J'ai adoré cet ouvrage
de la main d'Emmanuelle Lambert. Elle évoque la vie de Jean
Giono sans en dresser la froide biographie. Sa vie et son œuvre
dois-je préciser, ou plutôt sa vie à partir de son œuvre. Ses ouvrages les plus
connus comme ceux restés presque confidentiels. Ces derniers surtout dans
lesquels elle est allée dénicher les pans les plus intimes de la personnalité
de l'écrivain. Ceux qui à défaut de briguer la célébrité dévoilent des dessous,
des travers aussi bien que des qualités étouffées par la pudeur. Comme cet
amour qu'il vouait à son père, sans jamais le dire ou l'écrire, ou celui dirigé
vers son ami Louis dont la guerre a enseveli l'innocence dans la boue des
tranchées. Autant de sentiments qu'il faut trouver entre les lignes, ou dans ce
regard un brin malicieux de son auteur.
Emmanuelle Lambert fait naître une intimité avec son sujet. Elle s'adresse à
lui dans cet ouvrage, lui témoigne son assentiment quand il se déclare
pacifiste après la première guerre mondiale, écologiste avant l'heure quand il
voit ses contemporains mépriser les campagnes, mais elle l'admoneste aussi
quand il a une position beaucoup plus ambigüe durant la seconde guerre
mondiale. Mais toujours elle admire l'auteur. Elle aime celui qui sait parler
au cœur, trouver et arranger les mots qui font vibrer l'être intérieur. Elle
l'intronise comme l'un des plus grands stylistes de la langue française.
Formidable ouvrage fait d'une écriture riche, érudite et sincère. Un ouvrage
très personnel quand Emmanuelle Lambert entremêle des pans de sa propre vie
dans sa démarche à la rencontre d'un Giono qu'elle est allée dénicher
dans ses murs à Manosque. Regrettant que les palmiers qui font le décor de
certaines photos de l'auteur soient dévorés par le parasite qui a gagné toute
la Provence. C'est une partie de Giono qui se dissout dans le
temps. Son ouvrage à elle a lui aussi ses tournures poétiques et allégoriques
qui lui confèrent la chaleur de l'amitié. Si ce n'est plus. Ouvrage d'une
passionnée à l'égard d'un écrivain pétri d'émotions. Avec cette pointe
d'amertume à l'égard de l'espèce à laquelle il appartenait quand elle se
fourvoyait dans la guerre ou dans la destruction de son milieu de vie. Très bel
ouvrage, incitatif à se précipiter vers ceux de son sujet pour se frotter à
l'âpreté des caractères de personnages qu'il a si bien dépeints.
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Ouvrages par genre
mardi 4 avril 2023
Giono, furioso ~~~~ Emmanuelle Lambert
Interventions ~~~~ Michel Houellebecq
« On arrive parfois, partiellement (j'insiste sur « parfois » et « partiellement ») à communiquer par l'écriture des choses qu'il serait impossible à communiquer autrement ; et ce qu'on écrit n'est souvent qu'un faible écho de ce qu'on avait imaginé d'écrire. »
Interventions - Michel
Houellebecq - éditions J'ai Lu page 458.
Cet ouvrage se présente comme un recueil de réflexions que l'auteur a eu
l'occasion de se faire, d'entretiens qu'il a tenus avec untel ou un autre sur
la période allant du début des années 90 au confinement du covid en 2020. Il a
le grand mérite de faire parler son auteur non plus par personnage interposé –
comme dans ses romans - mais par lui-même. le « Je » est bien celui de MH.
Cela fait de cet ouvrage un éclairage très intéressant quant à son auteur pour
celui qui, comme j'ai pu le faire, a lu nombre d'ouvrages (exceptées les œuvres poétiques)
de sa main. Auteur qui ne laisse pas son lectorat indifférent, c'est sa marque
de fabrique. MH a su se faire des adeptes, dont je suis et pas seulement pour
les allusions à connotation sexuelle qui foisonnent dans ses pages, mais aussi
des ennemis. Mais n'est-il pas vrai que celui qui n'a pas d'ennemis, n'a rien
fait dans sa vie.
Car pour se faire des ennemis il suffit de bannir du discours hypocrisie et
faux semblant ; en un mot de bannir ce que MH exècre par-dessus tout : le
politiquement correct (page 213). Tendance de l'époque qui fait que plus
personne ne parle de sincérité et préfère se couler dans un moule formaté par
des codes de convenance consensuels et creux.
« Je n'ai pas envie de me laisser emmerder par les humanistes » clame MH (page
320). En particulier ceux qui formatent l'opinion et font que plus aucun
discours n'est de vérité, mais lissé, standardisé, un peu comme les images
qu'on nous déverse désormais à flot continu, lesquelles sont tellement
nettoyées par la crème anti âge numérique qu'elles n'ont plus grand-chose à
voir avec la réalité.
On avait compris, et il le scande dans cet ouvrage, que son combat est celui de
la liberté d'expression qu'il défend bec et ongles. Dût-il pour attirer
l'attention parler crument des choses que d'aucuns n'osent même évoquer à voix
basse en prenant garde d'être entendu. La provocation est aussi un moyen de
réveiller les esprits anesthésiés par ledit langage politiquement correct. Car
si le discours de convenance est une belle vitrine il cache au chaland le
contenu de l'arrière-boutique : un monde gouverné par « l'attractivité érotique
et l'argent » au credo de chacun pour soi. Et Dieu pour personne désormais,
depuis que Nietzsche a
annoncé Sa mort et que Sa créature, bien qu'elle soit « un animal social de
type religieux » se divertit de sa condition de mortel par la fête.
Notre monde, notre société, notre temps, ils ne les aiment pas. Pas plus que
lui-même d'ailleurs. (Page 217) Mais il aime la littérature qu'il consomme sans
modération. Ses envolées et ses références philosophiques nous font comprendre
que sa culture n'est pas comme la confiture qu'on étale d'autant plus qu'on en
a peu, sa culture à lui est bien consistante. Cet ouvrage le confirme au point
que l'hermétique à toute philosophie s'en trouvera à la peine.
MH aime aussi se savoir lu. Quel écrivain dirait le contraire ? Aimé ou détesté
peu importe. Il y a toujours un message qui passe et lui survivra quand il sera
entré dans l'histoire. Avec cette ambiguïté de ne pas avoir d'estime de soi et
vouloir en même temps marquer la postérité.
Il est un autre combat que la personnalité et les écrits de MH confirment dans cet ouvrage, c'est celui du respect de la vie, de la personne humaine, fût-elle réduite au sommeil profond végétatif. La société qui prône la jouissance de la vie doit aussi en assumer les déficiences. Jusqu'au bout du bout et ne laisser qu'au Mystère (puisque Dieu est mort) qui préside à nos destinées le droit d'y mettre un terme.
Et de plaider quand même parfois pour son prochain – et pourquoi pas son lecteur : « L'homme est un être de raison – si on veut, cela arrive de temps en temps. Mais il est avant tout un être de chair et d'émotion : Il serait bon de ne pas l'oublier. » (Page 441).
De religion, de toutes les religions il est forcément beaucoup question dans cet ouvrage. Quand on parle de philosophie, la religion n'est jamais très loin pour tenter de lui reprendre la vedette. Aussi parmi les interventions sur le sujet, j'ai eu un faible pour la citation des Frères Karamazov qui n'a pas échappée à MH lorsque « Dostoïevski s'en prend à l'Église catholique, en particulier au pape et aux jésuites. Revenant sur terre, le Christ est aussitôt emprisonné par les autorités ecclésiastiques. Le grand inquisiteur, venant lui rendre visite dans sa cellule, lui explique que l'Église s'est très bien organisée sans lui, qu'ils n'ont plus besoin de lui – et que, même, il les dérange. Il n'a donc d'autre choix que de le faire exécuter à nouveau. » (Page 422).
L'adepte de MH sera, avec cet ouvrage confirmé dans son inclination. Son détracteur pourra moduler sa répugnance avec ces Interventions qui si elles nous confirment que l'auteur aime bien bousculer son monde, n'en restent pas moins au-dessus de la ceinture.
jeudi 30 mars 2023
Trois guinées ~~~~ Virginia Woolf
🌕 🌕 🌕 🌗 🌚
1938, la guerre n'est déjà plus une hypothèse. le monstre d'outre Rhin fourbit ses armes. Virginia Woolf publie Trois guinées. La guerre est pour elle entre autres préoccupations une obsession. Autant que celle du statut de la femme dans la société humaine. Statut qui, s'il dédouane cette dernière de la responsabilité de la guerre, a contrario de son congénère mâle, ne l'exonère pas des dommages de cette calamité. Dommages qu'illustrent pour elle les photos « de cadavres et de maisons en ruine » venues d'Espagne, lequel pays fait déjà l'expérience du totalitarisme et son lot de conséquences néfastes.
Dans Trois guinées, Virginia Woolf répond à la lettre d'un homme
lui demandant, en désespoir d'envisager lui-même une issue heureuse à la
période de tension que connaît l'Europe, comment éviter la guerre. Mais sans
doute ne s'attend-il pas à recevoir une réponse laquelle n'a rien d'un
réconfort ou d'un espoir.
Une réponse mettant en cause le patriarcat dans sa responsabilité de la
situation qui va conduire l'Europe au désastre. le patriarcat, cette moitié
mâle de l'humanité qui a mis sous le joug l'autre moitié en instituant sa
suprématie depuis l'origine des temps. Suprématie usurpée qui fait
enrager Virginia Woolf. Même si en Angleterre les femmes ont obtenu le
droit de vote en 1918, cette ouverture à la démocratie est encore loin de leur
ouvrir les portes des universités et des carrières professionnelles, ne
laissant encore aux femmes, selon Virginia Woolf, comme perspective de
promotion sociale que le mariage et la maternité. Suprématie que la religion
chrétienne, en contradiction avec la parole du Christ n'a pas su abolir, bien
au contraire. Alors que les femmes quant à elles et de par leur
complexion peuvent faire naître et prospérer une société égalitaire et
pacifiste.
Virginia Woolf enfonce le clou. Dix ans après avoir publié son fameux Une
chambre à soi, ouvrage qui l'a cataloguée parmi les militantes féministes. Elle
a inventé le « psychomètre », instrument imaginaire propre à mesurer la force
émotionnelle émanant de la personne et sa responsabilité dans les situations
qu'elle engendre.
« Quel mot peut désigner le manque de droits et de privilèges ? Allons-nous une
fois de plus faire appel au vieux mot de « liberté » ?
La « fille de l'homme cultivé », expression que Virginia Woolf invente,
revient en leitmotiv dans cet ouvrage. Cette « fille de l'homme cultivé » est
son spécimen étalon de l'être privé de droits et de privilège et par là
assujetti à une tyrannie sexiste que Virginia n'hésite pas à comparer à la
tyrannie totalitaire en train de gangréner l'Europe. Alors que si la femme se
trouvait à parité de statut et de droit avec son frère elle serait à même
de bâtir et faire prospérer une société de justice, d'égalité et de liberté.
« Les filles des hommes cultivés qu'on appelait contre leur gré des «
féministes »… luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez
contre la tyrannie fasciste. »
Virginia Woolf est à ce point obnubilée par ce déséquilibre fondamental
entre les sexes, que de sexe, au sens charnel du terme, il n'est nullement
question dans son discours. Au point de l'avoir fait cataloguée de frigide par
ses détracteurs. Sans doute à court de répondant à la lecture de ce que cette
femme ose publier de ses récriminations émancipatrices. Dans trois guinées,
elle nous assène un discours dont la redondance des idées peut paraître
fastidieuse. Il témoigne de son obsession du déséquilibre fondamental qui prive
ses consœurs de ces justice, égalité et liberté si chère à la femme qu'elle
est. Ce martèlement accusateur tente de traduire son exaspération, celle de
voir l'humanité courir à sa perte du seul fait de son manque de sagesse et sa
cupidité à mettre au crédit de la moitié dominante. Et de clamer que « seule la
culture désintéressée peut garder le monde de sa ruine. »
Exaspération qui virera au désespoir au point que Virginia, un jour de 1941,
emplira ses poches de cailloux pour s'avancer dans la rivière. Et de fermer à
jamais les yeux devant l'ampleur des horreurs du fascisme, dont le patriarcat
assume selon elle la responsabilité.
mardi 28 mars 2023
La Breizh brigade ~~~~ Mo Malo
Voilà un ouvrage bon-enfant qui nous distrait du surcroit de
violence qui s'est désormais imposé dans la littérature du genre. Le genre
étant le polar. Il est avec cet ouvrage revisité à la sauce aigre-douce. Et si
en peine de trouver une once de crédibilité à l'intrigue on se rabat sur la
psychologie des personnages, il en est un qui s'impose et fait de l'ombre aux
autres, c'est bien la matriarche de la Breizh brigade : Maggie. Cette brigade
bretonne étant un trio de de femmes, trois générations de la famille Corrigan,
laquelle gère un gîte dans la proximité de Saint-Malo.
Maggie est un personnage haut en couleurs tant le comportement que dans le
verbe. Bi lingue le verbe, car Maggie est d'origine irlandaise, et si l'on veut
apprécier les subtilités de son langage il faut avoir recours au traducteur en
ligne. Il nous met alors en garde devant ce qu'on appelle désormais pudiquement
un contenu inapproprié, lorsque la crudité devient très crue.
Maggie est-elle la grand-mère dont on rêve ? Elle donne dans la liberté des mœurs
et collectionne les amants qu'elle relègue sans scrupule après consommation.
Elle mène son monde à la baguette et à bientôt soixante-dix ans dirige sa
Breizh brigade au sein de laquelle elle s'est instituée directeur d'enquête.
Une fois n'est pas coutume, les hommes n'ont pas le beau rôle dans cette
aventure provinciale. Car Maggie n'a rien à voir avec une mamie-tricot qui
végèterait dans un décor figé et empoussiéré depuis la disparition de son
époux. Disparition qui ferait d'ailleurs bien un sujet d'enquête. Il faudra
qu'elle se penche sur le cas. Mais las, le temps passe et les préoccupations de
la matriarche sont plus à compenser l'absence qu'à en découvrir les
circonstances.
Mais pour l'heure le trio Corrigan a décidé, d'éclaircir le mystère de la mort
d'un célèbre joueur de cornemuse du renommé Briac Breizh Bagad, accessoirement
ancien amant de Maggie. Reléguant de facto le flic de service en charge de
l'enquête officielle, quand même, et qui, même s'il est le beau gosse de
l'appareil judiciaire, n'est reste pas moins un figurant devant les menées
investigatrices de la Breizh Brigade. Il est toujours en retard d'un coup sur
l'échiquier maloin.
Les aux autres personnages paraissent bien falots à côté de ce boute-en-train.
Exception faite de sa petite fille qui lui emboite le pas dans la spontanéité
du comportement, avec toutefois un peu plus de pudeur dans le langage.
Sous la plume de l'auteur, Mo Malo, la belle
région de Saint-Malo (coïncidence ?) qui sert de décor à ce polar-détente entre
dans l'inventaire des attractions pour cet ouvrage tant elle nous invite à
prendre les embruns sur ses remparts.
Avec un personnage aussi truculent que cette Maggie enquêtrice d'occasion mais
bien décidée à doubler sur le fil l'officiel désigné par le procureur, c'est
évidemment le dialogue qui relève et pimente le plat. Car pour ce qui est de
l'intrigue, on la découvre le sourire aux lèvres, avec l'indulgence de rigueur
à l'égard d'un ouvrage dont la vocation est de détendre son lectorat.
lundi 27 mars 2023
Le procès de Valerius Asiaticus ~~~~ Christian Goudineau
🌕 🌕 🌕 🌕 🌗
Le
procès de Valerius Asiaticus se déroule selon le temps judiciaire,
dont on sait qu'il est long. Très long. Aussi, en ouvrant cet ouvrage ne
faut-il pas s'attendre à entrer d'emblée en audience. Il y a d'abord comme il
se doit enquête, laquelle établira ou non les chefs d'accusation. Enquête
confiée dans cet ouvrage non pas à un limier mais à un philosophe massaliote
renommé : Charmolaos.
Nous sommes à l'époque de la Gaule romaine. Il n'était alors point trop besoin
de preuves pour faire condamner un citoyen de Rome lorsque l'épouse de
l'empereur, Messaline en l'occurrence, avait décidé de se débarrasser d'un
indocile, fût-il riche et puissant. Valerius Asiaticus, cet indocile, refusant
de satisfaire le caprice de l'impératrice et lui restituer la villa dont elle
appréciait les jardins et pourtant acquise par lui le plus légalement du monde.
Mais il y a une autre raison pour laquelle ce procès tarde à venir dans ce
roman que l'on classera dans la catégorie historique du genre. Cette raison est
que son auteur se donne le temps de dresser le décor. Las de ces ouvrages se
disant historiques et négligeant pourtant non pas les faits, c'est un minimum
pour le genre, mais le contexte, les mœurs de l'époque, la culture, les
traditions, tout ce qui fait la réalité de la vie des hommes à une époque
donnée, il veut imprégner son lecteur du mode de vie de ces temps et lieux dans
lesquels il situe son œuvre. Il veut prémunir son lecteur de toute velléité de
jugement hâtif, déconnecté des fondements, forcément mal documenté à qui n'est
pas suffisamment instruit de l'histoire. Il veut le prémunir de cette tendance
moderne d'une littérature trop vite écrite laquelle fait la part belle au
sensationnel en étant déconnectée du contexte de vie contemporain des faits par
insuffisance culturelle de leurs auteurs.
Il suffit aujourd'hui d'évoquer par exemple le mot esclave pour susciter des
haut-le-coeurs. Alors que le patricien vivant sous l'époque de Caligula, Claude
et autre Néron avait naturellement droit de vie et de mort sur ses esclaves
sans avoir à en répondre à qui que ce soit dans la mesure où il avait fait
l'acquisition de ces derniers sur les marchés dédiés. Il avait aussi au passage
le droit de les affranchir. Juger de ce droit avec la culture d'aujourd'hui est
forcément une altération de l'histoire. Aussi inhumain que cela nous semble
aujourd'hui.
Il suffit de progresser de quelques pages dans cet ouvrage pour se rendre
compte que l'on n'a pas à faire à un producteur de romans en série, animé
d'intention mercantile, mais bel et bien à l'érudition pure. Celle d'un auteur
qui veut instruire son lecteur plutôt que le séduire, lui donner les bases pour
apprécier en connaissance du contexte, au lieu de juger à l'aveugle. La contrepartie
pour le lecteur étant de faire œuvre de curiosité, peut-être d'approfondir,
l'auteur lui en donne le goût, en tout cas de s'impliquer.
Aussi, cet ouvrage l'ai-je pris pour ce qu'il restera à mes yeux : un ouvrage
exigeant, une formidable téléportation, une immersion en une époque qui ne nous
a par la force des choses pas légué beaucoup de sources écrites et qu'il faut
avoir longuement et profondément étudiée avant que d'en parler, et mieux encore
avant que de faire parler des personnages dans un roman que l'on veut
historique. Soit un ouvrage dans lequel la part romancée constituera le liant
crédible des faits avérés.
Dans cet ouvrage, Christian
Goudineau a adopté un style d'écriture moderne. Une façon de ne pas
désorienter l'amateur de romans historiques contemporain, accoutumé qu'il est à
une écriture certes anachronique au regard des faits rapportés mais accessible
à son entendement. Entendement élaboré par le mode de vie superficiel qu'est
devenu le nôtre.
samedi 25 février 2023
L'écriture du monde ~~~~ François Taillandier
Par Ecriture du monde il faut entendre le monde tel qu'il
se construit, tel qu'il se grave dans la mémoire du temps, sachant que « Dieu
ne crée que de l'irréparable. La créature est une catastrophe. Et l'existence à
laquelle il nous appelle, le destin de chacun, si humble soit-il, consiste à
tenter de réparer le dégât d'être né. » Voilà pour Celui qui préside à nos
destinées. Il en prend pour son grade avec cette assertion de François
Taillandier.
Auteur que j'avais découvert et célébré l'écriture avec son excellente
biographie d'Edmond Rostang. Découverte qui m'avait au passage imposé le devoir
d'aller visiter la villa Arnaga au pays Basque. Ce que j'ai fait et qui m'avait
transporté de ravissement. Je confirme mon goût pour ce genre d'écriture avec
cet ouvrage.
Une écriture riche que celle de ce phraseur érudit, une écriture qui pondère
des sentences devenues par le fait lourdes de sens, d'une portée invitant à la
réflexion. A l'introspection même, lorsque comme tout un chacun on s'interroge
sur le sens de la vie et le rôle de la religion face à cette question sans
réponse, devenue pour le coup fondamentale. Des religions devrais-je dire
d'ailleurs, car dans le domaine de la croyance, il y a pluralité, il y a
divergence et contre toute attente intolérance. Et donc malheureusement
affrontement.
François Taillandier a choisi deux personnages qui ont laissé leur
cicatrice sur la terre dans cette époque succédant tout juste à la chute de
l'empire romain et nous ouvre aux formidables bouleversements consécutifs et
aux appétits que cela a pu faire naître chez des peuples jusque-là sous domination
: Cassiodore, un homme politique lettré qui a servi sous le nouveau maître de
ce qui n'est pas encore l'Italie du nord, le roi ostrogoth Théodoric. Et
Théolinda qui devint reine des Lombards et jouera un rôle prépondérant dans la
conversion de ces « barbares » à la foi chrétienne.
Ce premier tome d'une trilogie que je me fais l'obligation de compléter dans ma
PAL ouvre ses premières pages en un temps où la religion chrétienne commence
donc à installer ce qu'elle voudrait bien être un monopole sur le vieux
continent. En ce sixième siècle de notre ère, elle commence à prendre le pas
sur le paganisme, l'arianisme et ne s'attend pas encore à voir poindre une
nouvelle concurrente. L'ouvrage se referme sur l'année 630 avec l'entrée de
Mahomet à La Mecque à la tête de quelques milliers d'hommes, bien décidé à
imposer le culte exclusif d'Allah.
Superbe fresque historique d'un temps pour lequel les références écrites sont
rares et sujettes à caution. Tout le talent de l'auteur est dans la précaution
qu'il prend avec ces références et dans la crédibilité du liant qu'il applique
aux faits avérés.
Il était une fois Lamartine ~~~~ Sylvie Yvert
« Malheureux les hommes qui devancent leur temps, leur temps les écrase. » A. de Lamartine.
Comment définir cet ouvrage : biographie, roman historique ou mémoires d'une
épouse aimante ? le genre qu'on lui attribuera ne changera toutefois pas le
plaisir que j'aie eu à le découvrir, et son auteure par la même occasion. J'ai
beaucoup aimé le jour sous lequel Sylvie Yvert aborde la vie
d'Alphonse de Lamartine.
Epouse fidèle, admiratrice, l'artiste peintre anglaise Mary-Ann Birch devenue
par mariage Elisa de Lamartine intervient en tant que narratrice de cet
ouvrage. Cela confère à ce dernier une chaleur exceptionnelle pour le genre.
C'est un cœur qui parle. L'auteure ne reprenant la main que lorsque l'épouse
quitte ce monde, 6 ans avant son cher époux. Laissant ce dernier dans une
solitude noire. Les Lamartine avaient perdu leurs deux enfants en bas âge.
Lamartine n'était pour moi que poète romantique, certes un peu mélancolique.
Grâce à Sylvie Yvert j'ai redécouvert l'homme politique, même si le
poète n'est jamais absent de ce portrait, favorisant en particulier le talent
d'orateur de l'homme à la tribune. On se remet à l'esprit ou on découvre selon
sa culture avec cet ouvrage le rôle déterminant tenu par Lamartine lors de la
révolution de 1848 laquelle a porté Louis-Napoléon Bonaparte à la
présidence de la République.
L'orientation politique De Lamartine sera l'ambiguïté qui lui vaudra
l'échec de sa carrière. Il la définit en ces termes : « Je trouve que je suis,
au fond, bien plus près de ce que j'étais alors, monarchiste de raison, libéral
de tendance, anti-anarchiste de passion, bourbonien légitime de justice et
d'honnêteté, républicain d'occasion et d'idéal. »
Quinze années de vie politique pour le poète qui font l'ossature de cet
ouvrage. Lamartine qui était issu de petite noblesse a déployé son talent et
son énergie à défendre les intérêts des humbles - doux euphémisme pour
qualifier ceux qui vivaient parfois dans des caves insalubres - rejoignant de
ce point de vue les idées des socialistes qu'il combattaient pourtant. Il
rêvait d'une société juste et équitable et a déployé toute son énergie à agir
en modérateur des extrêmes. Il a fait montre dans son combat politique du plus
grand humanisme. Il a eu avec sa foi religieuse la même valse-hésitation,
reprochant à l'Ordonnateur des choses de ce monde d'avoir perturbé l'ordre de
succession en lui prenant ses enfants.
Avec la crainte de revivre les années noires de la Terreur, à trop vouloir
tempérer les extrêmes, sa carrière politique s'est arrêtée avec son échec à
l'élection de 1848. Et je sais désormais grâce à Sylvie Yvert pourquoi
je n'avais retenu que le poète au détriment du politique, c'est son ami le
député Cormenin qui nous le dit : « Vous vivrez, illustre poète, quand les
maîtres actuels de la parole ne vivront plus… et quand deux ou trois noms seuls
surnageront dans le vaste naufrage de nos gouvernants éphémères. »
Par la voix de son épouse, Sylvie Yvert nous fait pénétrer l'intimité
de ce couple solidaire, accablé par le malheur de la perte de ses enfants et en
proie aux incessantes difficultés financières, lesquelles ne lui ont pourtant
jamais fait perdre sa dignité. Allant jusqu'à refuser la pension que le Prince-président
voulait lui allouer pour faire face à ses charges.
J'ai beaucoup apprécié le parti pris par Sylvie Yvert pour aborder la
vie d'Alphonse de Lamartine, celui de donner la parole à celle qui a été son
soutien indéfectible dans les épreuves qu'ils ont endurées sur les plans
familial et professionnel. Couple modèle, uni, généreux, aimant, qui a été le
ferment de l'inspiration du poète. Heureusement que les succès d'édition du
poète de son vivant sont venus contrebalancer ces déboires, même s'ils ne
permettaient pas de couvrir les dettes. Son épouse a toujours été son premier
lecteur et correcteur.
A défaut d'écouter l'orateur politique, fût-il brillant mais sans doute pas
assez convainquant, écoutons le poète retrouver en rêve la fille aimée :
Mes lèvres ne savaient d'amour où se poser ;
Elle les appelait comme un enfant qui joue,
et les faisait flotter de sa bouche à sa joue,
qu'elle dérobait au baiser!
….
« Julia! Julia! D'où vient que tu pâlis ?
Pourquoi ce front mouillé, cette couleur qui change ?
Parle-moi, souris-moi ! Pas de ces jeux, mon ange !
Rouvre-moi ces yeux où je lis ! »
…
Eh bien ! Prends, assouvis, implacable justice,
d'agonie et de mort ce besoin immortel;
moi-même je l'étends sur ton funèbre autel.
Si je l'ai tout vidé, brise enfin mon calice !
Ma fille, mon enfant, mon souffle ! La voilà !
La voilà ! J'ai coupé seulement ces deux tresses
dont elle m'enchaînait hier dans ses caresses,
et je n'ai gardé que cela! ».
La chambre des diablesses ~~~~ Isabelle Duquesnoy
lundi 23 janvier 2023
Belle Green ~~~~ Alexandra Lapierre
🌕 🌕 🌕 🌕 🌗
« Dieu a fait des différences, l'homme en a fait des inégalités ». Cette assertion que j'emprunte à Tahar Ben Jelloun trouve tout son sens chaque fois qu'il est question de race chez notre espèce dite humaine. Et c'est bien le fonds du sujet de cette très belle biographie écrite par Alexandra Lapierre. Elle parvient, avec cet ouvrage, à dénoncer la haine qui peut naître du fait de la différence abaissée au rang d'inégalité. Elle a exploité cet écueil chez un personnage que l'histoire a un quelque peu occulté et qui a pourtant joué un rôle significatif dans une page de l'histoire de son pays.
Belle n'était pas le qualificatif que lui aurait valu son apparence physique,
car elle était effectivement belle, Belle était son prénom, son vrai prénom.
Parce que pour ce qui était de son nom, elle avait dû le travestir, autant que
ses origines, certes en forme de reniement, pour se donner une chance de
promotion sociale dans l'Amérique raciste de la première moitié du 20ème
siècle.
Belle a commencé par être subsidiairement la bibliothécaire de J. P. Morgan, un
des hommes les plus riches et plus influents de son temps aux Etats-Unis. Elle
est devenue par son charisme, son intelligence et à force de volonté la
personne de confiance de ce personnage richissime au point de se voir donner
carte blanche, avec les fonds qui correspondaient, pour négocier et faire
l'acquisition des œuvres littéraires anciennes, rares et précieuses et autres œuvres
d'art sur lesquels le magnat de la finance avait jeté son dévolu. Belle avait
acquis une compétence saluée si ce n'est jalousée par ses pairs.
Elle a prospéré sous la protection de son bienfaiteur au point de devenir
elle-même reconnue, riche et célèbre. Tous statuts reposant cependant sur un
mensonge. Belle avait en effet monté avec sa famille l'incroyable scenario
destiné à cacher ses origines métissées. La dilution des gênes dans le temps
était telle qu'elle put s'afficher « sans une goutte de sang noir ». La
révélation de cette vérité lui eut valu le rejet cruel de la majorité blanche.
Et c'est pourtant bien ce qui est arrivé.
Car ce n'est pas spolier que de le révéler. Alexandra Lapierre le
cite en prélude de son ouvrage. Les circonstances et la lettre qui dévoilèrent
son subterfuge sont d'une cruauté inouïe, à l'encontre d'une personne qui
s'était hissée dans la société à force de travail, d'abnégation, de volonté,
mais aussi de fidélité intéressée, disons-le tout net, auprès de son
protecteur. La complicité manifestée entre eux fut un véritable jeu de chat et
de la souris, mais non dénuée d'une certaine tendresse.
Cette biographie est remarquable. Fort bien écrite, documentée et construite,
elle est autant une dénonciation de la haine raciste que l'histoire d'un
personnage. Un personnage fascinant, habile et brillant, rattrapé sur la fin de
sa vie par le mensonge qui lui avait permis son ascension sociale. Mensonge
poussé à son extrême, jusqu'à s'interdire toute descendance au risque que le
gêne de la négritude resurgisse dans sa progéniture. Belle Greene est
un ouvrage historique poignant sans être larmoyant, et son sujet un personnage
attachant du fait de l'opiniâtreté qu'il met à tenter de se défaire d'une
différence devenue inégalité.
Croc-Blanc ~~~~ Jack London
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On peut lire dans l'édition commentée de 2018 chez Folio à la page 221 cette
classification clairement explicitée : « C'est à Fort Yukon que Croc-Blanc vit
ses premiers hommes blancs. Comparés aux Indiens qu'il connaissait déjà, ils
représentaient pour lui une autre race d'êtres humains, une race de dieux
supérieurs. Ils lui firent l'impression de posséder une puissance plus grande
encore, et c'est sur la puissance que repose la divinité. » Voilà qui ôte de la
puérilité au conte pour enfant que d'aucuns ont pu attacher à cet ouvrage.
Puérilité savamment cultivée par la Metro-Goldwing-Mayor et autres firmes
cinématographiques dans la seconde moitié du 20ème siècle avec leurs fameux
westerns faisant la part belle aux Tuniques-bleues dans leur lutte contre les
méchants Peaux-Rouges. Messages que des auteurs courageux à l'instar des Jim Harrison et
autre Jim Fergus se
sont attachés à contredire en forme de mea culpa, le temps de la sagesse et de
la lucidité revenu. Ouvrant à l'Américain moderne la porte vers la voie de la
reconnaissance d'une histoire douloureuse.
A la page 317 de la même édition, « Croc-Blanc avait
aussi très vite appris à faire la différence entre la famille et les domestiques.
» Evitant l'écueil de donner la parole l'animal, Jack London ne
le prive toutefois nullement de le voir faire la distinction entre les classes
sociales. Autant d'étiquettes qui l'ont lui-même fait souffrir et que le côté
autobiographique de ses ouvrages laisse transpirer selon la lecture que l'on
veut en faire. Son ouvrage Martin Eden est
encore plus mordant et évident dans cette intention satyrique.
Croc-Blanc est
donc un roman moins bon-enfant et manichéen que ses aspects tranchés le
laissent imaginer. Des subtilités qui échappent au jeune regard s'insinuent
entre ses pages et font de cet ouvrage autant un conte pour enfant qu'une
caricature d'une société dans laquelle Jack London nous
détaille les difficultés qu'il a rencontrées pour y faire valoir les idées
humanistes qu'il prônait dans ses engagement politiques. Et accessoirement son
talent d'écrivain. Croc-Blanc pourrait
donc bien avoir la dent dure contre les comportements humains suscités par
l'orgueil et la cupidité et aussi contre une époque où le racisme avait pignon
sur rue. Dent plus dure que contre ses congénères qu'il taillait en pièce
jusqu'à ce qu'il trouve son « maître de l'amour » dans le monde domestique.