Quel est ce temps dont Pierre Assouline nous dit qu'il y a eu un avant et un après ? Dans ce roman organisé en trois parties un observateur habitué à disséquer les personnalités nous décrit une société confrontée au drame. le récit colle à l'histoire. Tous les événements y sont vrais. La fiction les recolle bout à bout, leur redonne le liant que les livres d'histoire ont négligé dans leur obsession de la chronologie.
Ces avant, pendant et après sont ceux de la seconde guerre mondiale. Elle est
vécue dans cet ouvrage depuis le huis clos de l'hôtel Lutetia par
Edouard Kiefer - avec un seul f, car il y en a un autre avec deux f, moins
recommandable celui-là. Ce kiefer prénommé Edouard n'avait plus l'âge de partir
au front. Mais encore celui d'être dénoncé, et pourquoi pas déporté lui-même.
Il n'y avait pas d'âge pour cela. Aussi restait-il sur ses gardes. Il était le
détective chargé de la sécurité de l'hôtel. Ancien flic des RG, il était tout
désigné pour le poste. La psychologie de ses contemporains fréquentant l'hôtel,
ça le connaissait. Il la mettait en fiche. On ne se refait pas du jour au
lendemain, même en changeant de costume. Les bons vieux procédés avaient encore
leur efficacité à une époque où l'accès aux hôtels ne se faisait pas sans
l'ouverture d'une fiche de police.
La vraie nature des gens se dévoilent avec encore plus d'acuité lorsqu'ils sont
confrontés à la difficulté, au danger. C'est avec cet oeil d'expert que Pierre Assouline nous
fait vivre cette page sombre de l'histoire de l'humanité, car même depuis les
coulisses de l'hôtel Lutetia, il
est question de la Shoah. Cette finesse dans l'appréciation des comportements,
des caractères, cette auscultation des tréfonds de la nature humaine, Edouard
Kiefer sait mieux que quiconque s'y adonner. Les masques tombent quand les
circonstances donnent libre champ aux jalousies, aux peurs, aux convoitises. Ou
tout simplement à l'instinct de survie. Celui-là ne reconnaît plus de personne
sur son chemin quand il s'agit de se tirer d'un mauvais pas.
De l'hôtel Lutetia on
apprend que, comme tous les grands hôtels parisiens, il a été le théâtre d'une
petite parcelle de ce drame à l'échelle mondiale. Il a hébergé l'abwehr, le
service de renseignement de l'armée allemande pendant toute la guerre. Il a été
au moment de la libération et du retour des déportés, une plateforme d'accueil,
d'identification et de réinsertion administrative des rescapés.
Le Lutetia est
alors le théâtre de scènes d'attente angoissée, toujours, de retrouvailles, si
peu, d'immense chagrin plus souvent lorsque les listes, les témoignages ouvrent
la trappe sur le gouffre du désespoir.
D'aucuns pourront trouver le style quelque peu sirupeux. J'y ai trouvé quant à
moi le plaisir de retrouver la pureté de notre langue quand elle est mise en
oeuvre par un artisan ciseleur du calibre de monsieur Assouline. À
cette expertise s'adjoint l'érudition pour faire de cet ouvrage un plaisir de
lecture. Belle page de gloire de notre langue à défaut de l'être pour
l'histoire de l'humanité. Il y a aussi en filigrane une histoire d'amour à
laquelle la pudeur donne ses lettres de noblesse quand les élans sont maîtrisés
par les convenances. Une histoire vécue du bout des lèvres, pour ne pas faire
tâche dans une atmosphère de tragédie.