"Je ne vieillirai jamais. C'est très facile, il suffit de l'encre, du papier, d'une plume et d'un cœur de saltimbanque"
Je confirme, Romain Gary, tu n'as pas vieilli. Tu n'es pas mort non plus. Je
viens de lire Les enchanteurs. Tu es là tout entier réfugié dans ces pages. Je
sens ton regard observer mon ravissement. Avec un sourire au coin des lèvres.
Certes pas un sourire de mépris, ce n'est pas ton genre à l'adresse des humbles
dont je suis, mais plutôt un sourire de commisération à l'égard de celui qui
est encore empêtré dans la triste réalité du vivant. Celle gouvernée par le
temps qui passe et enferme les hommes dans leur condition de mortels, engoncés
qu'ils sont dans leur contingences matérielles, dominés par la quête du plaisir
qui fait de chaque instant une course contre la mort. Triste réalité que tu
n'as pas hésité à "maudire jusqu'au tréfonds de sa pourriture".
La réalité lorsqu'elle se
rappelle à nous intervient toujours en profanation du rêve.
J'ai la conviction que si tu
avais usé d'un ultime pseudonyme pour publier cet ouvrage en 1973, tu aurais
une nouvelle fois berné les sages de l'académie Goncourt. Inspire-moi chaque
jour une seule des bouffonneries qui foisonnent dans ton ouvrage et je
m'afficherai en philosophe subtile. Car j'ai bien compris que ton humour si
affûté, si pertinent, intervient toujours en paravent de l'amertume suscitée
par ton impuissance à changer le monde, à l'extraire du temps qui passe, auquel
tu attribues une majuscule pour en faire le Temps, ce gouverneur de nos vies
qui, lorsqu'il "arrive auprès de Dieu, se couche à ses pieds et s'arrête
complètement, ce qui donne l'éternité".
Que vous aimiez ou non Romain
Gary, lisez Les enchanteurs. Comment mieux que lui dire la force du rêve et de
l'imagination ? Comment mieux dire la toute puissance de l'amour ? Comment
mieux utiliser l'esprit et en faire cette arme qui fait trembler les grands de
ce monde ? Je suis resté médusé par le talent mis en ouvre dans cet ouvrage,
écrit dans la pleine maturité de son auteur. C'est le genre d'ouvrage propre à
lui en dérober le mérite, à ne le faire considérer que comme la main
inconsciente de je ne sais quelle transcendance philosophique.
Lisez Les enchanteurs, vous y
découvrirez les déclarations d'amour les plus inspirées, les plus poétiques
qu'un esprit gagné au charme de la féminité puisse mettre en mots. Un amour
sublimé, car inassouvi. Seul le songe est garant de beauté. "Qui donc a
envie de se trouver au lit avec un être humain."
Tout Romain Gary est dans cet ouvrage. Fidèle à ses valeurs. Humaniste lucide,
amoureux de la nature, dépité du sort qui lui est réservé, méfiant des
"professionnels de l'au-delà qui, lorsqu'ils sont derrière une croix, sont
capables de tout", promoteur du joyau de la féminité qui n'existe qu'en
rêve. Les femmes n'aspirent-elles pas à être rêvées plutôt que conquises ?
"On ne peut aimer sans
devenir millénaire. " Voilà à n'en pas douter la raison pour laquelle dans
Les enchanteurs, Romain Gary, gagné par la maladie d'être devenu adulte, s'est
octroyé une dimension temporelle à la hauteur de l'amour qu'il voue encore à la
femme aimée deux siècles plus tôt. Une femme inaccessible, la jeune épouse de
son propre père, dont la tendresse qu'elle lui témoignait était à la fois une
torture et une aubaine, car "la seule, l'unique, la vraie femme, est celle
qui n'existe pas. Elle a au moment le plus doux le génie de l'absence."
"Je n'existe ami lecteur que
pour ta délectation et tout le reste n'est que tricherie, c'est-à-dire malheur
des hommes." Objectif atteint Romain Gary. Tu m'as enchanté avec Les
enchanteurs, terme générique de ton esprit fécond qui couvre la palette allant
des caniches savants aux philosophes les plus éminents. Tout ce qui vit de
l'art et de l'esprit. Me sachant pourtant bien le jouet d'une ouvre
d'imagination, dont tu nous dis qu'elle ignore le mensonge, je me suis accroché
à chacun de tes mots. Je sais qu'ils véhiculent une sensibilité à fleur de
peau.
Cet ouvrage est absolument
sublime. Il est parvenu à m'extraire un temps des griffes du "seul vrai
monstre qui a pour nom réalité."