Etonnante cette facilité de Marguerite Yourcenar à se glisser dans la peau de ses personnages, surtout masculins : Hadrien, Zénon, Alexis dans cet ouvrage ou Éric von Lhomond encore dans le coup de grâce.
Etonnant aussi chez elle cette faculté d'autopsier le processus de pensée de
l'homme, au sens de mâle de l'espèce humaine, dans sa relation au monde, dans
sa relation à l'autre. L'autre étant souvent féminin naturellement, mais pas
seulement, tel Antinoüs pour Hadrien.
Son approche des sentiments est très intellectualisée, un peu trop même. Elle
lui confère une froideur presque scientifique. Cette maîtrise imposée ôte à mon
sens à l'expression du sentiment sa spontanéité, sa sensualité qui donne de la
chaleur à l'épanchement amoureux. Comme elle le dit elle-même : "Au lieu
de parler d'amour, nous parlions sur l'amour".
Il est beaucoup question d'états d'âme de la part de ses héros dans l'évocation
de ce combat qu'est la vie, en quête de plénitude plus que du bonheur, estampillé
trop convenu. Ces personnages évoluent dans un univers écartelé entre les
aspirations du corps, certes bien gouvernées, les convenances imposées par le
milieu social et l'élévation intellectuelle, seule à pouvoir supprimer les
barrières qui cloisonnent nos sociétés. On verse toutefois peu dans les
croyances. Le spirituel est trop hasardeux.
Mais la maîtrise de la langue vient au secours de cette analyse quelque peu
déprimante. Pas un mot superflu, chacun est lourd de signification. Pas une
phrase creuse. Pas un paragraphe qui ne soit construit. La syntaxe de Marguerite
Yourcenar, qu'elle façonne en orfèvre, est l'escabeau qu'elle place sous nos
pieds pour accéder à la puissance de son univers sémantique.