Je fais partie de cette
génération nourrie au folklore de la conquête de l'ouest : films de cowboys et
d'indiens dans lesquels ces derniers étaient présentés sous le jour des
méchants agresseurs d'innocents fermiers, la foi chevillée au corps, ne
cherchant qu'à vivre chichement d'un labeur harassant. John Wayne et autre
tunique bleue de service à la Metro-Goldwin-Mayer accouraient au galop au
secours de ces infortunés au son du clairon en tête de la colonne de cavalerie.
Pétarade et youyous des indiens sur leur chevaux bariolés. Les valeureux
combattants en plumes et peinture de guerre roulent dans la poussière. Et ce
qu'il faut bien appeler les colons repoussent la frontière un peu plus vers
l'ouest, les Amérindiens un peu plus vers la sédentarité, celle-là même qui
ruine leur culture. On n'arrête pas le cours de l'histoire, celle des blancs en
tout cas. Et God bless America.
J'ai appris depuis à rétablir
l'équilibre quant à la responsabilité de qui agresse qui. J'ai appris depuis
que l'histoire de la plus grande démocratie de notre planète commence par ce
qu'il faut bien appeler l'anéantissement d'une culture. Et le premier opus de
la trilogie de Jim
Fergus, Mille
femmes blanches, dont je sais d'ores et déjà que je lirai les autres, est
un coup de projecteur sur un sujet que les Américains ont évidemment le plus
grand mal à aborder. Leur mémoire collective occulte cet enfantement dans la
douleur d'une société qui aujourd'hui domine le monde.
Jim Fergus se
défend de parler au nom des Amérindiens. Il ne s'en attribue aucune légitimité.
N'est-il pas lui-même descendant de ces aventuriers qui, débarqués sur la côte
est, n'ont eu de cesse de réduire les territoire et mode de subsistance des
indigènes à la peau rouge. Il le dit dans un français plus que correct au cours
des divers entretiens de promotion de ses ouvrages sur nos antennes. Il se sent
plus de légitimité à évoquer le sujet avec le point de vue des femmes, ce qui
est surprenant pour un homme. Des femmes qu'il faut bien en l'occurrence
qualifier de blanches, puisque héritières des expatriés du Mayflower.
Mille
femmes blanches contre mille chevaux. Curieux marchandage proposé par
les Cheyennes reçus à Washington par le Président Ulysse Grant. Ils avaient
bien compris que leur survie était dans l'assimilation. Une manière pour eux de
découvrir par le métissage la civilisation qui s'imposait à eux. de toute
façon, c'était ça ou disparaître. le grand chef blanc de son côté y a vu tout de
suite un double intérêt, le premier de se débarrasser de personnes devenues
encombrantes puisqu'il leur enverrait des femmes extraites des prisons et
asiles d'aliénés, le second de surseoir au climat de guerre inéluctable
provoqué par l'appétit des colons qui lorgnaient toujours plus loin dans
l'appropriation des richesses naturelles des terres indiennes. Les femmes en
question devaient y gagner quant à elles leur liberté. Sombre machination de
dirigeants d'une communauté d'individus qui se disaient civilisés à l'égard de
ceux en qui ils ne voyaient que des sauvages.
Ce que n'avait pas imaginé le
gouvernement c'est que lesdites femmes découvriraient une culture plus élaborée
et vertueuse qu'il ne voulait le reconnaître. Elles finiront par prendre fait
et cause pour leurs nouvelles familles. Ce que n'avait pas imaginé Little Wolf,
le chef de la tribu cheyenne persuadé selon sa culture qu'une parole donnée est
sacrée, c'est que l'homme blanc trahirait sa promesse. Et dans pareil contexte,
une promesse non tenue par l'homme blanc, c'est une entorse à la dignité. Cela
se terminera dans un bain de sang.
J'ai écouté Jim Fergus parler
de ses romans. J'ai aimé son humilité et la forme de sagesse avec lesquelles il
évoque ce sujet douloureux. On retrouve ces qualités dans son écriture.
Beaucoup de précaution de langage pour à la fois ne rien renier d'un passé
honni et ne pas se mettre non plus au ban d'une société dont il est issu. C'est
une écriture consensuelle qui peine parfois à traduire l'horreur des massacres
qu'il faut pourtant bien évoquer comme tels. Une écriture d'une grande pudeur
laquelle ne verse jamais dans l'affectation même quand les événements se font
dramatiques. Une écriture qui a aussi le mérite de traduire parfaitement la
communion avec la nature à laquelle s'astreignent les Cheyennes. Harmonie et
équilibre qui s'expriment par le respect des indiens vis-à-vis de leur milieu
de vie, quand les hommes blancs font des cartons sur les bisons depuis les
fenêtres du train. J'ai aimé ce point de vue des femmes qui contre toute
attente trouvent chez les Cheyennes, de tradition matrilinéaire, plus de
considération que dans leur milieu d'origine bouffi de code moraux empesés.
On "n'arrête pas le cours de l'Histoire" clament les nouveaux colons.
Pour sûr qu'ils ne parlaient pas de la même histoire. Celle des Amérindiens
s'est bel et bien arrêtée quand ils ont été parqués dans les réserves livrés
aux vices de l'oisiveté, ayant dû laisser leurs grandeur et fierté entre
prairies et collines en même temps que les terres dont on les
dépossédait. Mille
femmes blanches est un magnifique ouvrage servi par une écriture très
séduisante.