Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 25 février 2023

L'écriture du monde ~~~~ François Taillandier

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Par Ecriture du monde il faut entendre le monde tel qu'il se construit, tel qu'il se grave dans la mémoire du temps, sachant que « Dieu ne crée que de l'irréparable. La créature est une catastrophe. Et l'existence à laquelle il nous appelle, le destin de chacun, si humble soit-il, consiste à tenter de réparer le dégât d'être né. » Voilà pour Celui qui préside à nos destinées. Il en prend pour son grade avec cette assertion de François Taillandier.

Auteur que j'avais découvert et célébré l'écriture avec son excellente biographie d'Edmond Rostang. Découverte qui m'avait au passage imposé le devoir d'aller visiter la villa Arnaga au pays Basque. Ce que j'ai fait et qui m'avait transporté de ravissement. Je confirme mon goût pour ce genre d'écriture avec cet ouvrage.

Une écriture riche que celle de ce phraseur érudit, une écriture qui pondère des sentences devenues par le fait lourdes de sens, d'une portée invitant à la réflexion. A l'introspection même, lorsque comme tout un chacun on s'interroge sur le sens de la vie et le rôle de la religion face à cette question sans réponse, devenue pour le coup fondamentale. Des religions devrais-je dire d'ailleurs, car dans le domaine de la croyance, il y a pluralité, il y a divergence et contre toute attente intolérance. Et donc malheureusement affrontement.

François Taillandier a choisi deux personnages qui ont laissé leur cicatrice sur la terre dans cette époque succédant tout juste à la chute de l'empire romain et nous ouvre aux formidables bouleversements consécutifs et aux appétits que cela a pu faire naître chez des peuples jusque-là sous domination : Cassiodore, un homme politique lettré qui a servi sous le nouveau maître de ce qui n'est pas encore l'Italie du nord, le roi ostrogoth Théodoric. Et Théolinda qui devint reine des Lombards et jouera un rôle prépondérant dans la conversion de ces « barbares » à la foi chrétienne.

Ce premier tome d'une trilogie que je me fais l'obligation de compléter dans ma PAL ouvre ses premières pages en un temps où la religion chrétienne commence donc à installer ce qu'elle voudrait bien être un monopole sur le vieux continent. En ce sixième siècle de notre ère, elle commence à prendre le pas sur le paganisme, l'arianisme et ne s'attend pas encore à voir poindre une nouvelle concurrente. L'ouvrage se referme sur l'année 630 avec l'entrée de Mahomet à La Mecque à la tête de quelques milliers d'hommes, bien décidé à imposer le culte exclusif d'Allah.

Superbe fresque historique d'un temps pour lequel les références écrites sont rares et sujettes à caution. Tout le talent de l'auteur est dans la précaution qu'il prend avec ces références et dans la crédibilité du liant qu'il applique aux faits avérés.


Il était une fois Lamartine ~~~~ Sylvie Yvert

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« Malheureux les hommes qui devancent leur temps, leur temps les écrase. » A. de Lamartine.

Comment définir cet ouvrage : biographie, roman historique ou mémoires d'une épouse aimante ? le genre qu'on lui attribuera ne changera toutefois pas le plaisir que j'aie eu à le découvrir, et son auteure par la même occasion. J'ai beaucoup aimé le jour sous lequel Sylvie Yvert aborde la vie d'Alphonse de Lamartine.

Epouse fidèle, admiratrice, l'artiste peintre anglaise Mary-Ann Birch devenue par mariage Elisa de Lamartine intervient en tant que narratrice de cet ouvrage. Cela confère à ce dernier une chaleur exceptionnelle pour le genre. C'est un cœur qui parle. L'auteure ne reprenant la main que lorsque l'épouse quitte ce monde, 6 ans avant son cher époux. Laissant ce dernier dans une solitude noire. Les Lamartine avaient perdu leurs deux enfants en bas âge.

Lamartine n'était pour moi que poète romantique, certes un peu mélancolique. Grâce à Sylvie Yvert j'ai redécouvert l'homme politique, même si le poète n'est jamais absent de ce portrait, favorisant en particulier le talent d'orateur de l'homme à la tribune. On se remet à l'esprit ou on découvre selon sa culture avec cet ouvrage le rôle déterminant tenu par Lamartine lors de la révolution de 1848 laquelle a porté Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République.

L'orientation politique De Lamartine sera l'ambiguïté qui lui vaudra l'échec de sa carrière. Il la définit en ces termes : « Je trouve que je suis, au fond, bien plus près de ce que j'étais alors, monarchiste de raison, libéral de tendance, anti-anarchiste de passion, bourbonien légitime de justice et d'honnêteté, républicain d'occasion et d'idéal. »

Quinze années de vie politique pour le poète qui font l'ossature de cet ouvrage. Lamartine qui était issu de petite noblesse a déployé son talent et son énergie à défendre les intérêts des humbles - doux euphémisme pour qualifier ceux qui vivaient parfois dans des caves insalubres - rejoignant de ce point de vue les idées des socialistes qu'il combattaient pourtant. Il rêvait d'une société juste et équitable et a déployé toute son énergie à agir en modérateur des extrêmes. Il a fait montre dans son combat politique du plus grand humanisme. Il a eu avec sa foi religieuse la même valse-hésitation, reprochant à l'Ordonnateur des choses de ce monde d'avoir perturbé l'ordre de succession en lui prenant ses enfants.

Avec la crainte de revivre les années noires de la Terreur, à trop vouloir tempérer les extrêmes, sa carrière politique s'est arrêtée avec son échec à l'élection de 1848. Et je sais désormais grâce à Sylvie Yvert pourquoi je n'avais retenu que le poète au détriment du politique, c'est son ami le député Cormenin qui nous le dit : « Vous vivrez, illustre poète, quand les maîtres actuels de la parole ne vivront plus… et quand deux ou trois noms seuls surnageront dans le vaste naufrage de nos gouvernants éphémères. »

Par la voix de son épouse, Sylvie Yvert nous fait pénétrer l'intimité de ce couple solidaire, accablé par le malheur de la perte de ses enfants et en proie aux incessantes difficultés financières, lesquelles ne lui ont pourtant jamais fait perdre sa dignité. Allant jusqu'à refuser la pension que le Prince-président voulait lui allouer pour faire face à ses charges.

J'ai beaucoup apprécié le parti pris par Sylvie Yvert pour aborder la vie d'Alphonse de Lamartine, celui de donner la parole à celle qui a été son soutien indéfectible dans les épreuves qu'ils ont endurées sur les plans familial et professionnel. Couple modèle, uni, généreux, aimant, qui a été le ferment de l'inspiration du poète. Heureusement que les succès d'édition du poète de son vivant sont venus contrebalancer ces déboires, même s'ils ne permettaient pas de couvrir les dettes. Son épouse a toujours été son premier lecteur et correcteur.

A défaut d'écouter l'orateur politique, fût-il brillant mais sans doute pas assez convainquant, écoutons le poète retrouver en rêve la fille aimée :

Mes lèvres ne savaient d'amour où se poser ;
Elle les appelait comme un enfant qui joue,
et les faisait flotter de sa bouche à sa joue,
qu'elle dérobait au baiser!
….
« Julia! Julia! D'où vient que tu pâlis ?
Pourquoi ce front mouillé, cette couleur qui change ?
Parle-moi, souris-moi ! Pas de ces jeux, mon ange !
Rouvre-moi ces yeux où je lis ! »

Eh bien ! Prends, assouvis, implacable justice,
d'agonie et de mort ce besoin immortel;
moi-même je l'étends sur ton funèbre autel.
Si je l'ai tout vidé, brise enfin mon calice !
Ma fille, mon enfant, mon souffle ! La voilà !
La voilà ! J'ai coupé seulement ces deux tresses
dont elle m'enchaînait hier dans ses caresses,
et je n'ai gardé que cela! ».


La chambre des diablesses ~~~~ Isabelle Duquesnoy

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La lecture c'est parfois pour nous autres lecteurs l'occasion de jeter un coup d'œil par le trou de la serrure, de se livrer à ce vol d'intimité en satisfaction d'un penchant un tantinet voyeur. En quête de l'affriolant qui manque peut-être à notre propre vie. Parfois a-t'on besoin aussi d'un peu d'épouvante pour sortir de notre zone de confort, histoire de malmener un quotidien par trop routinier. Et si en outre pour dépeindre le monde comme il va, et déplorer ipso facto les mauvais penchants de notre humaine nature, on aime le faire sur le ton de la dérision, alors c'est avec le regard d'Isabelle Duquesnoy qu'il faut scruter l'histoire.

Cette auteure que j'avais déjà eu l'occasion d'encenser de ma satisfaction avec L'Embaumeur ou encore La redoutable veuve Mozart sait tourner les pages de la petite histoire qui lorsqu'elles s'ouvrent et s'additionnent donnent sa majuscule à la discipline. Et le lecteur de se pâmer d'aise, le sourire aux lèvres, à lire celle qui nous conte les affres de nos congénères avec un humour aussi noir que caustique, parfois même un peu glauque.

C'est un récit historique. Mais ça n'a rien d'ennuyeux, bien au contraire. Car question humour noir Isabelle Duquesnoy maîtrise la discipline. Avec la Voisin elle est parvenue au sommet de son art. Il faut dire, pour minimiser son mérite, que le personnage lui a facilité la tâche. La Voisin, de son vrai nom Catherine Deshayes épouse Monvoisin, ne faisait pas dans la demie mesure avec son verbe fleuri et l'emprise qu'elle avait sur sa clientèle huppée, mais pas que. Elle a su faire prospérer son commerce, sombrant au fil du temps, de son expérience et de sa notoriété grandissante du médical au divinatoire puis vers le macabre.

Accoucheuse, avorteuse, devineresse, enchanteresse, prêtresse en messes noires, devenue encore bien pire que tout ça, La Voisin s'enrichissait de la crédulité et la cupidité de ceux qui arboraient visage et perruque poudrés. Mais elle savait aussi prédire au pauvre lorsqu'il voulait savoir si la déveine de sa naissance lui donnerait un jour quelque espoir d'une vie meilleure. Faux espoir évidemment, car à cette époque les cloisons entre les classes sociales étaient particulièrement étanches. Mais la Voisin savait faire miroiter des avenirs meilleurs. Elle en avait fait son fonds de commerce. Son intelligence et sa malice ont fait d'elle une des personnes les plus riches de son temps.

La Voisin, un personnage dont j'avais vaguement entendu le sobriquet sans pouvoir en restituer plus que la savoir impliquée dans l'affaire des poisons. Au temps du grand roi. Au temps où les bûchers illuminaient encore parfois les places publiques à la délectation des contemporains assoiffés de macabre. Voilà donc que grâce à Isabelle Duquesnoy je la connais désormais par le détail cette personne haute en couleur. Elle finit sur le bûcher, l'ouvrage commence par là. On ne touche pas de la personne du roi, fût-ce par personne interposée sans prendre quelque risque en cette époque de justice expéditive.

Votre conjoint(e) vous insupporte, votre amant(e) vous délaisse, vous n'êtes plus en faveur à la cour, La Voisin est là pour vous venir en aide de ses potions et imprécations. Au diable les scrupules et faiblesses. Naïveté, crédulité, jalousie, La voisin sait jouer de tout cela et s'immiscer au plus haut de l'Etat, pourvu qu'espèces sonnantes et trébuchantes tombent dans son escarcelle. Et l'Etat on sait qui c'est au temps où l'astre solaire s'est attaché à la personne du monarque. Alors La Voisin s'est brûlé les ailes, forcément. Les ailes et le reste.

Isabelle Duquesnoy nous présente ce personnage avec une écriture aussi délectable que le personnage a pu s'élever dans le sordide. La fille de la Voisin, Marie-Marguerite, intervient par chapitres alternés. Il faut dire que la pauvre n'a bénéficié de l'héritage de sa mère que pour se soir fatalement accusée de complicité. Et plaider du fond de son cachot son implication à son corps défendant dans les forfaitures de sa mère. En peine perdue forcément.

A tourner les pages de la chambre des diablesses on va crescendo d'effarement en effarement. Mais ce n'est pas de la faribole, c'est de l'histoire. De l'histoire merveilleusement racontée par cette auteure dont le seul nom m'a fait adopter cette proposition de masse critique dont je remercie Babelio et les éditions Robert Laffont de m'en avoir fait profiter. Savoureux moment de lecture.




 

lundi 23 janvier 2023

Belle Green ~~~~ Alexandra Lapierre

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« Dieu a fait des différences, l'homme en a fait des inégalités ». Cette assertion que j'emprunte à Tahar Ben Jelloun trouve tout son sens chaque fois qu'il est question de race chez notre espèce dite humaine. Et c'est bien le fonds du sujet de cette très belle biographie écrite par Alexandra Lapierre. Elle parvient, avec cet ouvrage, à dénoncer la haine qui peut naître du fait de la différence abaissée au rang d'inégalité. Elle a exploité cet écueil chez un personnage que l'histoire a un quelque peu occulté et qui a pourtant joué un rôle significatif dans une page de l'histoire de son pays.

Belle n'était pas le qualificatif que lui aurait valu son apparence physique, car elle était effectivement belle, Belle était son prénom, son vrai prénom. Parce que pour ce qui était de son nom, elle avait dû le travestir, autant que ses origines, certes en forme de reniement, pour se donner une chance de promotion sociale dans l'Amérique raciste de la première moitié du 20ème siècle.

Belle a commencé par être subsidiairement la bibliothécaire de J. P. Morgan, un des hommes les plus riches et plus influents de son temps aux Etats-Unis. Elle est devenue par son charisme, son intelligence et à force de volonté la personne de confiance de ce personnage richissime au point de se voir donner carte blanche, avec les fonds qui correspondaient, pour négocier et faire l'acquisition des œuvres littéraires anciennes, rares et précieuses et autres œuvres d'art sur lesquels le magnat de la finance avait jeté son dévolu. Belle avait acquis une compétence saluée si ce n'est jalousée par ses pairs.

Elle a prospéré sous la protection de son bienfaiteur au point de devenir elle-même reconnue, riche et célèbre. Tous statuts reposant cependant sur un mensonge. Belle avait en effet monté avec sa famille l'incroyable scenario destiné à cacher ses origines métissées. La dilution des gênes dans le temps était telle qu'elle put s'afficher « sans une goutte de sang noir ». La révélation de cette vérité lui eut valu le rejet cruel de la majorité blanche. Et c'est pourtant bien ce qui est arrivé.

Car ce n'est pas spolier que de le révéler. Alexandra Lapierre le cite en prélude de son ouvrage. Les circonstances et la lettre qui dévoilèrent son subterfuge sont d'une cruauté inouïe, à l'encontre d'une personne qui s'était hissée dans la société à force de travail, d'abnégation, de volonté, mais aussi de fidélité intéressée, disons-le tout net, auprès de son protecteur. La complicité manifestée entre eux fut un véritable jeu de chat et de la souris, mais non dénuée d'une certaine tendresse.

Cette biographie est remarquable. Fort bien écrite, documentée et construite, elle est autant une dénonciation de la haine raciste que l'histoire d'un personnage. Un personnage fascinant, habile et brillant, rattrapé sur la fin de sa vie par le mensonge qui lui avait permis son ascension sociale. Mensonge poussé à son extrême, jusqu'à s'interdire toute descendance au risque que le gêne de la négritude resurgisse dans sa progéniture. Belle Greene est un ouvrage historique poignant sans être larmoyant, et son sujet un personnage attachant du fait de l'opiniâtreté qu'il met à tenter de se défaire d'une différence devenue inégalité.


Croc-Blanc ~~~~ Jack London

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Il est des ouvrages qui autorisent plusieurs niveaux de lecture selon les époques de la vie de leur lecteur. Croc-Blanc est de ceux-là. Si l'adolescent y voit un roman naturaliste glorifiant l'animal exonéré des tares de l'humaine nature, l'adulte éclairé y décodera les messages sibyllins attestant de ces dernières. Comme par exemple l'ancrage dans les mentalités de cette toute fin du 19ème siècle d'une hiérarchisation entre les hommes identifiée par la couleur de la peau ou par la classe sociale.

On peut lire dans l'édition commentée de 2018 chez Folio à la page 221 cette classification clairement explicitée : « C'est à Fort Yukon que Croc-Blanc vit ses premiers hommes blancs. Comparés aux Indiens qu'il connaissait déjà, ils représentaient pour lui une autre race d'êtres humains, une race de dieux supérieurs. Ils lui firent l'impression de posséder une puissance plus grande encore, et c'est sur la puissance que repose la divinité. » Voilà qui ôte de la puérilité au conte pour enfant que d'aucuns ont pu attacher à cet ouvrage. Puérilité savamment cultivée par la Metro-Goldwing-Mayor et autres firmes cinématographiques dans la seconde moitié du 20ème siècle avec leurs fameux westerns faisant la part belle aux Tuniques-bleues dans leur lutte contre les méchants Peaux-Rouges. Messages que des auteurs courageux à l'instar des Jim Harrison et autre Jim Fergus se sont attachés à contredire en forme de mea culpa, le temps de la sagesse et de la lucidité revenu. Ouvrant à l'Américain moderne la porte vers la voie de la reconnaissance d'une histoire douloureuse.

A la page 317 de la même édition, « Croc-Blanc avait aussi très vite appris à faire la différence entre la famille et les domestiques. » Evitant l'écueil de donner la parole l'animal, Jack London ne le prive toutefois nullement de le voir faire la distinction entre les classes sociales. Autant d'étiquettes qui l'ont lui-même fait souffrir et que le côté autobiographique de ses ouvrages laisse transpirer selon la lecture que l'on veut en faire. Son ouvrage Martin Eden est encore plus mordant et évident dans cette intention satyrique.

Croc-Blanc est donc un roman moins bon-enfant et manichéen que ses aspects tranchés le laissent imaginer. Des subtilités qui échappent au jeune regard s'insinuent entre ses pages et font de cet ouvrage autant un conte pour enfant qu'une caricature d'une société dans laquelle Jack London nous détaille les difficultés qu'il a rencontrées pour y faire valoir les idées humanistes qu'il prônait dans ses engagement politiques. Et accessoirement son talent d'écrivain. Croc-Blanc pourrait donc bien avoir la dent dure contre les comportements humains suscités par l'orgueil et la cupidité et aussi contre une époque où le racisme avait pignon sur rue. Dent plus dure que contre ses congénères qu'il taillait en pièce jusqu'à ce qu'il trouve son « maître de l'amour » dans le monde domestique.


Le prince aux deux visages ~~~~ Gilbert Sinoué

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A qui aurait pu adhérer au mythe qu’ont voulu échafauder les diverses sources littéraires et cinématographiques autour de l’auteur des sept piliers de la sagesse, Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom que lui a attaché le film de Davis Lean, Lawrence d’Arabie, Gilbert Sinoué recommande de considérer la légende avec précaution.

Il y a en effet de son point de vue matière à enquête pour déterminer à quel degré la légende aurait fait d’un personnage illuminé un héros au seul artifice que le décor, l’époque et l’acteur choisi pour sa ressemblance auraient produit un effet supérieur au naturel.

Les décors des mille et une nuits, les chevauchées dans le désert, le regard au bleu insondable de Peter O’Toole, la lutte des tribus arabes pour s’extraire du joug de l’Ottoman, n’y avait-il pas là tous les ingrédients pour forcer le romanesque. Au point de magnifier un mythomane à qui le contexte historique chaotique de la première guerre mondiale aurait quelque peu lâché la bride sur le cou, son pays étant plus préoccupé par les fronts de l’Artois et de la Somme.

Ou bien faut-il y voir de la part de Gilbert Sinoué, dont on connaît les racines égyptiennes, quelque compte à régler avec ces nations, dont l’Angleterre et la France, qui ont tracé des frontières à l’emporte-pièce et sont par-là responsables du malaise faisant du Moyen-Orient, et à n’en pas douter pour longtemps, une poudrière ?

Ce qui est sûr c’est que David Lean, du haut des cieux qui l’abritent désormais, doit bien regretter le ternissement de l’image de son héros devenu dans les mots de Gilbert Sinoué un personnage pathétique, dépourvu de sensualité pour ne pas dire asexué tant il avait la phobie du contact des corps. Une sorte de pantin frustré et nihiliste qui « devint victime de la légende qu’il avait lui-même entretenue. »

Le grand spécialiste du Moyen-Orient qu’est notre auteur franco-égyptien a quelque peu trempé sa plume dans l’acide pour déchoir celui que le cinéma a érigé en héros. Il fut donc à ses yeux la vitrine de ce qui ne restera jamais qu’un symbole de l’impérialisme britannique. Et l’auteur de clore par une citation qu’il tire du film de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance, : « Si la légende est plus belle que la réalité, publie la légende. »

Le regard rêveur et énigmatique du héros a pris un voile, troublant encore un peu plus les mirages du désert.



lundi 5 décembre 2022

Divine Jaqueline ~~~~ Dominique Bona

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Pour avoir déjà pu apprécier l'écriture de Dominique Bona, je me préparais au plaisir de retrouver son style séduisant rehaussé d'érudition en portant mon choix sur cet ouvrage. Il me ferait connaître un personnage dont je n'avais jusqu'à ce jour jamais entendu parler, et pour cause.

La cause étant que mon univers de vie et mon rayonnement sont à des années-lumière de celui de cette célébrité qu'est Jaqueline de Ribes. Aussi puis-je affirmer dès lors, en refermant cet ouvrage, que si un jour quelqu'un de mal inspiré s'avisait d'écrire ma biographie, à côté de ce que je viens de lire le rendu aurait la consistance de celle d'un être disparu de la mort subite du nourrisson.

La qualité de pareil ouvrage doit autant au sujet de cette biographie, qu'à son auteure. À personne exceptionnelle il fallait un auteur, et en l'occurrence une auteure, qui soit à la mesure. Dominique Bona était toute désignée pour cet exercice ô combien périlleux, Jaqueline de Ribes étant encore de ce monde. La question se pose alors de savoir s'il s'agit d'une biographie ou de mémoires. La subjectivité change de camp selon le cas.

La joie de retrouver Dominique Bona dans son exercice favori qu'est la biographie a cette fois été tempérée. Si le style est toujours aussi brillant, le sujet m'a quelque peu blasé. Des descriptions à n'en plus finir, de tout ce qui peut mettre en valeur une silhouette de rêve et la mettre en scène au cours de galas, bals, dîners, réceptions, dans une forme de fuite en avant vers la séduction. Ce qui fait de cet ouvrage un véritable défilé de mode sous les yeux ébahis, si ce n'est envieux, des spectateurs de l'élégance faite femme et superbement retranscrite par Dominique Bona. Une fuite en avant, mais pourquoi pas aussi une forme de revanche sur le désamour dans lequel l'a abandonnée une mère dédaigneuse de sa descendance.

L'ouvrage devient plus intéressant lorsque Jaqueline de Ribes se lance elle-même dans l'aventure de la création en fondant sa propre marque. Sous l'œil pour le moins avisé, excusez du peu, mais néanmoins attendri des déjà grands de la profession : Dior, Saint-Laurent, et consorts. Entreprise dans laquelle elle se voit couronnée de succès artistique, mais pas financier.

Sujet et mise en forme font de cette biographie un ouvrage d'une esthétique rare, certes empesé d'un narcissisme exacerbé, mais qui réconcilie avec l'a priori défavorable que peut laisser planer une naissance favorisée par le milieu et la beauté, tant Jaqueline de Ribes s'est investie pour sublimer et faire rayonner au travers de sa personne, au-delà de la femme, la féminité.

La prouesse de l'auteure étant de ne pas faire assaut de superlatifs comme en déploie trop souvent les discours au vocabulaire indigent mais de mettre en œuvre dans son propos le même luxe que celui qui fait briller son sujet de mille feux à la face du monde. Car l'univers de Jaqueline de Ribes est tout sauf étriqué, sauf commun, sauf modeste. Ce qui la qualifie le mieux dans ce que j'ai compris de son personnage est sans doute cette phrase que Dominique Bona a extraite des nombreux entretiens qu'elle a eus avec la Divine Jaqueline : « Je suis née un 14 juillet, j'ai mis évidemment un peu de révolution dans la maison, j'espère avoir mis aussi un peu de feux d'artifice. »


dimanche 4 décembre 2022

La vallée ~~~~ Bernard Minier

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A trop explorer les vices de l'espèce humaine, il faut aujourd'hui avoir beaucoup d'imagination pour troubler l'amateur de polar. Avec tout ce que la littérature du genre a pu lui mettre sous les yeux, la barre est haute pour le faire frissonner. Les auto-tamponneuses ne suffisent plus, il faut des grands huit vertigineux. Il faut lui couper le souffle à ce lecteur blasé. Il ne faut plus seulement le surprendre, il faut le choquer, le décontenancer, avec des mises en scène de crime sordides, des coupables improbables. C'est le défi de l'auteur de polar moderne qui voudra ne pas décevoir les inconditionnels du genre.

Le flic quant à lui doit rester un être doué de sensibilité. Un être avec ses peurs et ses faiblesses. Un homme qui a une vie sentimentale, ou qui essaie en tout cas. le métier ne lui facilite pas la tâche dans ce domaine. Aimer, être aimé, quand on a une vie de famille en pointillé, qu'on est confronté quotidiennement à la haine, la folie, la détresse, le chantage, c'est une gageure. Comment ne pas faillir quand on laisse un enfant à la maison dans les bras d'une femme qui elle-même tremble pour son compagnon dès qu'il franchit la porte de la maison. Et peut-être même avant. Auquel s'ajoute la pression d'une hiérarchie et de politiques qui veulent des résultats rapides et surtout pas de vague. Les médias sont à l'affût.

Tout cela Bernard Minier le maîtrise. Il a bien appréhendé ce contexte d'une vie de flic de nos jours. Un funambule sur un filin au-dessus de la cage aux fauves. Un autre défi est aussi pour l'auteur de polar celui de mettre en échec le lecteur perspicace qui aura résolu l'enquête avant tout le monde. La surenchère dans l'obscur est donc obligatoire. Au risque de prendre ses distances avec le vraisemblable. Mais le crime ne relève-t-il pas toujours de l'invraisemblable ?

Pour remplir ces conditions, Bernard Minier fait de cet ouvrage un huis-clos dans une vallée, coincé entre un éboulement qui bloque la route d'accès et des habitants excédés, apeurés, prêts à en découdre avec les autorités, sur fonds de réminiscence de lutte des classes. Des meurtres y sont commis dans des conditions qui font froid dans le dos. Selon un rituel qui met la police au défi d'en résoudre l'énigme. Cela donne un roman au rythme soutenu qui n'offre pas de pause à ce commandant de police lequel sort d'une affaire lui ayant valu la mise à pied. Difficile de ne pas sortir des clous quand on est livré à des êtres qui ne connaissent quant à eux ni loi ni barrière. Martin Servaz est donc dans cet ouvrage le spectateur averti de l'action de ses confrères. Il piaffe de les voir patauger dans le bourbier d'une affaire pour le moins alambiquée. Mais, même empêché par une procédure qui traîne en longueur, il ne peut se retenir de s'impliquer. Quand on est Martin Servaz, le récurrent de Bernard Minier, on n'est pas habitué à rester sur la touche.

Depuis que j'ai découvert cet auteur je m'attache à scruter sa capacité à dresser la fresque d'une société qui donne libre cours à ce que l'espèce humaine a de plus vil. Une société dans laquelle les troubles psychologiques, la déconnexion de la réalité rivalisent avec l'appât du gain, toute forme de déviance y compris et surtout sexuelle pour susciter le crime. Cet ouvrage est autant un tableau de notre société contemporaine qu'un polar. le trait est certes un peu forcé, mais ne faut-il répondre à l'attente du toujours plus en matière d'effroi. Il faut surprendre encore et toujours et surtout ne pas se laisser doubler par le lecteur avant de lui livrer le coupable les menottes aux mains. Encore un polar de bonne facture de la part de Minier.


vendredi 18 novembre 2022

La colline aux corbeaux (Les dents noires tome 1) ~~~~ Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure

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Ce premier opus de la trilogie Les dents noires me donne-il le goût de lire les autres ? A cette question je réponds d'emblée que je viens de faire l'acquisition du second. Je complète ce préambule en précisant que j'ai des affinités avec l'histoire. Avec un grand H quand elle relate les faits communément admis par les spécialistes. Avec un petit h quand elle comble les lacunes de l'historiographie par une intrigue plausible. Le talent résidant en la faculté d'inclure cette intrigue dans les faits avérés. Cet ouvrage peut se lire comme une roman tout court mais, pour fixer les esprits, s'il est une date que le plus grand nombre a retenu, c'est bien 1515.

Avec Les dents noires nous remontons en effet en ce début du règne de François 1er qui connaît la naissance de l'imprimerie. De tout temps les inventions ont eu leurs détracteurs. Des nostalgiques bien sûr de voir la machine remplacer la main de l'homme. Plus souvent des craintifs de voir leur propre commerce construit sur les méthodes ancestrales s'effondrer avec la survenance des techniques nouvelles. Mais pas seulement.

L'invention de l'imprimerie c'est aussi l'accession d'un plus grand nombre à la connaissance. C'est l'assurance de voir s'éclaircir l'obscurantisme savamment entretenus par ceux, au premier rang desquels les membres du clergé, dont le pouvoir reposait sur l'ignorance des masses. Les auteurs de cette trilogie font bien ressortir cet aspect.

Mais un roman historique, c'est avant tout un roman de la vie des hommes et des femmes dans le contexte d'une période choisie. Vie des hommes avec leurs joies, si peu nombreuses, et leurs peines d'autant plus abondantes que les temps étaient rudes. Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure nous adressent un ouvrage bien écrit et bien construit, avec des chapitres nommés et numérotés dont les titres et sous-titres nous avertissent des faits à venir. Un ouvrage dont la pédagogie ne nuit pas à l'intrigue. On y apprend par exemple, entre autres nombreuses notions historiques ou étymologiques, l'origine du mot ghetto, celle du nom de colline aux corbeaux attribuée par ses fondateurs à la ville de Lyon. Le texte est augmenté de représentations cartographiques de l'époque qui ne manqueront pas de parler aux Lyonnais.

Bel ouvrage qui repose sur un travail de documentation sérieux et sur un talent certain pour y inclure une intrigue n'ôtant rien de leur sensibilité aux personnages de ce drame. Car c'en est un. On ne bravait pas impunément les puissants en ces temps entre bas Moyen-âge et Renaissance.




mardi 1 novembre 2022

Le cimeterre et l'épée ~~~~ Simon Scarrow

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Quelle est la vraie foi ? Celle des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ou celle des Turcs de Soliman le magnifique. La question se pose de nos jours avec autant d'acuité puisque d'aucuns sont encore portés à entrer en guerre, dite sainte, pour imposer leur réponse. On n'a aujourd'hui pas beaucoup progressé sur le sujet, même si les luttes auxquels il donne prétexte sont moins ouvertes, plus insidieuses, mais parfois toujours aussi fatales. La croyance échappe à la raison comme le rappelle Simon Scarrow dans cet ouvrage en citant le paradoxe d'Epicure :

Ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut
Et il n'est pas tout puissant.
Ou bien il le peut et ne le veut pas,
Et il est malveillant.
Ou bien il le veut et le peut,
Et d'où vient donc le mal en ce monde.
Ou bien il ne le veut ni ne le peut,
Et pourquoi l'appeler Dieu.

L'épisode qui illustre ce mal que sont les guerres de religion, évoqué par Simon Sarrow dans son ouvrage, est celui de la tentative de prise de l'île de Malte en 1565 par les troupes turques de Soliman. Île de Malte en laquelle s'étaient réfugiés les Hospitaliers en 1530 après avoir été chassés successivement de Jérusalem, de Chypre puis de Rhodes, à chaque fois bousculés par la conquête ottomane. A Malte, ils résistèrent tant et si bien sous le commandement de Jean de la Valette - lequel laissa son nom à l'actuelle capitale de Malte - que les Ottomans abandonnèrent leur projet d'anéantir L'Ordre. Ce n'est finalement que notre empereur Napoléon qui en vint à bout en 1798.

Les récits de guerre comme celui-là rebutent très vite leur lectorat, surtout lorsque l'issue du combat est connue d'avance par le féru d'histoire. C'est à n'en pas douter ce qui pousse les auteurs de ce genre, Simon Scarrow n'échappe pas à la règle, à rehausser leur récit d'une intrigue, qu'elle soit amoureuse, politique, d'un quelconque secret de filiation ou d'un autre registre. Mais si dans les guerres comme dans la vie de ce temps foi et honneur commandaient au comportement, ce savoir être n'avait d'égal que la sauvagerie des combats. Ces derniers se faisant au corps à corps, avec le cimeterre et l'épée les amateurs de corps taillés en pièces y trouveront leur compte.

L'intrigue qui rehausse dans le cimeterre et l'épée fait la part belle à la coïncidence et à la persistance des sentiments. La première, artifice de construction, nuit quelque peu à la crédibilité de l'intrigue. Quant à la persistance des sentiments par-delà les décennies, j'ai bien peur que notre mode de vie moderne confortable ait eu raison de toute réminiscence d'esprit chevaleresque. Pour le reste, l'amateur d'histoire appréciera le talent et le travail de documentation de Simon Scarrow.