Le style. Ah ! le beau style de monsieur Flaubert. Oui mais …
Je me suis donc risqué au style de ce ténor du langage, tout
seul, comme un grand, avec la lecture de L'éducation sentimentale, que les initiés
hissent très haut sur les rayons de la littérature classique. Moi qui n'ai à me
reprocher d'autre étude littéraire que celle d'un bac scientifique. Moi qui me
rangeais du côté des férus de trigonométrie pour brocarder nos congénères des
classes littéraires.
Pour ma défense, et contre toute attente, j'avoue avoir
toujours eu un a priori favorable pour cette époque, chère à Flaubert, où
quelques perspectives parisiennes ouvraient encore sur des pans de campagne, où
les rues de notre capitale n'étaient pas encore ceintes de l'anneau sonore et
empuanti d'un boulevard périphérique. Bien que des encombrements elles en
connaissaient déjà, les rues parisiennes de Flaubert. Mais les senteurs étaient
plus fauves, les sonorités moins ronflantes, les voix humaines encore audibles
au dessus du tumulte urbain. Et Dieu sait si Flaubert, en stakhanoviste du
langage qu'il était, s'attachait, s'évertuait même, à les décrire avec une
minutie obsessionnelle, avec tant de détails que l'action en est devenue
anecdotique. Point de rêverie inspirée toutefois chez lui : du réel et du
concret, de la précision dans le trait, les formes, les matières, les couleurs.
De la précision à longueur de chapitres avant même que de cette exactitude
n'émerge un geste, un événement, une intention, une vibration, une peur, une
joie, enfin quelque chose qui nous fasse comprendre que le décor n'est qu'un
écrin de la vie des hommes, que le langage n'est qu'un moyen de le traduire. Et
non une finalité.
En plaidoyer à pareille incursion dans la littérature du
19ème siècle j'avoue en outre avoir adjoint à ce penchant nostalgique, un
faible pour les convenances, surtout quand il s'agit d'arpenter le long chemin
si périlleux qui mène au coeur des dames. Notre vocabulaire contemporain
ponctué d'anglicismes, dont les locuteurs eux-mêmes ignorent jusqu'au sens, le
culte de la médiocrité assumée, l'inconséquence et la vulgarité de notre temps
me rebutent quand même parfois. Tout cela me fait regretter les tournures
enflammées au verbe bien calibré, la sensualité des belles phrases que notre
langage moderne d'onomatopées a désormais phagocytée.
Le penchant pour les sciences qui a gouverné ma vie avait
quelque peu bâillonné ma sensibilité. Avec l'âge elle refait surface. Dois-je
parler de romantisme, quand Flaubert qualifiait ces épanchements de
"désespoir factice", réfutait " cette espèce d'échauffement
qu'on appelle l'inspiration" et jugulait ces élans du coeur pour donner
corps dans ses écrits à un pessimisme chevillé à l'âme.
Je me rappelle m'être alangui avec Madame Bovary, assoupi
peut-être même. J'ambitionnais le retour en grâce du roman psychologique, le
réveil de la passion. J'ai sombré avec l'Éducation sentimentale. J'ai découvert
que lorsqu'un amour est impossible, avec Flaubert, il le demeure. Aussi,
l'entêtement érodant la sensualité, je me suis enlisé dans les longues litanies
descriptives du maître, plus figuratives que les toiles de ses contemporains
paysagistes. Je me suis laissé obnubiler par les oscillations entre bienséance
et illusion amoureuse, horripiler par les atermoiements infligés par fortune et
rang social.
Peu d'événements, rien d'émoustillant dans la vie de
Frédéric Moreau, pâle héros impuissant à conduire sa propre vie, empêtré qu'il
est dans les contingences matérielles, les codes sociaux. Homme de toutes les
faiblesses, il laisse couver son feu intérieur plutôt que lui donner l'oxygène
qui le ferait devenir flamme et réduire en cendre ce décor dans lequel il se
dilue. Dans lequel Flaubert le dilue. A force de le fignoler ce décor, de le
ciseler, de le polir, de le retoucher. Pour qu'il soit parfait.
Oui, mais voilà, la perfection, c'est peut-être aussi
l'ennui. Il lui aurait peut-être bien fallu un petit grain de folie à ce
Frédéric Moreau pour aller forcer la porte de son aimée et l'emporter, la ravir
à son confort. Car certainement qu'elle aussi s'ennuyait dans sa vie bourgeoise
bien rangée.
Décidément il manque encore quelque chose à mes affinités
littéraires pour décoder la quintessence de ce style dont on vante la
perfection, en isoler les constituants et goûter les subtilités, l'excellence
d'un auteur perfectionniste à l'extrême autant que besogneux. Et oublier le
besoin d'action. Je n'ai pas perçu le piquant de cette passion amoureuse
irraisonnée que la morale de son siècle réprouvait. Il me reste à l'esprit
qu'une sorte de fadeur de personnages sans lustre, la représentation d'une
société bourgeoise que Flaubert exècre tant qu'il veut nous la dépeindre dans
le plus infime détail, le plus pâle reflet. Il me colle au souvenir une forme
de grisaille. Cela me laisse imaginer sans peine les murs et les ruelles
sombres de notre capitale au crépuscule du romantisme. Peut-être que c'est ça
le style de Flaubert. Peindre son temps au point de rebuter son lecteur avec
tout ce qui le rebute lui-même. Flaubert eut été peintre, il aurait représenté
la laideur avec maestria.
Deviendrai-je mystique avec le temps que je ne trouverai pas
plus grâce aux yeux du maître. Avec lui la vie s'observe, se palpe, se respire,
se dépeint. Elle s'écrit avec des phrases d'orfèvre. Elle ne s'inspire pas.
Alors le style de M. Flaubert, il est beau. C'est vrai. Mais
la perfection ça manque de chaleur, de sensibilité, ça sent l'obsession
maniaque. Ça ennuie. Et ça m'a fait perdre le goût des belles phrases. Dommage.