Les mots, les miens, ceux d'un lecteur libre et bien nourri, seront
impuissants, et peut-être même indécents.
Lisez les siens !
Les mots, les miens, ceux d'un lecteur libre et bien nourri, seront
impuissants, et peut-être même indécents.
Lisez les siens !
"La guerre ravage et révèle." C'est la
réflexion que fait Brodeck au maire de son village en citant une poésie
ancienne. Il faut dire qu'il en sait quelque chose sur la nature humaine,
Brodeck, lui qui est revenu d'où on ne revenait pas. Mais peut-être ne s'en
est-il pas sorti lui-même sans remords. Lui dont l'innocence a dû s'humilier
pour survivre. "Moi, j'ai choisi de vivre, et ma punition, c'est ma
vie", quand tant d'autres ne sont pas revenus de l'enfer.
Et lorsque la paix retrouvée, un inconnu se présente au village, avec
l'intention d'y séjourner, les interrogations vont bon train. D'autant qu'il
semble plutôt perspicace pour ausculter les consciences, cet inconnu, sans
toutefois être très causant. Une présence étrangère silencieuse, ça fait naître
l'inquiétude et courir les rumeurs. La population du village pourrait bien en
avoir sur la conscience justement, au lendemain de la guerre.
Aussi, lorsque comme un seul homme, la population du village lui aura réglé son
compte à cet étranger embarrassant, c'est à Brodeck, le seul à avoir fait des
études, que le maire du village demandera de rédiger le rapport. Peut-être
aussi pour l'impliquer, car il n'a pas participé à la folie meurtrière. Un document
que le maire veut suffisamment complaisant pour ne rien expliquer.
C'est avec un style qui fait de cet ouvrage une grande allégorie que Philippe
Claudel dresse une fresque de la nature humaine, capable de faire de gens
ordinaires des monstres. Que ce soit en circonstances de guerre ou non. Mais à
l'instar de Romain Gary, il ne blâme pas les hommes. Qui est le vrai
responsable ? "Dieu? Mais alors, s'Il existe, s'Il existe vraiment, qu'Il
se cache. Qu'Il pose Ses deux mains sur Sa tête, et qu'Il la courbe …
aujourd'hui, je sais qu'Il n'est pas digne de la plupart d'entre nous, et que
si la créature a pu engendrer l'horreur, c'est uniquement parce son Créateur
lui en a soufflé la recette?"
Une
âme plane dans l'infini de l'espace et du temps. Elle s'installe un jour dans
une enveloppe charnelle. le temps d'une vie, l'intemporelle se contraint
alors au rythme d'une horloge biologique. Devient conscience. Se tourmente de
questions. Sur l'avant, l'après, le pourquoi. Puis s'arrête un jour le tic-tac
du temps et retourne à son infini. N'est-ce que cela la vie ?
Les peurs, les douleurs des autres nous ramènent aux nôtres. Au chagrin de la
perte de son ami, un auteur scénariste se plaît à imaginer que le livre dans
lequel il évoquera son souvenir va se refermer sur son esprit, l'inclure à
jamais dans son texte et le faire monter peu à peu vers les cieux. Comme le
fait le peuple Toraja des enfants morts en bas âge, en plaçant leur corps dans
une cavité d'un arbre majestueux. Il les emporte alors vers le ciel au rythme
lent de sa croissance ligneuse.
Un texte fort. Conceptuel. Une élévation. Un texte qui dédramatise la mort.
Lorsque Romain Gary prend la plume pour écrire ce qui deviendra son premier roman édité sous ce nom, il ne connaît pas encore l'issue de cette guerre qui écrase son pays natal sous la botte des feldgrau de l'Allemagne nazie. L'Europe est plongée dans la dévastation. Pourtant, lui n'accable pas l'espèce humaine. Il est convaincu que l'homme, fût-il allemand, n'est pas responsable de son malheur : "Mon Dieu, est-ce vraiment Toi qui tire les ficelles. Comment peux-Tu ? Comment peux-Tu ? "
Au comble de la détresse, Romain Gary condamne
la guerre à sa manière. Il ne s'épanche pas sur le sort des victimes. Ne
Console ni ne plaint. Il ne vilipende pas non plus les traitres et les
bourreaux. Il use du subterfuge de la déraison pour les engloutir dans le grand
tourbillon du ridicule. Tel sergent décore de sa croix de fer la neige pour
saluer son rôle dans le sort des batailles. Tel général soviétique se fait
tirer l'oreille pas son petit caporal de père. Tels soldats allemands
chevauchent des troncs d'arbres dans un ballet nautique délirant sur la Volga.
1943 ! L'issue de la guerre n'est
pas encore envisagée. Quand sa ville natale est le théâtre des exactions qui
banalisent la mort, Il lance ce "cri désespéré qui semble clamer d'avance
la certitude de l'échec, la vanité de toute tentative, le deuil fatal de tout
espoir humain."
La Bataille de Stalingrad sera
peut-être un tournant. C'est la première fois que l'armée allemande est tenue
en échec. Janek a alors 15 ans, son père l'a mis à l'abri dans une cache
souterraine. Les événements le dépassent, mais les épreuves le rattrapent et
lui volent sa jeunesse. Une maturité venue trop vite le jette dans l'action. Il
rejoint un groupe de partisans qui se cache au coeur de la forêt.
"Education
européenne, pour lui ce sont les bombes, les massacres, les otages
fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes…".
C'est cet énorme gâchis que Romain Gary dénonce.
Mais il le dit et le répète : "Ce n'est pas la faute des hommes. C'est la
faute à Dieu."
1943 ! Il faut se mettre dans la
peau de cet homme, auteur au succès encore en devenir, qui a choisi de
combattre avec les Forces françaises libres. Alors que le bout du tunnel n'est
pas en vue, il prend la plume pour crier l'absurdité de la guerre, tout en
rejetant le défaitisme. N'a-t-il pas choisi la lutte, en contradiction avec ses
convictions humanistes.
A contre-courant du
catastrophisme général, il se force à envisager un sursaut de sagesse. C'est
pour cela que Janek rencontre l'amour au coeur de l'hiver et de la misère, au
fond de son trou dans la forêt, quand un sac de pommes de terre est une manne
tombée du ciel. C'est pour cela qu'il arrache Zosia à son commerce infâme qui
lui fait vendre son corps à l'ennemi pour la bonne cause.
Roman noir écrit au plus profond de la guerre, mais roman d'espoir quand même. La raison des hommes triomphera de la déraison dans laquelle les plonge son Créateur. La démence déploie ses ailes dans des chapitres qui tirent en longueur. Mais n'est-ce pas cela cette guerre qui n'en finit pas et qui ne peut être qu'oeuvre de folie. Ne sommes-nous pas 1943 ?