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1938, la guerre n'est déjà plus une hypothèse. le monstre d'outre Rhin fourbit ses armes. Virginia Woolf publie Trois guinées. La guerre est pour elle entre autres préoccupations une obsession. Autant que celle du statut de la femme dans la société humaine. Statut qui, s'il dédouane cette dernière de la responsabilité de la guerre, a contrario de son congénère mâle, ne l'exonère pas des dommages de cette calamité. Dommages qu'illustrent pour elle les photos « de cadavres et de maisons en ruine » venues d'Espagne, lequel pays fait déjà l'expérience du totalitarisme et son lot de conséquences néfastes.
Dans Trois guinées, Virginia Woolf répond à la lettre d'un homme
lui demandant, en désespoir d'envisager lui-même une issue heureuse à la
période de tension que connaît l'Europe, comment éviter la guerre. Mais sans
doute ne s'attend-il pas à recevoir une réponse laquelle n'a rien d'un
réconfort ou d'un espoir.
Une réponse mettant en cause le patriarcat dans sa responsabilité de la
situation qui va conduire l'Europe au désastre. le patriarcat, cette moitié
mâle de l'humanité qui a mis sous le joug l'autre moitié en instituant sa
suprématie depuis l'origine des temps. Suprématie usurpée qui fait
enrager Virginia Woolf. Même si en Angleterre les femmes ont obtenu le
droit de vote en 1918, cette ouverture à la démocratie est encore loin de leur
ouvrir les portes des universités et des carrières professionnelles, ne
laissant encore aux femmes, selon Virginia Woolf, comme perspective de
promotion sociale que le mariage et la maternité. Suprématie que la religion
chrétienne, en contradiction avec la parole du Christ n'a pas su abolir, bien
au contraire. Alors que les femmes quant à elles et de par leur
complexion peuvent faire naître et prospérer une société égalitaire et
pacifiste.
Virginia Woolf enfonce le clou. Dix ans après avoir publié son fameux Une
chambre à soi, ouvrage qui l'a cataloguée parmi les militantes féministes. Elle
a inventé le « psychomètre », instrument imaginaire propre à mesurer la force
émotionnelle émanant de la personne et sa responsabilité dans les situations
qu'elle engendre.
« Quel mot peut désigner le manque de droits et de privilèges ? Allons-nous une
fois de plus faire appel au vieux mot de « liberté » ?
La « fille de l'homme cultivé », expression que Virginia Woolf invente,
revient en leitmotiv dans cet ouvrage. Cette « fille de l'homme cultivé » est
son spécimen étalon de l'être privé de droits et de privilège et par là
assujetti à une tyrannie sexiste que Virginia n'hésite pas à comparer à la
tyrannie totalitaire en train de gangréner l'Europe. Alors que si la femme se
trouvait à parité de statut et de droit avec son frère elle serait à même
de bâtir et faire prospérer une société de justice, d'égalité et de liberté.
« Les filles des hommes cultivés qu'on appelait contre leur gré des «
féministes »… luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez
contre la tyrannie fasciste. »
Virginia Woolf est à ce point obnubilée par ce déséquilibre fondamental
entre les sexes, que de sexe, au sens charnel du terme, il n'est nullement
question dans son discours. Au point de l'avoir fait cataloguée de frigide par
ses détracteurs. Sans doute à court de répondant à la lecture de ce que cette
femme ose publier de ses récriminations émancipatrices. Dans trois guinées,
elle nous assène un discours dont la redondance des idées peut paraître
fastidieuse. Il témoigne de son obsession du déséquilibre fondamental qui prive
ses consœurs de ces justice, égalité et liberté si chère à la femme qu'elle
est. Ce martèlement accusateur tente de traduire son exaspération, celle de
voir l'humanité courir à sa perte du seul fait de son manque de sagesse et sa
cupidité à mettre au crédit de la moitié dominante. Et de clamer que « seule la
culture désintéressée peut garder le monde de sa ruine. »
Exaspération qui virera au désespoir au point que Virginia, un jour de 1941,
emplira ses poches de cailloux pour s'avancer dans la rivière. Et de fermer à
jamais les yeux devant l'ampleur des horreurs du fascisme, dont le patriarcat
assume selon elle la responsabilité.