Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 3 novembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps ~~~~~Yukio Mishima


J'en suis averti, la tétralogie dans laquelle je m'engage en lisant Neige de printemps de Mishima est une oeuvre testament. le testament d'un homme qui n'est pourtant ni condamné par la maladie ni en âge suffisamment avancé pour envisager l'échéance ultime prochaine. Mais pourtant, ainsi que l'écrit Marguerite Yourcenar dans l'essai qu'elle a consacré à cet auteur fascinant – Mishima ou la vision du vide – c'est le testament d'un homme qui prépare son "chef-œuvre" : son suicide rituel.

Cette connaissance de l'acte irréparable est à la fois nuisible et profitable à pareille lecture. En refermant Neige de printemps, le premier tome de la mer de la fertilité, je sais déjà que j'irai au terme de cette splendide œuvre romanesque en me procurant les trois autres opus d'une tétralogie qui prend des allures de monument. Un monument érigé par celui-là même qu'il rappelle à notre souvenir.

Nuisible la connaissance de ce parcours testamentaire, parce que je sais déjà que mon esprit va inconsciemment chercher au fil des pages les indices du cheminement intellectuel vers une fin décidée. Cette quête inconsciente peut me faire reprocher un voyeurisme morbide. Mais profitable plus encore, je veux m'en défendre, sera cette lecture. D'abord parce que les deux autres ouvrages que j'ai lus de cet auteur – le Pavillon d'or, Confession d'un masque – me donnent la certitude de me confronter au talent pur, ensuite parce que ce chemin sur lequel je m'engage est celui qu'il veut faire parcourir à son lecteur dans une démarche initiatique consciente du but fixé.

Kiyoaki est jeune et beau. Satoko est jeune et belle. Ils sont les héros de Neige de printemps. Ils se savent attirés l'un vers l'autre. Mais ne savent pas encore à quel point l'un est devenu indispensable à l'autre. Ils pensent encore pouvoir jouer de leur libre arbitre et mettre leur amour à l'épreuve des codes moraux de la société aristocratique dans laquelle ils sont nés. Ils ne se rendront pas compte qu'un jour ils auront dépassé le point de non-retour.

Neige de printemps est d'une esthétique rare

Il est des fictions tellement bien apprêtées qu'on ne doute plus qu'elles aient été vécues par leur créateur. Des fictions qui mettent tous les sens du lecteur à contribution au point de lui faire vivre les événements, les personnages, au point de le gagner aux émotions de ces derniers. Neige de printemps est d'une esthétique rare. Beauté de la nature, beauté des sentiments, tout est porté par un style épuré, une écriture solennelle, débarrassée des impuretés accumulées par l'usage. Une performance d'auteur qui nous livre un distillat, un absolu de pensée.

D'aucuns pourraient éprouver certaines longueurs dans des épanchements descriptifs. Mais il n'est que de se souvenir que l'auteur est engagé sur un chemin funeste, que chaque regard est un regard d'adieu et qu'il vaut la peine de s'appesantir sur quelques merveilles de la nature quand elle est écrin d'un cœur qui souffre.

J'ai décidé de continuer le chemin avec Mishima, ce marcheur obstiné. Je vais donc me procurer les trois tomes qui pavent la fin de son parcours. Mais j'attendrai que covid veuille bien nous rendre notre liberté pour aller me procurer ces ouvrages dans ma librairie préférée. Je ne veux pas qu'elle baisse le rideau parce que j'aurais été pressé d'accompagner un auteur vers le bout de son chemin. Je ne veux pas qu'un clic de souris éteigne à jamais la vitrine d'un libraire. La vitrine de mon libraire c'est la vie dans la rue, c'est mon ouverture au monde.

jeudi 29 octobre 2020

L'auberge de la Jamaïque ~~~~ Daphné du Maurier

 




L'Auberge de la Jamaïque n'a rien d'un ouvrage racoleur qui vous happe dès les premières pages. le lecteur devra faire preuve de persévérance avant de se faire bousculer par les péripéties d'une aventure mouvementée. Aussi, avant que le récit ne s'emballe il devra se laisser porter par la qualité de l'écriture et séjourner avec fébrilité dans ce galetas sombre, humide et froid qu'est devenue l'auberge de la Jamaïque. On ne peut imaginer mieux que cet établissement isolé dans la lande de Cornouailles, déserté par la clientèle, battu par les vents sous un ciel chargé pour en faire le décor d'un drame. Ce décor établira le goût de Daphné du Maurier pour l'oppression d'un jeune caractère par un environnement hostile et lugubre.

Quand on fait la connaissance d'un(e) auteur(e) avec son ouvrage phare on craint quelque peu de se frotter au reste de son oeuvre. On craint en fait de déchoir. Avec L'Auberge de la Jamaïque on évite l'écueil. On découvre certes en germe ce qui séduira le lectorat de l'ouvrage publié deux ans plus tard. Il y a comme une prise d'élan vers ce qui aboutira à Rebecca, dont on convient qu'il est un roman plus équilibré, plus homogène. Mais il y a déjà avec L'Auberge de la Jamaïque une formidable montée en pression, comme un bouillonnement littéraire qui met son héroïne à l'épreuve de la vie, plongée dans une solitude à laquelle une enfance tranquille ne l'avait pas préparée. Une jeune fille toutefois non dénuée de force de caractère pour affronter la férocité d'un monde nouveau et malsain.

Dans la très belle biographie qu'elle a rédigée de cette auteure, Tatiana de Rosnay souligne l'affection qu'avait Daphné du Maurier pour le roman noir. Avec L'Auberge de la Jamaïque on ne peut cacher qu'au milieu du roman on ne donne pas cher de l'avenir de la pauvre Mary Yellan. Alors que sa mère se sachant perdue croyait la mettre en sécurité aux bons soins d'une soeur autrefois proche d'elle.

Roman psychologique qui livre l'innocence à la perversité, aux malversations et vices de la nature humaine, la préservant toutefois de l'outrage ultime qui pourrait être fait à son innocence toute féminine. Car Daphné du Maurier bâtit autour de la pureté un rempart qui s'il était forcé annihilerait tout espoir de recouvrance. Une forme de prudence que cette auteure entretient avec le reste de la société. Ultime sanctuaire d'honneur dans un univers de perdition.

Avec L'Auberge de la Jamaïque la montée en intensité dramatique est lente et progressive mais obstinée. Elle répond à un subtil crescendo accommodé par le talent de l'auteure. Intelligence de construction, clarté du style, détermination dans l'enchaînement des événements, voilà un roman qui se suffit à lui-même dans le talent qu'il déploie, quant à l'intérêt qu'il suscite. Il ne préjuge d'un avenir encore plus prometteur du talent de son auteure que parce qu'on en connaît l'avenir. Excellent moment de lecture.


mercredi 21 octobre 2020

Sérotonine ~~~~ Michel Houellebeq



 Je viens de terminer Sérotonine. J'inspire goulument. Je souffle. Je me palpe la région du coeur, je porte ma main au front. Je n'ai pas de fièvre. Je vis. Enfin j'ose le croire, naïvement. Pour un moment encore. le temps j'espère d'aller au bout de ma chronique.

Je m'étais retenu jusqu'à ce jour où de passage devant une librairie de Bayonne l'édition J'AI LU me toisa en vitrine. J'ai cédé, j'ai lu, Je suis foutu. Aurait dit un célèbre conquérant qui a laissé les traces de sa culture en nos contrées. Quand je parle de traces, j'évoque la marque de ses spartiates sur notre profil de combattant râleur, valeureux mais laminé quand même par ses légions.

C'est la fin des haricots. D'habitude, il - Michel pas Jules - comptait sur sa libido pour se requinquer, regonfler son moral en même temps son attribut du genre. Mais avec Sérotonine il a été mis en berne grave, comme diraient avec leur idiome à la mode ceux qui ont encore l'âge de croire que leur mâlitude sera éternelle. Solitude, déprime, la tombe se creuse au fil des pages. Y'a-t-il un espoir au fond du trou ? J'avais déjà bien entamé la descente aux enfers en ayant lu les précédents ouvrages de notre goncourisé frigorifié. Cette fois nous y sommes. Justifiez l'appellation de votre métier les hommes en noir, mordez-moi les orteils avant de visser le couvercle. On ne sait jamais. Un sursaut …

Je ne sais pas qui s'est essoufflé de nous deux, moi le lecteur, lui l'auteur. J'ai bien peur que ce ne soit le premier que je suis car pour ce qui est de la déprime, je sens bien que notre trublion de la littérature moderne en a encore sous le pied. Je crains pour le prochain ouvrage de sa main. J'ai bien peur que sauf sursaut d'optimisme inespéré il ne soit écrit d'outre tombe. Un autre y a déjà publié ses mémoires. Encore que l'essai a déjà été transformé avec La carte et le territoire, ouvrage post mortem d'un martyr de la société de consommation. Peut-être apprendrons-nous alors enfin des raisons de ne pas nous alarmer de notre trépas prochain, car pour ce qui est de la vie terrestre la grisaille s'opacifie très vite. Au fur et à mesure que les jeunes et jolies jeunes filles tournent leur regard vers d'autres que ceux qui n'ont pas encore atteint à leurs beaux yeux l'âge de la transparence.

Cet ouvrage qui nous enterre avec son narrateur a quand même quelques mérites. Il attire notre regard sur une profession malmenée par la mondialisation. Labourage et pâturage ne sont plus les mamelles de la France. La mammographie européenne a dévoilé le malaise. le lait français n'est plus bon qu'à être répandu devant les préfectures. Nos braves paysans sont trop nombreux, trop chers.

Il est toujours aussi savoureux dans son écriture cet ouvrage. Il n'envoie personne dire à la place de son auteur ce qui ne lui plaît pas chez un tel ou un autre. Il a un sens aiguisé de l'observation des moeurs de nos contemporains, le verbe caustique pour pointer du doigt les perversions de notre mode de vie moderne. Mais en fil rouge il y a quand même une histoire d'amour. Une vraie. Pas qu'une histoire de sexe. Mais c'est un raté, cette histoire. L'amour et le sexe ne feraient-ils pas bon ménage. Une faute, une erreur de parcours a tout foutu en l'air. Un seul être vous manque et… Et Camille si tu savais.

mardi 20 octobre 2020

La désobéissance ~~~~ Alberto Moravia

 



Comment survivre à l'adolescence quand le corps subit la déferlante hormonale qui le fait quitter le pays de l'enfance pour accéder à celui des êtres capables de donner la vie. Comment comprendre ce séisme qui secoue tout l'être, le fait se rebeller contre l'insouciance, renier la sécurité du giron maternel pour entrer dans l'âge adulte.

La mutation est douloureuse. Passer de l'innocence à la responsabilité est un chemin chaotique, parfois dangereux. Certains sont tentés de refuser la vie plutôt que la perpétuer. Il suffit d'un rien pour basculer.

Puis le chemin se découvre. Le jeune adolescent comprend que ce corps qui a expulsé la vie après l'avoir fait prospérer dans la chaleur de ses viscères est en fait la source. Il est temps de se mettre en danger, de se rebeller, de retrouver un corps capable de ce même miracle, capable d'héberger et faire prospérer la vie. Il est temps de retourner à cette source pour s'abreuver à la vie. Il est temps de retourner à ces entrailles pour se survivre à soi-même. Après viendra l'apaisement.

Formidable roman d'initiation vu d'un point de vue masculin. Luca est un jeune garçon qui subit la mutation de son corps. Il perçoit inconsciemment qu'obéir c'est disparaître. Il perçoit que pour exister il faut aller vers l'interdit. Se rebeller, désobéir pour naître à la vie, quand obéir c'est naître à la mort.

« La vie, c'est s'abîmer dans cette chair et en sentir l'obscurité, le ressac et le spasme comme des choses bénéfiques et vitales »


mercredi 7 octobre 2020

Sacrifices ~~~~ Pierre Lemaitre

 



Difficile de passer à côté de Pierre Lemaître quand il s'agit de littérature contemporaine. Après la valse des masques sur les gueules cassées d'Au revoir là-haut, avec Sacrifices je me suis confronté à l'univers tout aussi sombre et torturé de ses polars. Je sais qu'il y a des trous dans la raquette, que le goncourisé 2013 a produit plus que je n'ai lu, mais demain sera un autre jour.

J'ai commencé par la fin de la trilogie Verhoeven. Il me manque donc d'avoir lu les deux autres tomes pour mieux connaître le commissaire à la taille de nain. On apprend dans cet ouvrage que ce limier doit cette obligation de lever la tête pour croiser le regard des autres au tabagisme de sa mère. Cela ne nous dit pas pourquoi Pierre Lemaître a fait de son héros un nain. Sans doute parce qu'une taille de 1,45m imposera à celui qui en est affublé un surcroit de volonté et de détermination pour s'imposer à son entourage, mais aussi et surtout aux géants de la délinquance que son métier met sur sa route.

La nature a fait des différences, l'homme en a fait des inégalités nous dit Tahar Ben Jelloun. Inégalités qui requièrent des prouesses de caractère pour être combattues. Le commandant Verhoeven de la brigade criminelle semble ne pas en manquer tout en conservant une certaine sensibilité. Il faut dire que la vie ne l'a pas épargné en lui prenant sa bien aimée quatre ans auparavant. Avec Sacrifices, celle qui comble sa solitude de temps à autres est elle aussi menacée. Quel métier !

Ce flic, petit par la taille mais grand par la conscience professionnelle, n'échappe pas au sort des héros : il est solitaire. C'est donc dans un déficit de soutien qu'il devra conduire cette enquête dont il fait une affaire personnelle en dépit de la règle du métier selon laquelle un enquêteur ne peut travailler sur un cas qui le touche de près. le sentiment est forcément mauvais conseiller dans les affaires professionnelles. Verhoeven le sait mieux que quiconque. Il persiste. Il met sa carrière en jeu. Advienne que pourra, il se fait un devoir de coffrer le tortionnaire de celle qui partage sa vie. Autant que puisse être partagée une vie de flic.
Seul face à la hiérarchie. Seul face à la justice. Seul face aux truands. Mais au fait, pourquoi ces derniers ont-ils épargné celle qu'il tenait au bout de leur canon de fusil, au risque d'être reconnus, après l'avoir copieusement maltraitée au point de la rendre méconnaissable ? Verhoeven est seul pour échafauder les hypothèses. Seul mais déterminé.

Le temps est compté pour le flic qui se lance sur les traces des voyous sans avoir l'aval de la hiérarchie, policière autant que judiciaire. le roman est minuté. Les cruautés ne manquent pas au tableau. Autant physiques que psychologiques. Sans doute une marque de fabrique chez Pierre Lemaitre, chez qui la compromission se paye cher. A héros atypique, polar atypique. Anti héros serait-on tenté de dire. Pierre Lemaitre nous offre un beau baroud d'honneur pour ce flic qui ne veut pas d'une sympathie compatissante.

J'ai fait une infidélité à Adamsberg de Fred Vargas avec ce polar. Mais l'un comme l'autre me font prendre goût au polar. Nos yeux courent sur les lignes comme le flic aux fesses des truands. le suspens y est habilement dosé, la qualité des énigme, construction et dialogue n'a pas besoin des effets spéciaux qu'on se croit obligé de nous servir trop souvent désormais pour compenser certaines pauvretés. Avec un épilogue comme je les aime. Un épilogue qui ouvre l'avenir autant qu'il le ferme.


samedi 3 octobre 2020

Les simples ~~~~ Yannick Grannec

 



Les plantes médicinales sont un prétexte en arrière-plan. Les simples de Yannick Grannec n'a rien d'un traité de botanique. Même si c'est bougrement bien documenté. C'est à n'en pas douter son écriture qui transporte le lecteur dans cet ouvrage. Cette écriture, elle est savoureuse, intelligente, piquante à souhait. Comme on l'aime quand il s'agit de brocarder qui mérite de l'être.

Que ce soit l'humaine nature dans ses défauts, d'autant plus grands lorsqu'elle a recours aux expédients de la religion pour combler les lacunes de son ignorance, sa peur de l'inconnu. Tout s'explique en Dieu, Satan et consort. Que ce soient les institutions lorsque la corruption en a contaminé les commis et fait d'eux les suppôts d'un démon qui a pour nom cupidité. Que ce soit la gent masculine quand elle a libéré sa semence et attribue à l'autre sexe la responsabilité de la tentation charnelle. Que ce soit la société quand elle hiérarchise les individus sur la base de leur seule naissance.

Yannick Grannec sait bien jeter à la face de tous les empuantis de vices les mots qui diront leurs quatre vérités. Elle sait bien leur concocter baume, onguent, potion, élixir et autre cordial et prescrire remède à leurs mauvais penchants. Cet ouvrage est un modèle de subtilité pour dénoncer avec les discernement et précaution de rigueur la perversion de l'esprit lorsqu'il a gagné en pouvoir, perdu en humanité.

Le verbe est moyenâgeux, autant qu'il sied au contexte. La gouaille est populaire autant qu'il faut appeler un chat par son nom. le discours se fait plus châtié quand le prétentieux se prévaut sa bonne extraction. le ton est sarcastique quand le puissant affiche son ascendant sur le gueux avec le mépris qui convient à l'adresse de l'affamé qui le restera toute sa vie du fait de sa seule naissance. L'humour est jubilatoire quand il faut souligner l'hypocrisie de ceux qui professent la vertu, se gardant bien de s'en appliquer les rigueurs. Il devient grinçant quand "les corbeaux et les serpents s'acoquinent" pour rendre non pas la justice mais leur justice.

En ce temps là, la science avait chaussé les semelles de plomb de la religion. L'Eglise, omnisciente et omnipotente, poursuivait de sa vindicte brûlante qui s'avisait de s'écarter de la vraie foi. Elle taxait volontiers d'hérésie qui se proposait de soulager les maux avec les simples, se substituant selon elle au pouvoir divin. Et l'évêque qui briguait quelque profit en lorgnant du côté de l'abbaye, la voyant prospérer de sa science empirique, accumulée depuis des siècles d'observation, se fait prendre la main. La machine s'emballe. L'inquisiteur, cet illuminé, ce fourbe, entre en scène. Et l'Eglise affichant son horreur du sang, par charité chrétienne sans doute, s'abrite derrière le temporel pour lui laisser mener à bien la question. Il n'y aura plus de gagnant.

Bien sûr les simples peinaient à aider les nourrissons à surmonter le traumatisme de la naissance, les femmes à ne pas mourir en couches, mais en ces temps d'obscurantisme ils étaient ce que la nature offrait de compensation à sa rudesse. A côté de chaque poison prospère son antidote. Sœur Clémence savait distinguer l'un de l'autre. Sœur Clémence s'est substituée au Seul qui a le pouvoir de guérir, Celui qui n'a jamais donné aucun signe et qui par son silence a laissé libre cours à toutes les appropriations, aux plus folles interprétations de ses paroles transcrites dans la Livre.
Qui l'a écrit ce Livre d'ailleurs ? "Les hommes, greffiers de leurs seuls désirs."

Superbe ouvrage. Superbe écriture. Bonheur de lecture.


jeudi 24 septembre 2020

L'anneau du pécheur ~~~~ Jean Raspail


 

Il fut une époque de notre histoire judéo chrétienne où il y eut simultanément trois papes en exercice. C'est ce qu'on appelle le grand schisme, à la fin du 14ème siècle début du 15ème. Un de ces papes était assis sur le trône de Pierre à Rome, un autre en Avignon et le troisième dans l'ordre chronologique d'élection à Pise où s'était tenu le conclave qui devait destituer les deux premiers. Et tous trois de rester en place et de proclamer le Saint-Siège là où chacun était. Quel était le vrai, quels étaient les faux ? Jean Raspail se garde bien de se prononcer. Même avec le recul, inutile de souffler sur les braises.

Il faut dire que la place était bonne. Ils convoitaient pouvoir, richesse et … concubines ! Pourtant n'avaient-ils pas fait voeu de pauvreté, de chasteté ? Ils pourchassaient les fois concurrentes ! Pourtant n'avaient-ils pas pour crédo tolérance et charité ? Ils condamnaient au bûcher ceux qu'ils avaient désignés comme hérétiques ! Pourtant ne devaient-ils pas appliquer les dix Commandements, dont le cinquième, Tu ne tueras pas, et le dixième, Tu ne convoiteras rien de ce qui est à ton prochain ?

Oui mais voilà, fût-il représentant de Dieu sur terre, le pape n'en était pas moins homme. Et donc cupide, esclave de son corps, vaniteux, jaloux de ses prérogatives, et cætera. Cette dernière locution englobant tout ce que la nature humaine peut comporter de mauvais penchants.

Je suis voisin du palais des papes en Avignon. Je m'étais ouvert à cette histoire fascinante qui voyait des hommes prêcher une chose et faire son contraire. Mais il est une chose qui m'avait échappée, c'est que la lignée des papes d'Avignon s'est perpétuée dans la clandestinité jusqu'à nos jours. Poil à gratter de la curie romaine, une lignée restée fidèle au dernier d'entre eux officiait envers et contre tout, surtout dans la contradiction de l'officielle de Rome, sous le nom reconduit de Benoît, en souvenir du XIIIème du nom dans l'ordre d'intronisation et premier à entrer en dissidence. A moins que ce ne furent les autres qui étaient en dissidence.

Ce Benoît mourut presque centenaire en 1423 et quelques soudards incultes des troupes de Napoléon en retraite de la calamiteuse campagne d'Espagne, retrouvant son cercueil en 1813, se lancèrent tour à tour son crâne comme dans un jeu de balle, méprisant de la profanation qu'ils commettaient.

« La plupart des chroniqueurs du temps s'accordent pour le considérer comme l'un des plus grands hommes de son siècle, d'une totale intégrité de vie, d'une droiture sans pareille, avec toutes les qualités de coeur et d'esprit que nécessitait sa charge. » Nous dit Jean Raspail. Autant de qualités témoignant de la grandeur d'un homme et faisaient qu'il ne pouvait avoir le soutien des grands de ce monde. Il eut fallu pour cela qu'il soit cupide, vaniteux, et cætera …

Jean Raspail a fait cette recherche des traces ténues, enfouies dans les mémoires locales, que ces Benoît ont laissées dans le flou de leur existence de parias, l'ombre de leur refuge itinérant dans le grand sud de la France entre Rouergue et Provence, fuyant la vindicte de l'officielle de Rome. La mort de l'un provoquant la tenue d'un modeste conclave discret de la poignée de fidèles gravitant dans son sillage et élisant son successeur. Ils avaient tous en commun d'être reconnaissables par une aura, un magnétisme du regard qui trahissait la présence en eux de Celui qu'ils représentaient sur terre. Dans l'errance et le dénuement, seuls compatibles avec le prêche de pauvreté et d'amour du prochain.

Dans les années 90, le gendarme qui entendit le dernier d'entre eux en audition fut troublé par le rayonnement de sérénité qui émanait de sa personne. Il ne le mentionna pas dans son rapport.

Magnifique ouvrage de Jean Raspail auquel mon goût pour l'histoire, son écriture riche sans être pompeuse et cette quête de vraies valeurs humaines au secret dans la mémoire des humbles lui font accorder mon complet satisfecit. On y perçoit en filigrane la récusation non dite de la perversion qui en ce temps engluait la fonction suprême de L'Eglise, laquelle revendiquait la majuscule. Alors qu'en parfaite contradiction entre leur discours et leurs actes ses plus hauts dignitaires se vautraient dans le luxe, la corruption, la concupiscence, et cætera.


dimanche 20 septembre 2020

La caravane du Pape ~~~~ Hélène Bonafous-Murat

 


Imagine-t-on de nos jours ce que pouvait être la traversée des Alpes pour une caravane à dos de mulets au 17ème siècle quand routes et pistes n'existaient pas, qu'en outre les dangers de la montagne pourtant redoutables étaient loin d'être les seuls à mettre l'entreprise en péril ? Certes non. Hélène Bonafous-Murat nous le fait entrevoir dans ce roman historique aux allures d'épopée.

Rien ne lui sera épargné à cette caravane : intempéries, incendie, trahison, vol, attaques de pillards, rivalités confessionnelles, disette, enlèvement des femmes du convoi à fin de servilité sexuelle, autant d'infortunes qui émailleront son périple conduit par la volonté d'un seul homme : Leone Allacci. Animé d'une foi à toute épreuve, d'une autorité inflexible et opiniâtre, il était tout désigné pour mener à bien la mission divine reçue de la bouche du pape Grégoire XV: extraire du Palatinat du Rhin, contrée autrefois gagnée à l'hérésie et reconquise par la Ligue catholique, et ramener en lieu sûr, à Rome, une bibliothèque connue pour être une des plus riches d'Europe. Elle comportait aux yeux de la papauté des ouvrages d'une valeur inestimable, tant civile que religieuse, dont l'évangéliaire de Lorsch écrit vers 810 à la cour de Charlemagne.

Leone Allacci n'était résolument pas un homme comme les autres. Galvanisé par une foi dévote chevillée à l'âme, un dévouement sans faille à l'Église de Rome, il n'avait de passion que pour les livres. Pourtant lorsque la jeune Lotte, au charme discret mais entêtant, témoigne de l'intérêt pour la lecture et devient son élève, point en son for intérieur une douleur jusque-là ignorée de lui. Une douleur qui embrase son corps et obsède son esprit. Tiraillé entre l'appel des sens et la chasteté qu'il s'était imposée en règle de vie, il perçoit ce combat comme une mise à l'épreuve supplémentaire que lui inflige ce dieu qu'il avait choisi en optant pour la foi catholique. L'épreuve tourne à la torture lorsqu'il voit sa protégée s'éprendre du beau capitaine lequel assure la sécurité de leur expédition. La jalousie est un sentiment nouveau dont il peine à s'émanciper.

Gagné à la panique de voir son élève lui échapper et à la crainte de la voir faire de l'ombre au maître qu'il avait été pour elle, Leone Allacci se reprochera cet engouement pour celle qu'il perçoit alors comme l'instrument du démon : "N'avais-je pas cependant commis une erreur, oubliant qu'elle n'était qu'une femme, en conséquence gouvernée, non par la raison, mais par ses sens ?" Et l'auteure d'ouvrir à juste raison l'esprit de son lecteur, en thème corollaire à celui de la sauvegarde de la fameuse bibliothèque, sur le sort trop longtemps réservé à ses congénères du beau sexe en ces temps d'obscurantisme tant religieux que discriminatoire sexiste.

La gageure avec ce genre littéraire est de ne pas faire de l'intrigue prétexte à se glorifier d'une érudition poudre aux yeux. Hélène Bonafous-Murat évite l'écueil. Quand elle fait du narrateur de ce récit un contemporain des faits qu'il rapporte, elle sait lui faire tenir le vocabulaire, les idiomes et les tournures syntaxiques de l'époque et éviter les anachronismes de langage. le style devient alors garant de crédibilité. Les références historiques en tous domaines, dont mythologiques et bibliques dans pareil ouvrage, témoignent aussi de l'imprégnation et de l'érudition de son auteure. Elle nous livre un très bel ouvrage qui établit son éclectisme d'écriture. N'est-elle pas l'auteure de polars contemporains - Avancez masquésMorsures entre autres, qui m'ont fait faire connaissance avec son écriture - même si ces derniers ne sont pas dénués de références historiques.

Aux portes de la mort, Leone Allacci évoque cet épisode de sa jeunesse qu'il avait gardé en mémoire, en étalon de la souffrance quand d'autres épreuves étaient venues mettre sa vie en difficulté et sa foi à l'épreuve. Avec le souvenir de Lotte en repoussoir des appels du corps qu'il savait dans la main du Malin.

Cette aventure tirée de faits réels, nous dit l'auteure en note finale, assura la postérité d'ouvrages exceptionnels qui existent encore de nos jours. Elle s'inscrit à la gloire de l'érudition quand cette dernière est perspective pour changer la face du monde. Même si l'obscurantisme religieux de l'église catholique de l'époque imaginait en arrière-pensée ce changement à son profit, soutenu par un prosélytisme outrancier que lui commandait son monopole sur la direction des consciences, qui plus est lorsque ce monopole était mis à mal par la montée de fois concurrentes.

Superbe ouvrage qui vaut tant par le récit de l'aventure humaine, surhumaine serait-on tenter d'enchérir, que pour l'insertion de celle-ci dans un contexte historico religieux savamment documenté.

 

mercredi 16 septembre 2020

La méthode Schopenhauer ~~~~ Irvin D. Yalom


Selon les propos de Tacite mis dans la bouche de Schopenhauer dans cet ouvrage, "la soif de la gloire est la dernière des choses à laquelle l'homme sage doit s'intéresser". Et pourtant ne passons-nous pas notre vie dans la quête de la reconnaissance de nos pairs ?

C'est l'évidence qui saute aux yeux de Julius Hertzfeld lorsqu'il apprend qu'une maladie incurable le condamne à brève échéance. L'urgence l'assaille alors de trouver sens à sa vie avant de la quitter. Il est un psychiatre reconnu. Il se met en demeure de fouiller dans le registre de ses patients en quête de ceux qu'il aura guéris de leur mal être et auront retrouvé ainsi goût à la vie. Mais contre toute attente son attention se porte sur le nom d'un homme, Philip, lequel souffrait d'une obsession sexuelle irraisonnée et méprisante de ses partenaires, dont le cas aura été l'échec de sa carrière.

Philip en voie de devenir lui-même psychothérapeute cherche un tuteur pour sa thèse. Un marché se conclut entre eux : Julius accepte de devenir son tuteur à la condition que Philip intègre un groupe de patients en thérapie collective. Féru de philosophie, de Schopenhauer en particulier dont les préceptes lui ont permis de trouver apaisement à son addiction au sexe, c'est à contre coeur que Philip intègre le groupe. Il voue en effet à ses congénères la même misanthropie que celle qui animait son maître à penser en son temps. Cette indisposition sera augmentée lorsqu'il découvrira parmi les personnes constituant le groupe une de ses partenaires d'un soir. Elle cultive logiquement à son endroit une rancoeur féroce.

Gagné à l'obsession de faire de sa vie un bénéfice pour les autres et non de laisser le souvenir de sa personne, Julius déploie son ardeur à guérir Philip de l'affliction qu'il identifie comme l'origine de tous les maux sur terre : l'indifférence voire le mépris de l'autre. Lequel s'était exprimé chez lui par des conquêtes sexuelles innombrables et sans lendemain.

Voilà donc le quatrième ouvrage que je lis de la main d'Irvin Yalom. Après NietzscheSpinoza, Épicure, je le retrouve aux prises avec les thèses de Schopenhauer. le psychothérapeute qui se ressource chez les philosophes se frotte dans cet ouvrage au plus atrabilaire d'entre eux à l'égard de ses congénères. Son intention étant de contrer la propension des uns à fuir leurs semblables, dont Schopenhauer s'était fait un porte drapeau, et à faire naître la conviction que la communauté humaine ne peut être que réconfort de tout un chacun lorsqu'il est confronté à l'angoisse de la mort. Julius s'en est convaincu lui-même en forme de résilience après avoir accusé le coup de l'annonce de sa fin prochaine.

La caractéristique de la vie est son impermanence. La mort est inéluctable. Aussi Irvin Yalom, à l'unisson des grands philosophes humanistes, veut nous convaincre que la meilleure façon de l'aborder est de donner sens à sa vie, en se tournant vers les autres et non se focalisant sur sa propre personne. de pouvoir se dire à l'échéance ultime que l'on revivrait volontiers la même vie, si tant est qu'elle fut dépourvue de l'âpreté au gain, de la satisfaction de ses moindres désirs, y compris sexuels, lesquels ne sont que voleurs de conscience.

Irvin Yalom intègre son lecteur dans le huis clos de cette thérapie de groupe. Il développe les cheminements de pensée, étudie l'interaction des caractères et les processus d'évolution des mentalités vers le but que s'est fixé son héros et porte parole. Ce dernier se montrant le moins invasif possible dans les échanges, son rôle se limitant à relancer une discussion qui s'essouffle ou au contraire à calmer les ardeurs qui s'enflamment.

Comme à l'accoutumer dans les ouvrages d'Irvin Yalom, la thérapie portant essentiellement sur la libération de la parole, il fait le plus grand usage du dialogue dans ceux-ci. Cette méthode a le mérite de donner vie à l'écrit et de rendre la lecture très fluide. L'intrusion de la philosophie dans la psychanalyse est passionnante. Elle veut nous convaincre que l'homme doit s'assumer lui-même y compris et surtout en envisageant sa propre mort. Ne pas avoir recours aux expédients d'une quelconque religion, reposant donc sur la croyance, qui n'est à ses yeux, lui promettant une vie après la mort, que duperie et refus d'assumer sa finitude.


lundi 7 septembre 2020

Morsures ~~~~ Hélène Bonafous-Murat

 


Morsures est un ouvrage dans lequel Hélène Bonafous-Murat a à n'en pas douter mis beaucoup d'elle-même. Cet ouvrage place en effet son intrigue dans le monde des images, des estampes en particulier. Sujet qu'elle connaît mieux que quiconque pour en être une experte reconnue. Et s'il est une certitude qui me tenaille au sortir de cette lecture, c'est tout d'abord que ce sujet est pour elle au-delà d'un métier une passion et qu'en second lieu sa compétence y éclate aux yeux du néophyte que je suis. le néophyte a certes tôt fait d'être ébloui par le maître me direz-vous, mais il conserve quand même sa capacité de jugement quant à l'écart des compétences. A moins bien entendu que je ne sois l'objet d'une mystification, ce qui n'aurait rien de surprenant tant l'auteure a l'art d'entraîner son lecteur dans une spirale de confusion, à savoir qui est qui, à quelle époque, en chair et en os ou bien en impression sur vélin.

Ce fut pour moi de la part de l'auteure et selon sa dédicace une invitation à me plonger dans l'image et à m'y perdre. Mission accomplie. Ce n'est qu'à l'épilogue, ô combien surprenant, que j'ai pu recouvrir mon libre arbitre et applaudir à l'artifice de construction, lequel m'avait emberlificoté dans une intrigue qui en masque une autre. J'avoue avoir été déstabilisé par la confusion des narratrices. Et pour cause. J'ai même failli décrocher, mais quelque chose me chuchotait d'aller au bout. Bien m'en a pris.

Enquête il y a, puisque crime il y a, et aussi vol d'œuvre rare. Mais curieusement le corps de l'intrigue se déporte et entraîne le lecteur profane sur une terra incognita. L'enquête verse dans le cercle fermé des amateurs éclairés du monde de l'image. L'auteur de l'œuvre rare qui a refait surface avant de disparaître à nouveau est certes vite identifié. L'experte ne l'est pas pour rien. Mais qui sont les personnages représentés sur cette estampe du XVIIème siècle, qui est le commanditaire de cette œuvre et quel est son message à la postérité ?

L'image sollicite l'imaginaire, force la convoitise, interpelle l'experte et la transporte dans le temps du geste de l'artiste. Cette représentation est comme un trait d'union entre deux sensibilités écartelées par des siècles d'une présence silencieuse et anonyme, oubliée des regards. L'experte s'en imprègne, se fond dans le personnage représenté au point de verser dans le dédoublement de la personnalité. Elle devient le sujet représenté jusqu'à ressentir le contact de la main de l'autre personnage de l'image sur son épaule et s'interroger sur ses intentions.

L'image affole le marché. Les spécialistes fourbissent leurs armes à coups de milliers de dollars pour faire de cette œuvre, hier inconnue et déjà célèbre, la cible de leur convoitise. Alors que le lecteur est resté sur son interrogation : qui a tué le commissaire priseur, pourquoi, et qu'est devenue la vedette du catalogue soustraite à la vente organisée en l'hôtel Drouot ?

Morsure est un ouvrage d'une richesse culturelle avérée. L'image ne sollicite pas seulement la sensibilité artistique, mais renvoie à l'histoire, la grande, en un temps où, du fait de sa rareté la représentation graphique prenait son sens, son intérêt et donc sa valeur. Une tout autre envergure et signification que le flot des banalités sur colorées qui inonde notre monde d'aujourd'hui au point d'en devenir polluant. de témoignage de la réalité qu'elle était autrefois, l'image est devenue aujourd'hui représentation d'un monde virtuel, fugitif, déposée sur un support volatile et donc tôt promise à l'oubli.

Quant au titre, un tantinet aguicheur pour l'ouverture sur une forme de polar, me voilà désormais armé pour faire œuvre de connaissance technique et vous dire qu'il est un terme de vocabulaire des aquafortistes. Mais je vous laisse découvrir ce que ce genre de morsure peut laisser de traces durables dans le monde de l'image. Morsures est une lecture exigeante, quelque peu déroutante qui peut blaser l'amateur d'émotions fortes. Mais qu'il se méfie de l'irrationnel, il pourrait bien l'inciter à faire des retours sur images.