"L'acoustique d'un livre", fabuleuse expression
de Marguerite Yourcenar dans sa préface d’Alexis. Elle conviendrait si bien à
cet ouvrage tout aussi fabuleux de Jaume Cabré. Car un violon y est institué en
personnage. Ce violon, c'est le Vial. Un parmi les meilleurs de l'histoire de
la lutherie. Un Storioni.
L'acoustique de ce livre, ce pourrait aussi être l'écho d'un cœur qui bat.
Celui d'Adrià Ardèvol, vibrant d'un amour à la fois intransigeant et raisonné
pour la belle Sara.
Mais l'acoustique de ce livre pourrait être beaucoup plus lugubre. Elle
pourrait renvoyer les cris de terreur des enfants que l'on opère à vif sous
prétexte d'expérience dans les camps de la mort. Ceux de la femme déclarée
adultère et lapidée par son accusateur. Elle a eu le tort d'être violée par
lui-même. Ce pourrait être encore ceux de cet hérétique dans les carcans de
l'inquisition. Car du Mal – avec un M majuscule - il est question dans cet
ouvrage. le Mal absolu. Celui qui survit aux générations, car inscrit dans les
gènes de ces êtres qui constituent le genre humain.
Une main passée dans les cheveux eut été un geste d'amour inespéré pour Adrià.
Car d'amour il n'a pas connu dans son enfance. Ni de la part de son père, ni de
la part de sa mère. Préoccupés qu'ils étaient de lui tracer l'avenir qu'ils
n'avaient su se ménager à eux-mêmes. Un grand humaniste lettré pour l'un, un virtuose
du violon pour l'autre. Heureusement qu'il y avait Carson et Aigle noir, à la
sagesse légendaire, en tuteurs instruits de sa conscience orpheline. Aussi
lorsque l'un et l'autre de ses parents disparaîtront, les yeux d'Adrià
resteront aussi secs que le désert affectif de son enfance.
Dans l'héritage, il y a la boutique du père. Elle regorge de pièces rares,
parmi lesquelles des manuscrits originaux. Il y a surtout le Vial, ce violon à
la sonorité exceptionnelle. Mais accepter un héritage, c'est accepter aussi le
passif. Ce sera pour Adrià le point de départ vers "les enfers de la
mémoire" dans lesquels les spoliateurs et les escrocs sont légion.
Confiteor est un voyage dans les révélations, au rythme des pensées qui se
télescopent dans l'esprit de son narrateur, provoquent autant de digressions et
enchaînement hasardeux. Cet un ouvrage d'une exigence rare envers son lecteur.
Il ne lui autorise aucun relâchement d'attention, au risque pour lui de perdre
le fil d'une pensée qui, dans la même phrase, passe d'un siècle à l'autre, de
Barcelone à Tübingen ou au Vatican. Il traduit ainsi la fébrilité de son
narrateur. Elle va crescendo jusqu'à la frénésie de l'urgence, dans le
dénouement de cet héritage assumé. Dans ce chaos des manifestations du mal au travers
de l'histoire le repentir est vain. Et de la vibration des cordes du violon
émerge au fil des pages celle d'une vérité honnie.
Un auteur se fond rarement avec pareille dextérité dans l'intimité de son
personnage, au point de leurrer son lecteur. C'est du grand art. Dans la même
phrase le "je" du narrateur-acteur, presque autobiographique, alterne
avec le "il" du narrateur externe et ajoute à la sublime confusion
des souvenirs. Ils surgissent en désordre et s'imposent comme les témoins d'une
histoire parfois lointaine dans laquelle se trouvent les racines du mal. Ils
pèsent si lourd dans cet héritage qu'ils sont le véritable écho de l'acoustique
de cet ouvrage.
On regrette que les contingences quotidiennes viennent nous extirper de ce
faisceau de souvenirs dans lequel l'auteur nous abîme. On regrette que notre
propre rythme biologique nous oblige à fractionner la lecture d'un tel pavé de
900 pages. Cette immersion est une dérobade à sa propre vie.