1992, sur les hauteurs de Sarajevo. La guerre bat son plein. Edouard Limonov est filmé en compagnie de Radovan Karadzic, le chef des Serbes de Bosnie, par une équipe de la BBC qui réalise un reportage. Il sera diffusé sous le titre Serbian epics. On y voit Edouard Limonov, "the famous russian writer", qui s'essaye au tir à la mitrailleuse depuis les collines dominant la ville. Tir à l'aveugle. Pour voir. Dans les rues de Sarajevo, on rase les murs, on se jette au sol. La guerre donne libre cours à ce genre de comportement insensé ou situation dramatique selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre de l'arme.
Cet épisode de sa vie vaudra à Limonov l'étiquette de fasciste qui lui collera
désormais à la peau. Surtout dans les milieux intellectuels français. Il avait
séjourné auparavant quelques temps à Paris, dans l'errance de sa vie de
dissident russe, et déjà plus soviétique.
Curieuse ambivalence chez un personnage tout aussi singulier, fondateur et
idéologue d'un parti politique atypique lui aussi, mais sans gloire, celui des
nasbols, pour parti national-bolcheviks. Grand écart des idéologies dans les
oscillations du balancier de l'irrésolution, entre la nostalgie d'un communisme
moribond et les dérives extrémistes droitières. le tout sur fonds de chaos de
l'effondrement de l'union soviétique, dans une Russie ressuscitée trop vite,
que la pègre a prise de vitesse à la course vers l'économie de marché, doublant
ainsi les nouvelles autorités maladroites dans leur nouveau costume pseudo
libéral.
On peut se demander ce qui a pu inciter Emmanuel Carrère à se lancer dans la
rédaction de pareille biographie d'un personnage encore de ce monde. le
sentiment qui entre en jeu avec pareille intention est bien sûr celui de la
fascination. Celle suscitée par un héros qui a, non pas tout réussi, mais bien
tout foiré dans sa vie. Enfin presque, si l'on compare sa notoriété à son
ambition. Celle de faire de sa vie un mythe. Exigence suprême d'un narcissisme
prédateur. Il en convient lui-même, ne serait-ce que dans le titre de ses
ouvrages tels le Journal d'un raté, le petit salaud et Autoportrait d'un bandit
dans son adolescence.
La célébrité lui est quand même tombée dessus sur le tard. Elle est venue le
chercher en prison alors qu'il purgeait une peine pour ses menées subversives.
Sans doute parce que les autorités de l'époque, sous la férule de Vladimir
Poutine, ont estimé qu'il était moins dangereux libre, en trublion à la maigre
audience, que détenu. L'emblème du martyr aurait bien pu germer dans l'esprit
des déboussolés que cette période de bouleversements a pu jeter à la dérive.
Limonov, le beau gosse, l'auteur prolifique en sa langue natale, mourir ne lui
fait pas peur, ce qui le hante c'est de mourir dans son lit, inconnu. Aussi
n'a-t-il cessé de braver les autorités, de choquer les esprits, de chercher la
consécration dans le combat politique protestataire, puisque la séduction
n'avait pas porté ses fruits. Autant d'actions désordonnées à travers le monde,
New York, Paris, Moscou, Sarajevo et tant d'autres lieux où son entourage sera
témoin de ses extravagances, de ses comportements licencieux, en butte à un
monde qui ne l'adule pas à la hauteur de ce qu'il lui devrait. Ses ouvrages
clament ses désillusions.
Emmanuel Carrère a été séduit par ce personnage fantasque. A-t-il éprouvé de
l'affection pour lui ? Sans doute. A-t-il compati à sa déconvenue? Il s'en est
bien gardé. C'eût été lui faire injure. Je dirais plutôt qu'il a compris les
battements d'ailes de ce papillon contre le miroir du monde. Il a mis son style
limpide au service de cet esprit engoncé dans le costume de l'intellectuel en
mal de reconnaissance et qui n'a eu de cesse de tambouriner à la porte du
succès. Elle lui restait obstinément close. Il a été doublé sur le fil par
Joseph Brodsky dans la compétition au prix Nobel de littérature. Il s'en est
estimé floué. Il conservera envers ce dernier une rancune tenace.
Emmanuel Carrère a pu le désigner comme le prototype de qui ne se satisfait pas
de l'ignorance dans laquelle le laisse ses congénères. A l'indifférence, il
préfère le mépris. Même s'il faut choquer pour attirer l'attention sur soi.
Voilà pourquoi le "salaud magnifique" relate ses frasques sexuelles
durant sa vie de clochard à New York avec cet ouvrage: le poète russe préfère
les grands nègres.
Le style d'Emmanuel Carrère, il est agréable à lire. Il fait courir les pages
sous les yeux de son lecteur. Il est toutefois entaché à mes yeux de passages
d'une grande obscénité qui nous replonge dans la bassesse de la condition
humaine. Mais peut-être est-ce voulu pour s'identifier au comportement de son
sujet. Bien qu'à la lecture du Royaume, j'avais déjà pu me rendre compte
qu'Emmanuel Carrère ne s'embarrasse pas à tourner autour du pot. Appelons un
chat un chat, et tant pis pour qui s'en offusque. Cela n'a pas empêché son
auteur de glaner le Prix Renaudot 2011 avec cet ouvrage. Au diable le
conformisme à la bienséance.
Limonov, ou ne pas "mourir obscur". Voilà quel pourrait être le sous
titre de cet ouvrage passionnant.