"La vérité précipite parfois
les hommes dans un solitude insondable." C'est sans doute la raison pour
laquelle ils se réfugient volontiers dans l'imaginaire, le rêve, quand ce n'est
pas l'irréel, le mystique voire l'irrationnel. L'univers de Murakami fluctue
dans ces aires aux contours mal définis. Il s'y complait et y embarque son
lecteur, lequel le suit volontiers, jusqu'à rester captif de ses errances
créatives. Difficile pour ce dernier, que j'ai pu être, d'interrompre sa
lecture et poser l'ouvrage. Il faut pour cela que les contingences du quotidien
élèvent la voix : "T'es encore dans ce fichu bouquin ?".
Murakami est un geôlier de
l'esprit. Il fait preuve d'une solide intelligence de l'intrigue. Avec un
subtil dosage de rebondissements, où l'inattendu le dispute à l'étrange comme
au convenu, d'artifices bien calibrés, de tournures de phrase lapidaires au
vocabulaire pourtant usuel, avec cet arsenal que son talent met à sa
disposition il accapare son lecteur et l'embarque sur ses pas aux confins du
réel, sur les traces de sa référence favorite en matière d'irrationnel : Kafka.
Dans une atmosphère parfois anxiogène toutefois moins cauchemardesque. Même si
le lecteur reste sur le qui-vive.
En refermant le premier volume du
Meurtre du commandeur, le lecteur est à cent lieues d'imaginer ce que l'esprit
fécond du maître aura concocté pour le conserver dans sa dépendance. C'est
l'intérêt de cette partition en deux tomes qui, au-delà de celui plus bassement
mercantile, permet au lecteur de reprendre haleine. Il en est du désir de
savoir comme de tout autre : il est plus ardent à vivre qu'à assouvir. Dans
l'irrationnel les pourquoi n'ont plus cours. Ils impliqueraient des réponses
par trop cartésiennes. Les comment s'y substituent et permettent de mesurer la
puissance créatrice de l'auteur. À la fin de ce premier volume l'énigme reste
entière. Même lorsqu'une idée apparaît.
Car c'est une idée qui obscurcit
plus qu'elle n'éclaire. Une idée qui n'est pas esprit. Une idée qui a pris
corps. Une idée qui ne juge pas. Drôle d'idée finalement que cette conscience
déportée, en forme d'ange gardien. Cette idée qui sort d'un tableau funeste, le
Meurtre du commandeur. Une idée qui semble pourtant amicale. Jusqu'à quand ?
Du narrateur au fil des pages, on
connaît toute la vie, sauf le nom. On envie son talent à peindre des portraits.
Activité dont il vit chichement, forcément. Jusqu'à ce jour où il prend
conscience que ses tableaux, aussi fidèles soient-ils, ne représentent pas leur
propriétaire. Enfin pas leur for intérieur, leur âme, donc pas eux-mêmes en
fait. Ils ne sont que le paraître et non l'être. Ce n'est pas Dorian Gray qui
le démentirait. Lui qui se torture à voir son âme vieillir sur la toile, quand
ses traits juvéniles persistent sur son visage.
Nous voilà rendus à mi-chemin de
cette connivence consentie. Car disons les choses comme elles sont, Murakami a
le don d'associer, de compromettre même son lecteur à ses libertés. Alors
tentons maintenant de suivre la métaphore qui se déplace. Jusqu'où ?
Certainement jusqu'à ce qu'un
sentiment profond de la nature humaine se dévoile et nous exprime son mal-être.
Il y a toujours un fonds d'humanité dans ces digressions savamment mises en
scène qui nous réjouissent.