepticement comme ça. Comme quelqu'un qui aurait le talent chevillé à l'âme
aussi vrai que moi j'ai le doute. Mais Gary n'aurait jamais fait ça.
Tu t'es bien foutu de moi, mais
je te pardonne. Je suis beau joueur. J'ai bien conscience que lorsqu'on est
arrivé au sommet, on ne peut que redescendre. Alors forcément ça angoisse.
Parce qu'un troisième prix Goncourt sous un autre pseudo, ce n'était
plus possible. Tu commençais bien à te rendre compte que certains affranchis
dans les milieux littéraires affichaient un sourire pincé par la suspicion. de
la jalousie à n'en pas douter.
Je ne t'en veux pas parce qu'avec
tout ce que tu nous avais déjà offert sous tant de masques grotesques on
retrouvait toujours ce même regard insondable. On le savait scruter son
intérieur obscur, en quête des mots assez forts pour nous dire à quel point ce
qu'il voyait à l'extérieur lui faisait peur.
mardi 27 février 2018
La plaisanterie ~~~~ Milan Kundera
La dictature est un régime qui fonde sa légitimité sur la force. Son adversaire c'est l'esprit. Pareil régime perçoit les traits d'humour comme provocation. Ludwik Jahn, le Héros de la plaisanterie, en fera l'amère expérience dans la Tchécoslovaquie des années soixante. Une espièglerie lui vaudra le bannissement du parti et quelques années de travaux dans les mines de charbon. "Toute l'histoire de ma vie a été conçue dans l'erreur, avec la plaisanterie de la carte postale, avec ce hasard, ce non-sens."
Le succès que lui valut ce premier roman auprès de ses compatriotes lors de sa
parution en 1967 fit de Milan Kundera en même temps de lui un subversif aux
yeux du pouvoir en place. Cet ouvrage connut un regain d'intérêt en occident
après que son auteur, alors en exil, eût accédé à la notoriété avec les
ouvrages qui suivront, en particulier le cinquième de son oeuvre:
L'insoutenable légèreté de l'être.
J'ai fait cette démarche de remonter aux sources du talent d'un auteur en
commençant par le fleuron de sa bibliographie pour ensuite lire ce qui a forgé
son succès. J'ai lu La plaisanterie par une journée pluvieuse. La grisaille qui
émane de ces pages s'est harmonisée avec l'atmosphère ambiante. La plaisanterie
est comme le qualifie François Ricard en postface, le roman de la dévastation.
Pourtant, même si ce champ de ruine pourrait se concevoir au premier abord
comme celui de la culture d'un pays sous la férule du régime communiste, la
véritable dévastation est surtout celle de la vie sentimentale des
protagonistes de cet ouvrage. Car La plaisanterie est avant tout un roman de la
vie des hommes, avec leurs bonheurs si maigres et si rares, leurs déboires plus
prompts à s'entrelacer pour assombrir l'horizon.
Ludwik et Lucie s'aimaient avec sincérité. Leurs élans se sont pourtant heurtés
à la barrière d'une sensualité étouffée. Le contact des corps, prolongement
naturel d'un amour partagé, fut pour Lucie un supplice qui rendit leur union
impossible. Ludwik restera dans l'ignorance de la cause de cet échec. Le
lecteur l'apprendra de l'alternance des narrateurs de ce roman à plusieurs
voix. Cette déconvenue fera de sa vie affective d'adulte une faillite. Héléna,
Jaroslav et Kostka, les autres voix de cet ouvrage, ne seront guère plus
heureux dans leur vie amoureuse.
Voilà un roman qui dépeint l'état d'esprit d'êtres sensibles aux prises avec
les affres de la nature humaine, dans un contexte politique cultivant la
dépersonnalisation. Les esprits malléables en quête d'eux-mêmes sont gagnés par
la désillusion et la mélancolie. Ses premiers lecteurs ne s'y sont pas trompés,
ils ont perçu chez ce talent contraint un auteur capable de dire le malaise
dont ils souffraient eux-mêmes. Ce talent déploiera ses ailes plus tard dans
l'exil et clamera son ressentiment de ces années volées à une jeunesse
entretenue sous le boisseau, même s'il reste fidèle aux valeurs et à la culture
de ses jeunes années. Musique, tradition, enracinement dans le christianisme
trouvent faveur dans ses pages. Sans oublier une sexualité assumée même si elle
n'est jamais l'aboutissement espéré de la plénitude amoureuse. Un voile
grisâtre est la toile de fond de cet univers que chacun espérait légitimement
radieux.
Milan Kundera nous livre un roman un peu déprimant. Sans doute révélateur de
l'esprit d'un lieu et d'une époque.