Un lecteur non averti ferait connaissance de Romain Gary avec Gros-Câlin, il y a de grandes chances pour qu'il ne franchisse pas le cap de la cinquantaine de pages, tant il est déroutant, et classe de facto son auteur parmi les saugrenus à éviter.
N'espérez donc pas de lecture
facile avec ce titre pourtant racoleur. C'est à dessein. Amateurs d'intrigues à
suspens ou d'aventure sensuelle passez votre chemin. Vous êtes dans l'univers
de Romain Gary, avec sa faculté d'abstraction, sa force de communication des
émotions et son sens de la dérision. Dans ce registre, je recommande à ceux qui
ne liraient qu'un extrait de cet ouvrage de le faire avec l'incursion de
Gros-Câlin chez les voisins du dessous de chez Cousin, son héros ainsi nommé.
(page 179, édition Folio) C'est du grand art.
La prouesse d'un tel ouvrage est
dans sa faculté à l'énoncer de paroles sensées, portées par des propos
incohérents. Et le travers du télescopage des idées. C'est l'expression de
l'innocence du dément. Désordonnée mais surtout engendrée par la solitude et la
carence d'amour. Et plus encore que d'amour à recevoir, d'amour à donner :
"Je sais également qu'il existe des amours réciproques, mais je ne
prétends pas au luxe. Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité". Le
simple, dans sa modestie pitoyable.
Romain Gary n'a pas son pareil,
non pas pour se glisser dans un personnage, mais pour y enfermer son lecteur.
C'est parvenu à ce stade que ce dernier sera gagné par l'émotion. Car mieux que
dans leur substance, c'est dans la forme des propos que le lecteur prend la
mesure du désarroi de son héros. L'exercice est périlleux pour un auteur. Si le
but c'est l'appropriation du personnage par le lecteur, il y a aussi grand
risque de rejet. Il faut toutefois dire qu'à l'époque de la parution de ce
livre, Romain Gary est arrivé au sommet de son art, à un stade de sa notoriété
où il peut se livrer à des constructions extravagantes, des tournures
syntaxiques et sémantiques qui sont autant d'outrages au bien écrire. La
trivialité du vocabulaire est même dérangeante, voire choquante. C'est
volontaire. Il cherche à communiquer un mal-être en mettant le lecteur lui-même
mal à l'aise avec l'usage, et même l'abus, d'un langage très cru, très
impudique.
Et suprême défi au monde
littéraire, se jouant de la flatterie que pourrait lui valoir sa notoriété, il
ira jusqu'à publier son ouvrage sous un pseudonyme, en parfait inconnu.
Mais voilà, le talent est là et
on perçoit déjà dans cette publication le galop d'essai pour le prix Goncourt à
venir. "J'étais en voie de disparition pour cause d'environnement"
(page 285 - édition Folio) c'est déjà une expression qu'il aurait pu mettre
dans la bouche de Momo, celui de La vie devant soi, qui paraîtra un an plus
tard et vaudra à cet auteur "inconnu" la suprême récompense. La
deuxième, pour cet arnaqueur sublime qui se sentait frustré d'avoir atteint le
sommet après un premier prix.
Gros-Câlin, c'est l'expression
d'un désarroi sans lamentation. La souffrance silencieuse d'un handicap, celle
que procurent la solitude et l'indifférence. Ce cancer qui ronge les êtres dans
la société moderne. Le serpent tropical dans la vie citadine, c'est une manière
d'attirer le regard. C'est aussi un symbole. Celui de la froideur, au propre
comme au figuré. La froideur du monde qui l'entoure et ne témoigne pas de cet
élan de sympathie dont chacun a le plus grand besoin. En pareille sécheresse du
cœur tout est bon pour glaner quelques gouttes de rosée, un peu de la fraîcheur
de l'amitié. Tout sauf les lamentations. Question de dignité. La provocation
peut elle aussi être un moyen. Un python affublé d'un nom ridicule, mais
évocateur, est un bon moyen. Un nom mal-seyant pour un être froid,
dénué de sentiments, mais un nom
qui dit tout. Enroule-toi autour de moi, Gros-Câlin, je te communiquerai ma
chaleur. Je m'occuperai de toi. J'ai besoin de m'occuper de quelqu'un, fût-il
un manchot stupide qui mange des souris. Car voilà bien le problème, un serpent
ça n'ingurgite que des êtres vivants. C'est là que l'auteur qui se passionne
pour toute forme de vie touche aux limites de son stratagème. Et s'il est un suspens
dans cet ouvrage, c'est bien le devenir de cet animal pour qui son nouveau
maître se refuse à condamner la moindre parcelle de vie pour le nourrir.
Les idées se télescopent en
désordre le plus complet dans l'esprit de Cousin, ce héros en souffrance. Il
ira jusqu'à s'assimiler à cet être froid dont il jalouse l'indifférence face au
monde qui l'entoure, et s'imaginer gobant des souris.
Dans sa schizophrénie, il explore
les occasions de succès. Il se tourne vers Jean Moulin et Pierre Brossolette
dont les portraits sont accrochés au mur de ce deux pièces trop banal qui
constitue son univers sans chaleur. Faut-il être mort en héros pour trouver
grâce aux yeux des autres ?
Je n'écarte pas l'idée que cet
auteur habile et subtil eût imaginé avoir atteint son but s'il dérangeait son
lecteur au point de lui faire abandonner son ouvrage avant la fin. Cela
signifierait qu'il ne se supporterait pas dans la peau de Cousin.
Car la fin justement, quelle
peut-t-elle être quand on a perdu la raison ? En désespoir de sympathie des
autres.
Alors si d'aventure Romain Gary
(alias Emile Ajar) vous a rebuté avec Gros-Câlin, réconciliez-vous d'urgence
avec lui en vous délectant de La vie devant soi, par exemple. C'est du garanti.
Et plus si affinité, bien entendu.