Résumer l'intrigue de Northanger Abbey peut se limiter à
l'énoncé de la question suivante : l'héroïne va-t-elle épouser l'élu de son cœur ? Après avoir lu Orgueil et préjugés, j'ai bien peur que d'autres romans
de Jane Austen ne se réduisent à cette seule question. Mais ce pressentiment ne
me fera pas reculer à l'idée de les découvrir, ces autres ouvrages. Alors,
pourquoi m'infliger la lecture de romans dont l'épilogue transpire dès les
premiers chapitres, moi qui n'ai point trop de goût pour langueur et pâmoison ?
Cette auteure connaît trop bien les obstacles que les mœurs de son siècle
dressent en travers de la route de deux êtres qui ont trouvé leur complicité.
N'en a-t-elle pas elle-même fait les frais ? Elle qui ne connaîtra ni les joies
ni les peines du mariage. C'est sans doute pour cette raison qu'elle fait de la
publication des bans l'épilogue de ses romans, et s'aventure si peu sur le
terrain de la vie de couple.
Seulement voilà, réduire les romans de Jane Austen à leur intrigue est
justement trop réducteur. C'est surtout passer à côté de l'essentiel : le style
et la langue d'abord, qui font des conversations et des écrits du 18ème siècle
des œuvres d'art, la relation des sentiments, qui fait des romans de Jane
Austen de véritables analyses psychologiques, l'autopsie de la nature humaine,
qui conserve à ses œuvres une modernité intemporelle et enfin l'étude des
moeurs de son siècle qui fait de ses ouvrages un support historique
irremplaçable.
Le parler des instruits de ce siècle est une dentelle crochetée de tournures
verbales au subjonctif. Cette conjugaison autorise des accumulations de
propositions subordonnées qui s'enchaînent et s'entremêlent sans alourdir la
phrase ni divertir de son sens. Elle confère certes au texte une certaine
préciosité qui peut paraître agaçante, mais elle lui donne avant tout un rythme
et une musicalité qui compense le travers. Le subjonctif passé n'a ici
d'imparfait que dans la concordance des temps.
La naissance du sentiment est chez Jane Austen une alchimie qui échappe à la
raison, mais trop souvent contrecarrée par la raison. Accompagné de la montée
du désir, il est passionnant de découvrir dans ses lignes la troublante
combinaison des élans du cœur et du corps dans la maturation d'une force
pulsionnelle pourtant abstinente. Apprenez avec Jane Austen que satisfaire un
désir, c'est mourir un peu. Apprenez que le désir est un tyran dont on aime
l'odieux acharnement. Le désir n'a de jouissance que dans la quête d'un doux
avenir sans cesse ajourné. Le siècle de Jane Austen savait la valeur de
l'aspiration irrationnelle et insatiable du désir, il savait que sa prompte
satisfaction provoque l'extinction d'une part d'imaginaire et du bonheur qui s'en
nourrit. Dans la culture du tout, tout de suite, qui est devenue la nôtre,
notre impatience nuit à la montée du désir. Elle le transforme en besoin, dont
la satisfaction ne fait qu'obéir à nos instincts et non plus à la sublimation
qui seule distingue l'homme de l'animal. Que sait-on aujourd'hui de la volupté
du désir inassouvi quand tout doit être accompli avant que d'être conçu ?
Quant à l'irremplaçable étude mœurs de l'époque que constituent les romans de
Jane Austen, je cite là un passage qui vaudra à tout un chacun, ou chacune, à
n'en pas douter, quelque instant de perplexité : "La plume géniale de
l'une de mes sœurs romancières a déjà mis en évidence tous les avantages d'une
sottise naturelle chez une jolie fille. Elle a fort bien traité ce sujet, et
j'avouerai simplement, pour rendre justice aux hommes, que si, en majorité et
pour les moins intéressants d'entre eux, ils considèrent que la bêtise rehausse
grandement les charmes personnels d'une femme, il en est cependant certains qui
ont trop de savoir et d'instruction eux-mêmes pour désirer chez une femme plus
que de la simple ignorance". Voilà de belles tournures pour dire les
choses, comme savait le faire la langue de ce siècle. C'est du Jane Austen pur
sucre quand elle s'adresse directement à son lecteur. Elle le fait souvent dans
cet ouvrage.
Gageons qu'avec des avancées de ce gabarit dans la connaissance de la
psychologie humaine, on s'y retrouve encore quand les temps seront devenus
modernes au point de ne plus nous compter dans leurs rangs. Mais je veux bien
qu'il me reste encore quelques soirées de lecture pour me délecter d'autres
suavités comme celle-là. Elles compensent largement le quota de futilités qui
peuplent l'esprit des jeunes filles en fleur. Car de la futilité à la philosophe,
il n'y a qu'un pas dans les ouvrages de Jane Austen.