Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 11 août 2015

Gros-Câlin ~~~~ Romain Gary

 

  

Un lecteur non averti ferait connaissance de Romain Gary avec Gros-Câlin, il y a de grandes chances pour qu'il ne franchisse pas le cap de la cinquantaine de pages, tant il est déroutant, et classe de facto son auteur parmi les saugrenus à éviter.

N'espérez donc pas de lecture facile avec ce titre pourtant racoleur. C'est à dessein. Amateurs d'intrigues à suspens ou d'aventure sensuelle passez votre chemin. Vous êtes dans l'univers de Romain Gary, avec sa faculté d'abstraction, sa force de communication des émotions et son sens de la dérision. Dans ce registre, je recommande à ceux qui ne liraient qu'un extrait de cet ouvrage de le faire avec l'incursion de Gros-Câlin chez les voisins du dessous de chez Cousin, son héros ainsi nommé. (page 179, édition Folio) C'est du grand art.

La prouesse d'un tel ouvrage est dans sa faculté à l'énoncer de paroles sensées, portées par des propos incohérents. Et le travers du télescopage des idées. C'est l'expression de l'innocence du dément. Désordonnée mais surtout engendrée par la solitude et la carence d'amour. Et plus encore que d'amour à recevoir, d'amour à donner : "Je sais également qu'il existe des amours réciproques, mais je ne prétends pas au luxe. Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité". Le simple, dans sa modestie pitoyable.

Romain Gary n'a pas son pareil, non pas pour se glisser dans un personnage, mais pour y enfermer son lecteur. C'est parvenu à ce stade que ce dernier sera gagné par l'émotion. Car mieux que dans leur substance, c'est dans la forme des propos que le lecteur prend la mesure du désarroi de son héros. L'exercice est périlleux pour un auteur. Si le but c'est l'appropriation du personnage par le lecteur, il y a aussi grand risque de rejet. Il faut toutefois dire qu'à l'époque de la parution de ce livre, Romain Gary est arrivé au sommet de son art, à un stade de sa notoriété où il peut se livrer à des constructions extravagantes, des tournures syntaxiques et sémantiques qui sont autant d'outrages au bien écrire. La trivialité du vocabulaire est même dérangeante, voire choquante. C'est volontaire. Il cherche à communiquer un mal-être en mettant le lecteur lui-même mal à l'aise avec l'usage, et même l'abus, d'un langage très cru, très impudique.

Et suprême défi au monde littéraire, se jouant de la flatterie que pourrait lui valoir sa notoriété, il ira jusqu'à publier son ouvrage sous un pseudonyme, en parfait inconnu.

Mais voilà, le talent est là et on perçoit déjà dans cette publication le galop d'essai pour le prix Goncourt à venir. "J'étais en voie de disparition pour cause d'environnement" (page 285 - édition Folio) c'est déjà une expression qu'il aurait pu mettre dans la bouche de Momo, celui de La vie devant soi, qui paraîtra un an plus tard et vaudra à cet auteur "inconnu" la suprême récompense. La deuxième, pour cet arnaqueur sublime qui se sentait frustré d'avoir atteint le sommet après un premier prix.

Gros-Câlin, c'est l'expression d'un désarroi sans lamentation. La souffrance silencieuse d'un handicap, celle que procurent la solitude et l'indifférence. Ce cancer qui ronge les êtres dans la société moderne. Le serpent tropical dans la vie citadine, c'est une manière d'attirer le regard. C'est aussi un symbole. Celui de la froideur, au propre comme au figuré. La froideur du monde qui l'entoure et ne témoigne pas de cet élan de sympathie dont chacun a le plus grand besoin. En pareille sécheresse du cœur tout est bon pour glaner quelques gouttes de rosée, un peu de la fraîcheur de l'amitié. Tout sauf les lamentations. Question de dignité. La provocation peut elle aussi être un moyen. Un python affublé d'un nom ridicule, mais évocateur, est un bon moyen. Un nom mal-seyant pour un être froid,

dénué de sentiments, mais un nom qui dit tout. Enroule-toi autour de moi, Gros-Câlin, je te communiquerai ma chaleur. Je m'occuperai de toi. J'ai besoin de m'occuper de quelqu'un, fût-il un manchot stupide qui mange des souris. Car voilà bien le problème, un serpent ça n'ingurgite que des êtres vivants. C'est là que l'auteur qui se passionne pour toute forme de vie touche aux limites de son stratagème. Et s'il est un suspens dans cet ouvrage, c'est bien le devenir de cet animal pour qui son nouveau maître se refuse à condamner la moindre parcelle de vie pour le nourrir.

Les idées se télescopent en désordre le plus complet dans l'esprit de Cousin, ce héros en souffrance. Il ira jusqu'à s'assimiler à cet être froid dont il jalouse l'indifférence face au monde qui l'entoure, et s'imaginer gobant des souris.

Dans sa schizophrénie, il explore les occasions de succès. Il se tourne vers Jean Moulin et Pierre Brossolette dont les portraits sont accrochés au mur de ce deux pièces trop banal qui constitue son univers sans chaleur. Faut-il être mort en héros pour trouver grâce aux yeux des autres ?

Je n'écarte pas l'idée que cet auteur habile et subtil eût imaginé avoir atteint son but s'il dérangeait son lecteur au point de lui faire abandonner son ouvrage avant la fin. Cela signifierait qu'il ne se supporterait pas dans la peau de Cousin.

Car la fin justement, quelle peut-t-elle être quand on a perdu la raison ? En désespoir de sympathie des autres.

Alors si d'aventure Romain Gary (alias Emile Ajar) vous a rebuté avec Gros-Câlin, réconciliez-vous d'urgence avec lui en vous délectant de La vie devant soi, par exemple. C'est du garanti. Et plus si affinité, bien entendu.


dimanche 2 août 2015

Terre des Hommes ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry

 



Terre des hommes. 180 pages aux éditions Folio. Si on apprécie un tel ouvrage au poids on le méprisera. Si on l'apprécie à sa densité on l'honorera.

A consommer comme un bon vieux whisky, en plaisir égoïste, par petites gorgées entrecoupées de pauses silencieuses. Les arômes alléchants entêtent d'abord, puis le palais reçoit le coup de chaleur de la force alcoolique. Enfin, en le mâchant comme s'il était solide, viendront les saveurs. Elles déploieront alors toute leur complexité.

Pas une phrase creuse dans ce concentré d'humanité. Il ne faut pas hésiter à revenir sur l'une d'elle quand les yeux auront couru plus vite que l'appropriation de sa substance par l'esprit. Car il y a des formulations qui, faisant usage d'un langage d'une totale abstraction, n'auront de signification dans l'esprit du lecteur que par l'interprétation qu'il s'en fera. C'est le propre des œuvres contemporaines, ayant pris de la distance avec le figuratif, que de promouvoir le ressenti suggéré au détriment de l'imagé.

Saint-Exupéry, c'est une force de pensée philosophique prise entre le sable et les étoiles. Il est frappant de constater le nombre incalculable de fois avec lequel ces deux éléments reviennent dans ses pages.

Mais l'eau est noire. Il n'aime pas la mer. Prémonition pour celui qui s'y abîmera en 1944 ?
Voler n'est pas un but pour lui. C'est le moyen de s'affranchir de la pesanteur d'un corps, de se placer entre la petitesse de l'humanité engoncée dans ses contingences matérielles et la grandeur de l'univers au mystère insondable.

Le capital philosophique des ouvrages de Saint-Exupéry est suscité par les anecdotes autobiographiques de son auteur au travers d'une vie riche en aventures. C'est le cas de Terre des hommes. S'il fallait souligner un passage dans cette prospérité littéraire, la perdition dans le désert libyen a trouvé grâce à mes yeux avec la description de l'assèchement du corps par le manque d'eau. Saint-Exupéry y fait entorse à sa pudeur et se dévoile plus qu'à tout autre moment. N'est-il pas alors dans l'état d'esprit de celui qui vit ces derniers instants. Sans angoisse.

Point de texte anodin dans l'œuvre de cet auteur. Tout est prétexte à réflexion sur la condition humaine. Thème cher à Saint-Exupéry et au cœur duquel Terre des hommes trouve bonne place.