La préméditation semble être une
démarche assumée chez Yukio Mishima.
Dans Mishima, ou la vision du
vide, Marguerite Yourcenar étudiait au travers de ses œuvres la longue maturation
qui avait conduit Mishima au geste fatal, se donnant la mort par seppuku, plus
connu par notre approximation occidentale sous le terme hara-kiri. Elle y
faisait la démonstration que cette mise en scène macabre et spectaculaire de
son suicide représentait, au terme d'une préparation intellectuelle très
processionnelle, le point culminant de son œuvre : son "chef-d’œuvre".
Avec le Pavillon d'or on assiste
typiquement à cette montée en puissance de l'intensité dramatique qui conduit
son narrateur, Mizoguchi, au geste fatal, non contre lui-même cette fois-ci,
mais contre la figuration symbolique de la Beauté sur terre que représente à
ses yeux le Pavillon d'or. Le lecteur extrapolera sans peine à la perte de
l'auteur lui-même de ce crime contre la culture religieuse japonaise.
Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle
Il y a un fait déclencheur à la folle résolution de Mizoguchi à commettre son
acte irréparable. Tsurukawa, son seul ami, disparaît dans un accident. Une
"merveilleuse convenance" pour qui veut masquer un suicide. L'ami
perdu était la liaison avec le monde, la lumière sur le monde. Toute beauté lui
devient obstacle à la vie, vénéneuse. Le Pavillon d'or dans lequel il est moine
novice perd sa symbolique de pureté éternelle. Il doit devenir ce qu'est la
musique : une beauté éphémère. Une beauté qui n'a de persistance que dans la
mémoire.
Le Pavillon d'or s'est accaparé
l'exclusivité des attentions. Il est devenu un personnage aux yeux de
Mizoguchi. Un personnage auquel il attribue la même force de séduction qu'une
femme hautement désirable mais dédaigneuse des appétits qu'elle provoque. Le
Pavillon d'or devient le responsable de ce que Mizoguchi reproche à la vie, à
sa vie : sa disgrâce physique, son bégaiement, sa solitude.
Sous les traits de Mizoguchi,
Mishima s'expose contre les codes de la société humaine. Le normal n'est que
convention, que décret humain. Mizoguchi bégaie, il n'est pas normal. Il ne
peut s'allier qu'avec des êtres qui souffrent eux aussi d'anormalité. Kashiwagi,
le garçon aux pieds-bots. L'anormalité est exclusion. Elle est meurtrière.
"Les infirmes, comme les jolies femmes sont las d'être regardés."
Mishima qui révèle son homosexualité dans Confession d'un masque connaît bien
la torture de celui qui n'appartient pas à ce que la convention générale a
institué en normalité. Mizoguchi en arrive à la conclusion qu'il n'existera aux
yeux des autres que lorsqu'il aura commis un acte tel qu'il ne pourra plus être
ignoré. Fût-ce au prix de sa propre perte. Il préfère l'insulte et la
condamnation à la solitude dans laquelle l'a enfermé son handicap. En brulant
le Pavillon d'or, il devient le Pavillon d'or. Celui que l'on regardera quand
la Beauté ne sera plus que souvenir dans l'esprit de ceux qui l'auront trop admirée.
Le Pavillon d'or, insolent de beauté
Il n'est point de sensualité ni
de secours dans la fréquentation des autres. Il n'est de sensualité que dans la
nature, les matières, les sons, la lumière qui seuls portent les humeurs, la
volupté, l'envie, le désir, la Beauté. Le Pavillon d'or, insolent de beauté.
Une beauté profane à laquelle ne se rattache aucune inspiration divine. Cette
beauté est un aveuglement qui forme écran à la vie. Il n'est rien entre la
Pavillon d'or et néant.
Incroyable roman dont le style
poétique, tout en délicatesse, sert la structuration d'une conviction, d'une
intention folle : le crime contre la paix des sages, le crime contre la Beauté.
"Vivre et détruire sont synonymes."
A l'instar de Marguerite
Yourcenar dans l'ouvrage qu'elle a consacré à cet auteur énigmatique, je n'ai
pu m'empêcher de détecter tout au long de ma lecture les indices qui
témoigneraient de l'intention néfaste de Mishima contre sa propre personne. Le
thème de la mort par suicide est certes omniprésent et l'acte fatal contre le
Pavillon d'or est une forme de suicide social. Mais que dire de ce passage qui
n'a pas pu ne pas attirer l'attention de la célèbre académicienne : "Qui y
a-t-il de si affreux dans des entrailles exposées à l'air ? Pourquoi le
spectacle du dedans d'un être humain fait-il reculer d'horreur et boucher les
yeux ? Pourquoi la vue du sang qui coule donne-t-elle un choc ? Pourquoi les
viscères seraient-ils laids ?" Troublant quand on connaît la façon dont
Mishima s'est donné la mort.
Bel ouvrage qui bat en brèche
toutes les philosophies, tous les dogmes, quand ceux-ci ne parviennent pas à
contrer la démarche intellectuelle d'un être froid et calculateur qui s'est
assigné un but. Il est plus facile d'aimer les morts que les vivants. Celui qui
déplorait ne compter pour rien dans la multitude sans nom n'aura pas accumulé
la somme de connaissance qui selon lui peut seule rendre la vie supportable,
dans un univers où il n'y a d'intérêt que pour la Beauté. Après c'est et le
Néant.
Le Pavillon d'or doit disparaître.