Quand on parle d’Odyssée, on pense immédiatement au périple
d’Ulysse de retour de la guerre de Troie. A croire que Margaret Atwood en avait
soupé de ce point de vue par trop masculin. Elle nous soumet ce périple mythique
avec un autre regard, celui de Pénélope bien sûr. Mais pour que les femmes
aient droit à la parole dans cette épopée choisit-elle l’artifice, si ce n’est
la précaution, de le faire d’outre-tombe. Qui plus est au 21ème
siècle, allant jusqu’à faire tenir un procès en reconnaissance de mérite,
recommandant en outre aux magistrats et avocats, bien modernes ceux-là, de se
garder de tout anachronisme et tenir compte des données du moment, celles d’il
y a trois ou quatre mille ans. Epoque bénie pour la fantasmagorie mythologique au
cours de laquelle les dieux régnaient en maître depuis l’Olympe.
Il s’agît-là bien entendu d’une démarche féministe. L’auteure
allant jusqu’à faire dire à Pénélope, en guise de mise en garde adressée à son
lecteur du 21ème siècle, de ne pas considérer sa théorie comme
« un ramassis de foutaises féministe sans fondement. » Ecornant au
passage la gent masculine, toutes époques confondues, prévenant son lectorat,
fût-il masculin, qu’il « est toujours imprudent de s’interposer entre un
homme et l’idée qu’il se fait de sa propre intelligence. »
Margaret Atwood se garde bien toutefois de faire du point de
vue féminin, depuis Ithaque donc dans l’attente du retour du héros, un monde
idéal pavé de nobles sentiments. On connaît le stratagème que Pénélope mit en
œuvre pour surseoir aux appétits de ses prétendants, briguant en fait le trône
on l’aura compris, on découvre la vie domestique du palais. Entre Anticlée, la
belle-mère, Euryclée, la nourrice, celle que Laërte considérait comme une
seconde mère pour son fils, les douze servantes versatiles quant à leur
fidélité, et enfin Télémaque le rejeton indocile, cette vie donc n’avait rien
d’une sinécure pour Pénélope, fût-elle reine. Augmentant d’autant son mérite à
attendre chastement son époux. Contrarié qu’il fût quant à lui dans son voyage
retour par le courroux de Poséidon, les entraves de la nymphe Calypso, et
autres égarements fomentés par Circé, le chant des sirènes et consort.
« Dans les Chants on raconte que…, on insiste sur
…, si vous croyez pareille chimère » vous serez un lecteur bien naïf
nous fait entendre Pénélope depuis les rivages célestes où s’alanguissent les
âmes. « Je me sens l’obligation de faire le point sur les calomnies dont
je fais l’objet depuis deux ou trois mille ans. Toutes ces histoires sont
totalement fausses. » Voilà qui remet les pendules à l’heure. Voilà donc
la raison pour laquelle est intenté ce procès, en réparation de tant de siècles
de suprématie masculine.
L’idée est originale. La mise en scène au demeurant fort judicieuse
ne nous semble nullement incongrue. On l’aura compris, le procédé est inusité et
le propos non dénué d’humour pour restituer à qui de droit les mérites du
succès de la plus célèbre épopée du monde. Ecrit de main d’homme, à la gloire
des seuls hommes, le plus vieux texte du monde qui ne fait de la femme que l’enjeu
d’un conflit ou le jouet d’une convoitise méritait sa correction. Voilà qui est
fait de la main de Margaret Atwood.
Et toi lecteur du 21ème siècle, ne perçois ni
légèreté ni futilité dans cette mise au point. Ce n’est pas Margaret Atwood qui
te le dit, c’est Pénélope. De l’expérience de ses trois mille ans d’observation
du monde elle s’autorise une recommandation à ton adresse, celle de ne pas regarder
avec mépris le monde antique tel qu’il t’est livré par l’histoire car « Je
me rends compte que le monde d’aujourd’hui est aussi dangereux que celui que
j’ai connu, sauf que la misère et la souffrance sont plus répandues. Quant à la
nature humaine, elle est plus vulgaire que jamais. » L’auteure de la
Servante écarlate, romancière dystopique, conserve avec cet ouvrage un regard
désabusé sur ce que l’homme fait de son passage sur terre.