C'est un ouvrage très autobiographique que nous adresse Dai Sijie avec Balzac et la petite tailleuse chinoise. Il a bien connu cette période de l'histoire de la Chine restée inscrite sous le nom de révolution culturelle. Il en a été la victime. Période catastrophique pour le pays qui a connu la fermeture de ses universités et l'exil de ses intellectuels - catégorie de la population qualifiée de bourgeoise et ennemie de la révolution - vers les campagnes pour leur rééducation par le prolétariat paysan.
On comprend alors que ce narrateur intervenant à la première personne et dont
on ne connaîtra pas le nom ne peut être que l'auteur lui-même. Dans le
dénuement qui leur fut imposé, à lui et son ami Luo, comme à tous ceux qui ont
subi cette humiliation, ce qui leur pesait le plus n'était pas tant la
dépossession de leurs biens que la privation de l'accès à la culture. Culture
occidentale en particulier, jugée perverse et contraire à l'esprit d'une
révolution engagée sous la vigilance des gardes rouges.
Aussi, lorsqu'ils apprennent qu'un exilé comme eux a réussi à soustraire à la
vigilance de leurs rééducateurs une valise contenant des ouvrages d'auteurs
classiques, dont Balzac, cette
dernière devient un graal à conquérir. Cette perspective leur donne toutes les
hardiesses pour étancher ce qui était devenu une soif irrépressible : lire.
Lire autre chose que la littérature autorisée à dominante politique, au premier
rang de laquelle le petit livre rouge de Mao. Ils sont prêts à toutes les ruses
pour y parvenir, avec la pleine conscience des risques qu'ils prennent à la
transgression de l'interdit. La révolution culturelle a fait son lot de
victimes dont le nombre est à l'échelle de la population chinoise.
Les deux amis n'ont plus qu'une obsession : s'abreuver à cette source qu'est à
leurs yeux la valise contenant les livres interdits. Et en partager le bienfait
avec celle qui a conquis leur coeur : la petite tailleuse chinoise. Dai Sijie fait
alors de cet ouvrage une forme de conte qui donne une certaine légèreté à
l'entreprise de nos deux jeunes assoiffés, même si l'insouciance devient
inconscience. Lire les auteurs classiques devient pour eux comme une
respiration, une bouffée d'oxygène qui vient éclaircir ce brouillard
d'obscurantisme que le système répressif a répandu sur le pays.
J'ai reconnu l'écriture moderne et accessible qui m'avait conquis avec
L'évangile selon Yong Sheng du même auteur. Elle évoque sans ambages cette
période sombre de l'histoire de la Chine. Une écriture sage, sans violence, qui
ne sombre pas dans le discours politique pour dire le désarroi de l'opprimé
mais fait comprendre que l'accès à la connaissance est une nourriture tout
aussi essentielle que celle qui remplit l'estomac. Un bien bel ouvrage.