Quelques bouquins avalés à la hâte avaient forgé mon orgueil
et je me targuais d'érudition. Je me croyais armé pour défier Marguerite Yourcenar. Avec son "look" de paysanne du terroir, elle n'impressionnait
pas le jeune coq que je suis en littérature.
Il m'avait quand même fallu élever un peu le regard avec Mémoires d'Hadrien, et
mesurer du même coup l'ombre que répandait sur mes certitudes la dimension de
son auteure. Mais soit, cette ouverture sur l'antiquité m'avait mis du baume au
cœur. N'était-ce pas une « période dorée » comme le disait elle-même
Marguerite à Bernard Pivot dans un entretien en son refuge américain.
C'est avec Zénon, le héros de L'Œuvre au noir, que j'ai poursuivi mon bras de
fer avec le monstre d'érudition. Au gré des chapitres, j'ai partagé la vie
d'errance de l'alchimiste. Lui pourchassé par l'obscurantisme d'une religion
qui n'admet ni concurrence ni contradiction, moi par les mêmes démons que ceux
qui m'ont conduit sur les chemins de l'école buissonnière.
Je me rends compte très vite que Marguerite Yourcenar a placé la barre très
haut. Elle a en outre convoqué dans cet ouvrage tant de célébrités des temps
anciens qui me sont inconnues, que la solitude m'étreint dans ce monde
surpeuplé. Pas étonnant que je ne perçoive que froideur chez les contemporains
de Zénon. Il faut dire aussi que, convaincus d'une foi qui nous est aujourd'hui
étrangère, ils sont capables d'avancer vers le bûcher avec moins de trouble que
moi vers le siège du dentiste.
Zénon rêve de liberté. Celle-là même qui nous fait aujourd'hui récuser les lois
de la nature. Philosophe, il trouve dans la sagesse compensation à sa
privation. C'est un grand observateur de son temps. Son point de vue donne à
Marguerite Yourcenar prétexte à développer le sien propre sur cette époque
intraitable envers qui oserait avancer que la terre tourne autour du soleil.
Alchimiste, il croit à l'immanence de la matière, la transmutation du plomb en
or. Malgré les efforts de la science pour nous convaincre du leurre, ce rêve
insensé nous est resté. Mais les jeux de hasard se sont substitués au plomb
dans une alchimie encore plus subtile dont on connaît le bénéficiaire.
Médecin, Zénon redevient réaliste. La plus grande qualité de l'époque pour un
tel praticien étant le fatalisme, en la maladie il détecte une raison
supérieure, en la souffrance une punition. Quand pour nous le refus de la
douleur est devenu une exigence. Humaniste, il regrette cependant ce que les hommes font de leur vie. Les
espoirs qu'il tire de son idéalisme forcené sont battus en brèche par une
religion qui gouverne les esprits en ce XVIème siècle en Europe. Il lui récuse
néanmoins le monopole de la vérité : "Je me suis gardé de faire de la
vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude".
Seul un personnage fictif pouvait regrouper autant de qualités pourtant parfois
difficiles à faire cohabiter dans le même esprit. Il est construit sur mesure
et donne ainsi à Marguerite Yourcenar le champ pour développer ce que son
esprit foisonnant peut concocter afin de faire passer son message.
S'il est vrai que la quête alchimique commence par l'introspection, L'Œuvre au
noir m'a renvoyé à mes insuffisances. Voilà un ouvrage propre à redonner de
l'humilité à qui voudrait se glorifier d'une culture qu'il n'a pas. Il s'en
trouvera forcément détrôné au sortir d'un tel ouvrage. Je ne dirai pas que
cette lecture m'a comblé de bonheur. Chaque page est si lourdement chargée
d'autant de volumes ingurgités par son auteure pour en sculpter chaque phrase
que mes frêles épaules ont ployé.
Me voilà dépité au sortir de mon empoignade. Une fois de plus je n'ai pu que
mesurer la hauteur de la montagne dont le sommet se perd désormais dans les
nuages. Me voilà renforcé dans ma conviction de persévérer pour combler ce que
les dissipations de mes universités ont pu me faire accumuler de lacunes.
Le sourire malicieux figé sur le masque de celle que je voyais comme une
paysanne du terroir m'a fait comprendre l'inégalité du combat. Quand tu ne peux
pas abattre ton ennemi, embrasse-le. Marguerite, je t'aime un peu, beaucoup, à
la folie. Même si tu es sévère avec mon pauvre discernement, je reste beau
joueur.