En refermant cet ouvrage, j'ai l'impression d'en avoir
ingurgité d'innombrables. Les
yeux ouverts, c'est une bourrasque de culture. C'est surtout une formidable
leçon de sagesse.
Encore faut-il, en écrivant cela, bien prendre garde au choix des mots. Car le
terme de leçon comporte une notion de contrainte dont Marguerite
Yourcenar se serait, à n'en pas douter, défendue avec force de faire
usage. Recommandations de sagesse serait plus approprié. Mais il est vrai que
si je crains la réprobation quant à la sélection de mes tournures sémantiques,
c'est que je me sais observé depuis le "système sympathique" de
l'au-delà dont Marguerite Yourcenar fait désormais partie.
M'encouragerait-elle à poursuivre cette contribution sur Babelio ? A n'en pas
douter puisqu'il s'agit de parler des livres.
Marguerite Yourcenar nous a laissé au travers de cet ouvrage un recueil de
confidences étonnamment copieux pour quelqu'un qui rechigne à parler de soi.
J'ai pu y découvrir des facettes de sa personnalité insoupçonnées de ma part.
Une lecture plus attentive de ses œuvres aurait pu me les faire détecter, en
particulier par l'entremise de ces deux héros les plus évoqués dans cet
ouvrage, je veux parler de Zénon et Hadrien. L'érudition de l'académicienne
m'avait certes un peu étourdi, aussi n'y avais-je pas décelé la militante
écologiste, amoureuse de la nature, avocate de la cause animale et
dénonciatrice de bien d'autres phénomènes et comportements blâmables de notre
société moderne que le bon sens récuse. Mais tout cela ne participe-t-il pas
finalement de la même sagesse : celle de préserver un monde qui nous a ouvert
les bras en même que nous ouvrions les yeux. La lecture de cet ouvrage est un
grand bénéfice quant à la connaissance de la personnalité, de la vie et de l'œuvre
de cette auteure sublime.
Mon grand ressenti d'un tel ouvrage, c'est une impression de grande solitude de
son auteure. Une solitude certes entourée, mais solitude quand même. Comme
celle que notre vie moderne peut engendrer en nous faisant méconnaître notre
voisin de palier. Solitude de l'érudite dans un océan d'ignorance. Ne
l'a-t-elle pas éprouvée lorsqu'elle enseignait aux étudiants américains,
captifs de leur présent, d'un immédiat resserré sur des préoccupations
matérielles, quand tout aspire à dépasser le temps. C'est aussi la solitude de
la femme désintéressée, face à tant de cupidité. de celle-là même qui fait de
l'homme un pourfendeur de son environnement. La solitude encore de celle qui
embrasse toutes les religions sans discrimination, reprochant l'imposture de
ceux qui se réclament "de ligne directe de Dieu". La solitude
toujours de celle qui a conservé son âme d'enfant, se dit sans âge, quand trop
d'esprits plaintifs inféodés à leur narcissisme ne font que déplorer la
dégradation d'un corps qui subit les outrages du temps.
Mais la solitude est aussi une aubaine. Elle est propice à la contemplation, à
la création. Elle permet à Marguerite Yourcenar de s'extraire de
l'actualité, "cette couche superficielle des choses", et d'aimer
"le passé comme un présent qui a survécu dans sa mémoire". Elle lui
permet d'écouter les voix que le tumulte pourrait dissoudre dans la cacophonie
ambiante. Les voix de ses propres héros, Zénon et Hadrien, et tous les autres
qui ont trouvé au travers de ses ouvrages l'espace et le temps de faire
entendre leur vibration. Ce sont ces voix qui lui dictent ce qu'elle couchera
sur le papier. La solitude enfin autorise la communion avec ces écrivains
innombrables qu'elle a étudiés plus qu'elle ne les aurait seulement lus.
Marguerite Yourcenar ne donne aucun droit à ses semblables. Ils ne savent
que trop le mettre en avant. Elle ne leur parle que de devoirs. Au premier rang
desquels le devoir d'amour, mais dans l'acception orientale de ce sentiment.
Elle seule élève ce transport sensuel au niveau du sacré quand l'éducation
chrétienne culpabilise et juge la sensualité grossière. Sa hauteur inspirée lui
permet de désigner les calamités dont souffrent ceux de son temps et s'autorise
à les mettre en garde : "On n'a pas le droit de combiner les maux de l'âge
atomique avec la sauvagerie de l'âge de la pierre."
Avec son humilité légendaire et pour s'exonérer de tout mérite dont d'aucun
pourrait la gratifier, Marguerite Yourcenar prend les devants. Elle
s'affiche dans son rôle d'écrivain comme un "instrument à travers lequel
des courants, des vibrations sont passés…Tout vient de plus loin et va plus
loin que nous… tout nous dépasse et on se sent humble d'avoir été ainsi
traversé et dépassé."
Et puis comme toute fin qui n'est pas la mort n'est que provisoire, Marguerite
Yourcenar voudra clore ces entretiens retranscrits en évoquant cette
échéance ultime et inéluctable. Elle seule restitue l'égalité que la naissance
a désaccordée. L'état de vie n'étant qu'une parenthèse accidentelle, elle
affirme vouloir disposer de sa pleine conscience au moment où la parenthèse se
refermera pour ne rien rater de sa sortie. Fût-ce dans la douleur. Elle évoque
alors ces mots qu'elle a mis dans la bouche de Zénon et fait en sorte qu'ils
soient inscrits en épitaphe sur sa tombe : " Plaise à celui qui est
peut-être de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie."
Avec les ouvrages qu'elle nous a légués son esprit sublime plane ainsi encore
au-dessus des nôtres, ses lecteurs, grandement moins inspirés, grandement moins
instruits de l'héritage des penseurs et philosophes de tous temps. Mais
n'est-ce pas le rôle des écrivains que « d'exprimer ce que d'autres ressentent
sans pouvoir lui donner forme. »
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