Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

lundi 24 janvier 2022

Les têtes de Stéphanie ~~~~ Romain gary


S'il faut s'essayer à un nouveau genre, autant le faire sous un pseudonyme. C'est une façon pour un écrivain dont la célébrité n'est plus à faire de tester son écriture dans un nouveau genre, à l'abri de la notoriété. Ce peut être aussi la conquête de nouveaux lecteurs. Mais à l'inverse ce peut être encore une façon de protéger cette notoriété de ce nouvel exercice auquel on ne connaît pas l'accueil qui lui sera réservé. Une manière de quitter son personnage et de s'observer avec les yeux neufs d'un étranger. Ne pas être soi-même donne des ailes. Nombre d'acteurs de théâtres à succès sont à l'origine de grands timides.

Romain Gary se lance dans le roman d'espionnage sous le pseudonyme de Shatan Bogat. Les têtes de Stéphanie sera le seul ouvrage publié (en 1974) sous ce nom d'emprunt avant que l'auteur déjà goncourisé ne se lance un nouveau défi, cette fois dans le costume d'Emile Ajar. On connaît la suite.

Jongler avec les masques, c'est l'exercice auquel se livre un auteur parvenu au fait de la gloire. Est-il en quête d'un sursaut de célébrité ou bien se livre-t-il à une de ses facéties ? La supercherie n'est pas imposture dans le monde l'édition. Sauf peut-être quand la consécration suprême récidive indument – à son corps défendant ? Jubilation sans doute sous le masque de ce pied de nez fait à l'académie.

Le parcours de cet ouvrage n'est pas commun. On n'en attendait pas autrement de Romain Gary. Il écrit Les têtes de Stéphanie en anglais (américain) sous le pseudonyme de Shatan Bogat en 1974 (Traduction du russe Satan le riche). le traduit lui-même en français mais sous le pseudonyme d'une traductrice, Françoise Lovat. Décide ensuite de le publier à Londres sous le titre Direct flight to Allah mais l'attribue à un auteur français du nom de René Deville (devil n'est pas loin). Il fait pour cela retraduire en anglais la version française qu'il avait lui-même transposée de son originale américaine.

Voici donc sous nos yeux un roman d'espionnage avec lequel Romain Gary, alias Shatan Bogat, a décidé d'inscrire l'intrigue dans un monde qu'il n'a pas manqué de côtoyer au cours de sa carrière diplomatique. Les intérêts sont énormes, lourds de menace ; les enjeux stratégiques. La vente d'armes à un pays (fictif) du Golfe persique dont la stabilité est compromise par les velléités d'indépendance d'une minorité ethnique. C'est dans ce contexte que débarque Stéphanie, mannequin au fait de la gloire que lui autorise sa superbe plastique. Elle sera fortuitement témoin rescapée d'un attentat et tentera naïvement de dénoncer ce que les autorités veulent travestir en accident. Pensez-donc, les passagers de l'avion sont tous décapités, sauf elle et son ami l'acteur italien qui ne perd rien pour attendre.

Les péripéties procédant de cette machination déroulent un tapis rouge sous les pieds de l'auteur dont on connaît la causticité de l'humour. le contexte est propice aux chausses trappes et Romain Gary ne se prive de rien, y compris du burlesque pour dénoncer la rapacité des puissants. Les têtes qui roulent sous ses pieds et dont elle ne s'offusque pas de l'horreur témoignent du fossé que creuse l'auteur entre la gravité de la situation et l'innocence de son personnage. La belle Stéphanie est un faire-valoir de style tout indiqué pour brocarder les us et coutumes en vigueur dans les hautes sphères des chancelleries, des services secrets et autres organisations qui pataugent dans le marigot de la diplomatie à l'emporte-pièce.

Mais avec Romain Gary, se cantonner à un premier degré de lecture serait passer à côté du sujet. Avec ce trublion de l'édition il faut toujours aller chercher l'humain derrière l'inhumain. S'affranchir des instincts primaires dont il n'a de cesse de dénoncer les mauvais penchants de sa nature, se demandant toujours s'il en est responsable ou bien s'il faut y voir la main du sournois qui préside à la raison d'être de tout un chacun sur terre et dont on ne connaît rien des intentions. Stéphanie est belle de corps et pure d'esprit. Elle traverse les péripéties de son séjour houleux dans ce Golfe persique sans ternir l'éclat de ses qualités. Sa naïveté est innocence. Elle est le monde tel qu'il devrait être. Elle est l'humanité transcendée qui fait contre poids à la laideur du monde.

Cet ouvrage paru sous pseudonyme porte la signature de l'humaniste à la verve conquérante qui en la femme célèbre la féminité : celle qui porte la vie et donne le jour, celle qui embellit le monde de l'amour qu'elle diffuse partout où elle est. Féminité incarnée que célèbre Romain Gary dans tous les portraits de femme qui peuplent son oeuvre.

Cela fait de cet ouvrage une caricature bien manichéenne, certes soutenue par le verbe puissant et subtil de l'auteur primé, un exercice de style dans ce nouveau genre dont la légèreté fait perdre de la noirceur à la peinture de la nature humaine. Romain Gary nous offre quelques bons moments de jubilation comme il en a le secret. Si l'on veut s'en convaincre on lira page 197 édition Folio la tête de Bobo offerte en pièce à conviction à la secrétaire de l'ambassade américaine. Comique de situation pur sucre, caramélisé par le talent du maître. Un nouvel exercice qui n'est à mes yeux pas à la hauteur d'un Gros-câlin où Les enchanteurs. Shatan Bogat s'en est sans doute rendu compte pour ne pas récidiver dans le genre. Il avait mieux à faire sous le costume d'Emile Ajar.