J'en suis averti, la tétralogie dans laquelle je m'engage en lisant Neige de printemps de Mishima est une oeuvre testament. le testament d'un homme qui n'est pourtant ni condamné par la maladie ni en âge suffisamment avancé pour envisager l'échéance ultime prochaine. Mais pourtant, ainsi que l'écrit Marguerite Yourcenar dans l'essai qu'elle a consacré à cet auteur fascinant – Mishima ou la vision du vide – c'est le testament d'un homme qui prépare son "chef-œuvre" : son suicide rituel.
Cette connaissance de l'acte
irréparable est à la fois nuisible et profitable à pareille lecture. En
refermant Neige de printemps, le premier tome de la mer de la fertilité, je
sais déjà que j'irai au terme de cette splendide œuvre romanesque en me
procurant les trois autres opus d'une tétralogie qui prend des allures de
monument. Un monument érigé par celui-là même qu'il rappelle à notre souvenir.
Nuisible la connaissance de ce parcours testamentaire, parce que je sais déjà
que mon esprit va inconsciemment chercher au fil des pages les indices du
cheminement intellectuel vers une fin décidée. Cette quête inconsciente peut me
faire reprocher un voyeurisme morbide. Mais profitable plus encore, je veux
m'en défendre, sera cette lecture. D'abord parce que les deux autres ouvrages
que j'ai lus de cet auteur – le Pavillon
d'or, Confession d'un masque – me donnent la certitude de me confronter au
talent pur, ensuite parce que ce chemin sur lequel je m'engage est celui qu'il
veut faire parcourir à son lecteur dans une démarche initiatique consciente du
but fixé.
Kiyoaki est jeune et beau. Satoko
est jeune et belle. Ils sont les héros de Neige de printemps. Ils se savent
attirés l'un vers l'autre. Mais ne savent pas encore à quel point l'un est
devenu indispensable à l'autre. Ils pensent encore pouvoir jouer de leur libre
arbitre et mettre leur amour à l'épreuve des codes moraux de la société
aristocratique dans laquelle ils sont nés. Ils ne se rendront pas compte qu'un
jour ils auront dépassé le point de non-retour.
Neige de printemps est d'une esthétique rare
Il est des fictions tellement
bien apprêtées qu'on ne doute plus qu'elles aient été vécues par leur créateur.
Des fictions qui mettent tous les sens du lecteur à contribution au point de
lui faire vivre les événements, les personnages, au point de le gagner aux
émotions de ces derniers. Neige de printemps est d'une esthétique rare. Beauté
de la nature, beauté des sentiments, tout est porté par un style épuré, une
écriture solennelle, débarrassée des impuretés accumulées par l'usage. Une
performance d'auteur qui nous livre un distillat, un absolu de pensée.
D'aucuns pourraient éprouver
certaines longueurs dans des épanchements descriptifs. Mais il n'est que de se
souvenir que l'auteur est engagé sur un chemin funeste, que chaque regard est
un regard d'adieu et qu'il vaut la peine de s'appesantir sur quelques
merveilles de la nature quand elle est écrin d'un cœur qui souffre.
J'ai décidé de continuer le
chemin avec Mishima, ce marcheur obstiné. Je vais donc me procurer les trois
tomes qui pavent la fin de son parcours. Mais j'attendrai que covid veuille
bien nous rendre notre liberté pour aller me procurer ces ouvrages dans ma
librairie préférée. Je ne veux pas qu'elle baisse le rideau parce que j'aurais
été pressé d'accompagner un auteur vers le bout de son chemin. Je ne veux pas
qu'un clic de souris éteigne à jamais la vitrine d'un libraire. La vitrine de
mon libraire c'est la vie dans la rue, c'est mon ouverture au monde.