Brad Pitt savait-il, en acceptant le rôle, qu'Achille était
allé jusqu'à s'exiler sur l'île de Scyros et se travestir en fille dans un
groupe de danseuses pour échapper à la guerre. Voilà qui aurait pu quelque peu
ternir l'image du héros guerrier et ôter des scrupules à l'acteur vedette,
lequel se reprochait d'avoir accepté un rôle trop racoleur.
Il est un euphémisme de dire que l'adaptation de la guerre de Troie par
Wolfgang Petersen est très libre. Dans son film, entre autres écart avec
l'Iliade, la guerre de Troie est l'affaire de deux semaines et passe sous
silence les atermoiements du héros de Troie plus enclin à jouir de ses amours
que de gloire militaire. Si l'on en croit en tout cas la version que nous
livre Madeline
Miller dans le
chant d'Achille.
Dans la controverse qui s'est faite jour au fil des siècles à propos de
l'amitié qui unissait Achille et Patrocle, Madeline
Miller a faite sienne la version de l'éminent historien Bernard
Sergent, président de la Société de Mythologie française, abondant à une
relation homosexuelle. Et pour couper court à l'autre aspect de la controverse
quant au statut de l'un par rapport à l'autre, Eraste (le plus âgé, pour ne pas
dire vieux) Eromène (le plus jeune), Bernard Sergent a trouvé dans ses
recherches approfondies suffisamment d'éléments pour faire de leur idylle une
passion entre jeunes amoureux de même âge. L'homosexualité jouissant en cette
époque aux dires des spécialistes de la plus grande tolérance. Époque donc
bénie des dieux à leur égard et à leur regard. Sauf que ce dernier était
assombri, ou éclairé selon l'intention qui préside, par une autre valeur de
l'époque, aujourd'hui disparue : l'honneur. Valeur qui, lorsqu'elle est
bafouée, aux délices de l'amour commande de lui préférer la guerre .
C'est comme ça que la légende se fait histoire
Histoire d'amour entre deux jeunes garçons donc, mais contrariée par l'honneur souverain – ils ont dix-sept ans lorsqu'Agamemnon les entraîne dans cette folle épopée pour reprendre Hélène aux Troyens – que nous suggère la version de Madeline Miller dans ce bel ouvrage. Version que l'on prend au sérieux. Elle a mis dix ans pour écrire ce roman qu'on qualifiera d'historique puisque fondé sur des textes dont les premiers nous viennent de l'antiquité grecque. Sachant qu'ils étaient déjà loin d'être contemporains des faits générateurs de la légende qu'ils colportaient. C'est comme ça que la légende se fait histoire pour qui n'y prend garde, se nourrissant à l'envi d'imaginaire épique, celui-là même qui de bouche à oreille au fil du temps sculpte un héros de marbre dans un bloc de calcaire à peine dégrossi. Après tout "La vérité, c'est ce que croient les hommes", déclare Ulysse à ses deux jeunes qui voudraient dissimuler leurs sentiments réciproques. Mais on n'est pas prince ou demi-dieu pour vivre dans le mépris de ce que commande l'honneur, sauf à sombrer dans l'opprobre et perdre son statut.Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs
Patrocle est le narrateur de cette épopée. On ne s'étonnera pas, connaissant le
sort qui lui est réservé sous les murs de Troie, de le savoir à la fin de
l'ouvrage s'adresser à nous n'étant plus alors "constitué que d'air et de
pensées." Plus que tout autre il est celui qui endure et subit cette
guerre pour rester fidèle et loyal envers son amant devenu son maître. Ne
dit-il pas de lui-même être considéré par les autres "seulement comme
l'animal de compagnie d'Achille". Il est celui dont les sentiments sont à
la fois les plus humbles et les plus purs. Lorsque figé dans sa fierté offensée
Achille refusera de combattre aux côtés d'Agamemnon, Patrocle se substituera à
celui-ci pour sauver sa réputation. Se sachant haï par Thétis, la déesse mère
d'Achille, il ne peut espérer aucun secours des dieux. Sa fidélité à la
grandeur de son amant le perdra. Mais "aucune loi n'oblige les dieux à
être justes".
A prendre le parti de l'amour sincère entre deux jeunes hommes, Madeline Mille
n'en trahit pas pour autant ce qui est communément admis du sort de Troie et de
ses héros des deux camps. On n'en dira pas autant du film de Wolfgang Petersen.
Autant que puissent être l'univers des dieux et les fantasmagories de la
légende, l'amour reste une valeur qui ne varie ni avec le temps ni avec la
qualité de ceux qu'il favorise. Mais depuis que le monde est monde une valeur
autant malmenée par l'homme toujours prompt à lui mettre des bâtons dans les
roues.
Madeline
Miller m'avait conquis avec Circé. le
chant d'Achille confirme mon engouement. A quand un troisième ouvrage
de cette auteure inspirée pour combler mon avidité à fréquenter dieux et
demi-dieux. Ils me dissipent de notre réalité trop nourrie d'humaine nature
dont on sait combien elle est avide de la chose matérielle. Et sous l'emprise
d'un dieu avare de manifestations mais n'en revendiquant pas moins quand même
monopole et majuscule.