Je ne regarderai désormais plus de la même façon ces caméras
qui s'installent dans tous nos espaces publics. Je viens de lire le plus
célèbre roman de George Orwell, 1984, dans la nouvelle
traduction de Josée Kamoun.
Version modernisée, adaptée aux formes linguistiques et idiomes contemporains.
La novlangue qu'ont connue les lecteurs francophones de la première traduction
de 1950 est devenue le néoparler. Mais Big Brother est resté Big Brother. Il a
survécu au temps, s'y est incrusté, et a même prospéré, pas seulement dans le
langage. Ne l'avait-il pas prophétisé ?
Je sors de cette lecture un tantinet oppressé. J'ai besoin d'air pur. Si la
traduction est réussie au goût du lecteur tardif que je suis, je suis heureux que
prenne fin la torture de ce talent littéraire. Talent immense et incontestable.
Au point qu'il peut enfermer le lecteur dans son monde pervers et remettre en
question ni plus ni moins que son plaisir de lecture. Et ne lui donner qu'une
seule hâte, celle de sortir des griffes de Big Brother.
Et pourtant, dans les griffes de Big Brother, nous autres lecteurs du 21ème
siècle nous y précipitons volontairement de nos jours à grands pas, par le
truchement de ces appareils qui ne quittent plus nos poches, se sont installés
chez nous, ces autres qui suivent les déplacements de notre carte bancaire, et
tant d'autres encore. George Orwell en
grand visionnaire d'une époque où n'existait encore ni internet, ni
reconnaissance faciale avait envisagé cette ère qui est déjà là. Une ère qui au
petit homme retire son libre arbitre pour l'inclure avec son assentiment
inconscient, à l'insu de son plein gré, selon une expression désormais
galvaudée, dans ce que Yuval Noah
Harari dans son ouvrage Homo Deus, une brève histoire du futur,
appelle la grande bulle de données. Bonne nouvelle l'intelligence survivra.
Mauvaise nouvelle, elle sera artificielle. A qui profite le crime ? L'être
humain devient la cible du grand marchandage planétaire. Et quid du sentiment
dans tout ça ?
Sentiment dont George Orwell vide
la conscience humaine, y compris le plus noble : l'amour. L'individu n'existe
plus. Il est part d'un tout. Absorbé, phagocyté par une organisation aux
contours mal définis mais omnipotente, laquelle a pouvoir de vie et de mort sur
terre y compris de retirer à l'individu ce qui fait prospérer l'humanité, le
corollaire de l'amour : l'instinct sexuel. Et de gérer la reproduction, la
perpétuation de l'espèce sur un plan comptable et non plus affectif.
Au sortir de la seconde guerre mondiale et de l'avènement du communisme, George Orwell est
inspiré par ces grandes tyrannies broyeuses d'individus qui s'ingénient à faire
des individus des êtres décérébrés, dépourvus de toute velléité de pensée
autonome, inféodés à une idéologie totalitaire. le régime s'autogère de façon
collective et se perpétue par voie biologique. Eugénisme, sélection,
assujettissement, bienvenue dans le monde de Big Brother. "Le pouvoir,
rien que le pouvoir pur". le pouvoir n'est pas un moyen, il est une
finalité.
La grande idée étant la réécriture du passé, l'abrogation de la mémoire, le
modelage de la pensée aux contingences du moment. le présent abolit le passé.
le mensonge est institué en vérité. La grande idée c'est aussi le
"Ministère de la paix en charge de la guerre, celui de l'amour qui
s'occupe de la torture, le Ministère de la vérité de la propagande et celui de
l'abondance de la disette". Tout cela savamment orchestré pour entretenir
et diriger la rancoeur de la grande masse des "prolos" vers des boucs
émissaires. C'est du grand art. C'est déprimant à souhait. Voyage dans les
abysses du désespoir, de la résignation, pour la prospérité du Parti et d'une
minorité qui a fomenté tout cela à son grand bénéfice. Comme d'habitude, on ne refait
pas le monde. La Ferme des
animaux nous le confirme.
Archétype de dystopie, un ouvrage qui vous lave le cerveau. Vous fait promettre
de ne pas le relire. A moins que…
A moins que la réécriture du passé vous fasse oublier sa lecture et qu'un
d'optimisme inconsidéré guide votre main vers sa reliure sur le rayon de la
bibliothèque, que vos yeux se portent sur les premières lignes : "C'est un
jour d'avril, froid et lumineux et les pendules sonnent 13:00." … Et vous
voilà de nouveau sur les pas de Winston Smith à ne plus pouvoir vous en
extirper jusqu'à vous convaincre d'amour pour Big Brother. La boucle est
bouclée. Bonne chance à vous.