Après Grossir le ciel et Plateau, Né d'aucune femme est mon
troisième Frank Bouysse. A la lecture de Plateau, je lui avais reproché de
mettre mon vocabulaire à l'épreuve. Il faut dire qu'il n'y était pas allé de
main morte en employant mots et expressions qui feraient un carnage dans un
quizz sur Babelio. Je laisse aux forts en thème le soin de jauger leur niveau à
la lecture d'un florilège que j'avais souligné dans mon intervention sur
Babelio. J'en profitais pour mettre en garde l'auteur contre le piège de la
sophistication.
Avec Né d'aucune femme, il a tenu compte de mon conseil. Il est revenu à un
parler que l'on comprend d'autant mieux qu'il malmène allègrement notre sacro-sainte
vieille grammaire, comme on se plaît à le faire dans nos conversations de tous
les jours. Un parler que nos instituteurs, pas encore professeurs des écoles,
se sont évertués à tenter de dégraisser de ses idiomes et autres tournures
exotico-argotiques. Mais avec cet ouvrage, Franck Bouysse nous offre une autre
forme de mise à l'épreuve.
Cette fois, noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir.
Ce vers extrait d'une chanson bien connue de notre rocker national récemment
disparu va comme un gant à cet ouvrage. J'ai failli craquer. Il n'y a vraiment
plus d'espoir. On a franchi un cap dans la déprime. J'ai failli ne pas aller au
bout tellement la marteau-thérapie du malheur y est allée fort pour écraser
toute velléité de voir émerger le moindre petit bonheur.
Mais quand il n'y a plus d'espoir, on se prend toujours à espérer. On est comme
ça. On ne veut pas croire qu'il n'y ait plus d'espoir. Et espérer quand il n'y
a plus d'espoir, ça s'appelle croire au miracle. C'est pour cela que je suis
allé au bout du tunnel. Et seuls ceux qui y sont allés aussi savent s'il y a de
la lumière au bout du tunnel. Cet ouvrage, c'est comme le boyau du malheur dans
lequel on rampe en quête d'air pur, qui se rétrécit au fur et à mesure de la
progression, jusqu'à étouffer son lecteur dans l'enfermement d'une solitude
oppressante. Claustrophobie mentale.
La victime sur laquelle Frank Bouysse s'acharne avec son style en forme de
flagellation s'appelle Rose. Elle a été vendue par son père à un riche
propriétaire en mal de descendance. Rose vivra un martyre. Elle nous dit dans
les cahiers qu'elle rédige, pour témoigner de son calvaire à la postérité, et
exister enfin, ne pas savoir trouver les mots pour exprimer son désarroi. Frank
Bouysse le fait pour elle. Il le fait si bien qu'on voudrait lui tendre la main
à Rose. C'est pour cela qu'on va jusqu'au bout. On veut savoir si les cahiers
que Rose a pu faire parvenir à un prêtre seront sa seule échappatoire à la
spirale de la négation de la personne dans laquelle il a enfermé sa victime.
Aux constantes que l'on retrouve dans ces trois ouvrages de Frank Bouysse - un
ancrage dans le monde rural, des personnages rustiques au point d'en devenir
associables, un acharnement du sort sur un héros qui devient victime de son
auteur, et un épilogue qui reste à deviner, ouverture incertaine vers l'espoir,
quand même - à ces constantes on ajoutera dans ce dernier ouvrage, Né d'aucune
femme, une cruauté froide qui glace le sang.
Un roman qui m'a fait marquer une hésitation en son milieu quant à le terminer.
Je suis quand même allé au bout.
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Ouvrages par genre
vendredi 31 mai 2019
Né d'aucune femme ~~~~ Franck Bouysse
vendredi 17 mai 2019
Brûlant secret ~~~~ Stefan Zweig
Stefan Zweig n'a pas son pareil pour l'analyse des sentiments humains. Avec lui, la culpabilité est souvent au centre de la palette. Et la psychologie enfantine au coeur de Brûlant secret. J'ai toutefois bien peur que l'exercice n'ait été périlleux pour lui. Il a eu du mal à placer son personnage entre innocence et maturité.
Mais je me ravise à cette
réflexion, en replaçant cette nouvelle dans le contexte de la première moitié
du XXème siècle. Les enfants n'étaient pas en ce temps nourris dès le plus
jeune âge des choses de la sexualité tel qu'ils le sont de nos jours avec tous
les supports à portée de main. Leur raisonnement avait en revanche plus de
consistance. Pour ceux en tout cas qui avaient les moyens de recevoir une
éducation digne de ce nom, comme c'est le cas du jeune Edgard dans cet ouvrage.
C'est un contexte que connaît bien Stefan Zweig. Il n'a pas été lésé par une
naissance indigente de ce point de vue.
Il n'en reste pas moins que c'est
du Stefan Zweig, avec son analyse méticuleuse du mécanisme mental de la personne,
traduite dans une construction tout aussi perfectionniste de son ouvrage.
Surtout lorsque celle-ci est articulée en chapitres titrés qui séquencent la
démarche. Cela tient du diagnostic clinique.
Reste la profondeur de l'analyse
de l'observateur indiscret de la nature humaine qu'il est. Et puis le style
onctueux comme toujours.
jeudi 16 mai 2019
Citadelle ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry
"Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer." Ce
sont les premiers mots de cet ouvrage qui se présente comme le recueil des
méditations De Saint-Exupéry.
Si l'on en juge par le nombre d'occurrence de la conjonction "car"
dans cet essai, on ne doute plus de l'intention de Saint-Exupéry d'accumuler,
dans ce qui n'est alors qu'un fouillis de réflexions, les arguments qui
viendront étayer une démonstration. Elle reste certes à structurer mais on a déjà
compris qu'il s'agit de mettre en garde la plus turbulente des créatures de
Dieu, contre sa propension à se perdre en futilités.
"Si tu veux comprendre les hommes, commence par ne jamais les
écouter."
Saint-Exupéry ne
croirait-il en l'homme que parce qu'il est créature de Dieu ? Il manifeste à
l'égard de celle-ci un humanisme forcené mais exigeant. Avec ses
interpellations laissées à la postérité, il n'a de cesse de la stimuler pour
tenter de canaliser ses intentions vers le chemin de la raison. Une raison
empreinte de foi religieuse, même si parfois le doute gagne du terrain.
"…il n'est rien qui soit tien car tu mourras." Comportement
d'appropriation, d'avilissement contre lequel il ne cache pas son aversion
allant jusqu'à parler de pourrissement et qu'il sent de nature à détourner son
semblable de sa vocation originelle : bâtir l'humanité.
Bâtir. Une obsession chez lui. Empire, temple, cathédrale, dont on ne sait ce
qu'ils embrassent, mais tout est symbole dans une cascade de métaphores en
lesquelles émerge un idéal de vie. Elle est un éternel chantier et chaque jour
est une naissance. Chaque pierre devrait être une preuve de l'aptitude de
l'homme à faire de cette vie un édifice d'humanité dont la clé de voute serait
l'amour de son prochain.
"Mélancolique j'étais car je me tourmentai à propos des hommes"
Saint-Exupéry est
de ces êtres rares qui ont une distance avec leurs semblables au point d'en
ressentir de la solitude. Solitude de celui qui prêche dans le désert. Aux
antipodes d'un Camus qui se révolte contre l'absurdité de la vie et le silence
de Dieu, il loue la vie et justifie le mystère de Dieu. "Car je n'avais
point touché Dieu, mais un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu."
Citadelle,
c'est aussi la parole donnée à un père parti trop tôt et qui a cruellement
manqué à la jeunesse du petit Antoine. Cet ouvrage restera comme le plus pur
produit d'un esprit livré à la déception d'un monde trop imparfait.
Foisonnement d'allégories abandonnées en désordre à un avenir qui ne s'est pas
tenu. Et peut-être n'est ce pas plus mal. Car vouloir les rendre accessibles à
ses semblables n'eut-il pas ôté de la spontanéité au geste de l'écrivain et
fait perdre de la hauteur au philosophe.
Citadelle,
c'est aussi la richesse d'une poésie affranchie de la rime. Pensées brutes,
parfois confuses et difficiles à décoder tant elles comptent sur la force de
l'image, sur la candeur de la parabole. Bouillonnement contenu d'une foi en
l'homme chancelante mais toujours sincère, car entretenue vaille que vaille par
une éducation rigoureuse, laquelle refuse de céder du terrain à la facilité.
Le fil directeur de pareil ouvrage existe. C'est l'hymne à la vie. La structure
quant à elle n'existe pas encore lorsque Saint-Exupéry confie
ses pensées à ses carnets.
Celle qui sera inventée par ses éditeurs posthumes répondra à la préoccupation
de préserver un trésor tel qu'il aura été abandonné. Ils chercheront à
perpétuer ce "J'ai besoin d'être" et à mettre en valeur une pensée
humaniste trop tôt engloutie dans les flots de la Méditerranée en 1944. Mais,
ne sommes-nous pas "ensemble passage pour Dieu qui emprunte un instant
notre génération."