S'il faut s'essayer à un nouveau genre, autant le faire
sous un pseudonyme. C'est une façon pour un écrivain dont la célébrité n'est
plus à faire de tester son écriture dans un nouveau genre, à l'abri de la
notoriété. Ce peut être aussi la conquête de nouveaux lecteurs. Mais à
l'inverse ce peut être encore une façon de protéger cette notoriété de ce
nouvel exercice auquel on ne connaît pas l'accueil qui lui sera réservé. Une
manière de quitter son personnage et de s'observer avec les yeux neufs d'un
étranger. Ne pas être soi-même donne des ailes. Nombre d'acteurs de théâtres à
succès sont à l'origine de grands timides.
Romain Gary se
lance dans le roman d'espionnage sous le pseudonyme de Shatan Bogat. Les
têtes de Stéphanie sera le seul ouvrage publié (en 1974) sous ce nom
d'emprunt avant que l'auteur déjà goncourisé ne se lance un nouveau défi, cette
fois dans le costume d'Emile
Ajar. On connaît la suite.
Jongler avec les masques, c'est l'exercice auquel se livre un auteur parvenu au
fait de la gloire. Est-il en quête d'un sursaut de célébrité ou bien se
livre-t-il à une de ses facéties ? La supercherie n'est pas imposture dans le
monde l'édition. Sauf peut-être quand la consécration suprême récidive indument
– à son corps défendant ? Jubilation sans doute sous le masque de ce pied de
nez fait à l'académie.
Le parcours de cet ouvrage n'est pas commun. On n'en attendait pas autrement
de Romain Gary.
Il écrit Les
têtes de Stéphanie en anglais (américain) sous le pseudonyme de Shatan
Bogat en 1974 (Traduction du russe Satan le riche). le traduit lui-même en
français mais sous le pseudonyme d'une traductrice, Françoise Lovat. Décide
ensuite de le publier à Londres sous le titre Direct flight to Allah mais
l'attribue à un auteur français du nom de René Deville (devil n'est pas loin).
Il fait pour cela retraduire en anglais la version française qu'il avait
lui-même transposée de son originale américaine.
Voici donc sous nos yeux un roman d'espionnage avec lequel Romain Gary, alias
Shatan Bogat, a décidé d'inscrire l'intrigue dans un monde qu'il n'a pas manqué
de côtoyer au cours de sa carrière diplomatique. Les intérêts sont énormes,
lourds de menace ; les enjeux stratégiques. La vente d'armes à un pays (fictif)
du Golfe persique dont la stabilité est compromise par les velléités
d'indépendance d'une minorité ethnique. C'est dans ce contexte que débarque
Stéphanie, mannequin au fait de la gloire que lui autorise sa superbe
plastique. Elle sera fortuitement témoin rescapée d'un attentat et tentera
naïvement de dénoncer ce que les autorités veulent travestir en accident.
Pensez-donc, les passagers de l'avion sont tous décapités, sauf elle et son ami
l'acteur italien qui ne perd rien pour attendre.
Les péripéties procédant de cette machination déroulent un tapis rouge sous les
pieds de l'auteur dont on connaît la causticité de l'humour. le contexte est
propice aux chausses trappes et Romain Gary ne
se prive de rien, y compris du burlesque pour dénoncer la rapacité des
puissants. Les têtes qui roulent sous ses pieds et dont elle ne s'offusque pas
de l'horreur témoignent du fossé que creuse l'auteur entre la gravité de la
situation et l'innocence de son personnage. La belle Stéphanie est un
faire-valoir de style tout indiqué pour brocarder les us et coutumes en vigueur
dans les hautes sphères des chancelleries, des services secrets et autres
organisations qui pataugent dans le marigot de la diplomatie à l'emporte-pièce.
Mais avec Romain
Gary, se cantonner à un premier degré de lecture serait passer à côté du
sujet. Avec ce trublion de l'édition il faut toujours aller chercher l'humain
derrière l'inhumain. S'affranchir des instincts primaires dont il n'a de cesse
de dénoncer les mauvais penchants de sa nature, se demandant toujours s'il en
est responsable ou bien s'il faut y voir la main du sournois qui préside à la
raison d'être de tout un chacun sur terre et dont on ne connaît rien des
intentions. Stéphanie est belle de corps et pure d'esprit. Elle traverse les
péripéties de son séjour houleux dans ce Golfe persique sans ternir l'éclat de
ses qualités. Sa naïveté est innocence. Elle est le monde tel qu'il devrait
être. Elle est l'humanité transcendée qui fait contre poids à la laideur du
monde.
Cet ouvrage paru sous pseudonyme porte la signature de l'humaniste à la verve
conquérante qui en la femme célèbre la féminité : celle qui porte la vie et
donne le jour, celle qui embellit le monde de l'amour qu'elle diffuse partout
où elle est. Féminité incarnée que célèbre Romain Gary dans
tous les portraits de femme qui peuplent son oeuvre.
Cela fait de cet ouvrage une caricature bien manichéenne, certes soutenue par
le verbe puissant et subtil de l'auteur primé, un exercice de style dans ce
nouveau genre dont la légèreté fait perdre de la noirceur à la peinture de la
nature humaine. Romain
Gary nous offre quelques bons moments de jubilation comme il en a le
secret. Si l'on veut s'en convaincre on lira page 197 édition Folio la tête de
Bobo offerte en pièce à conviction à la secrétaire de l'ambassade américaine.
Comique de situation pur sucre, caramélisé par le talent du maître. Un nouvel
exercice qui n'est à mes yeux pas à la hauteur d'un Gros-câlin où Les
enchanteurs. Shatan Bogat s'en est sans doute rendu compte pour ne pas
récidiver dans le genre. Il avait mieux à faire sous le costume d'Emile Ajar.
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Ouvrages par genre
lundi 24 janvier 2022
Les têtes de Stéphanie ~~~~ Romain gary
jeudi 25 juin 2020
Pseudo ~~~~ Romain Gary
Tu t'es bien moqué de moi Émile, ou Paul, ou tant d'autres noms derrière lesquels tu brouilles les pistes tout au long de ces quelques deux cents pages. Tu t'es bien moqué de moi pour m'avoir mis sous les yeux ce galimatias de fulgurances schizophréniques.
J'ai bien cru avoir à faire avec
un dingo. J'avais fait confiance à la notoriété d'un Goncourisé, un certain
Ajar. J'apprends qu'Ajar n'est qu'un pseudo. Qui cache un
certain Paul. Paul Pavlowitch.
Qui pourrait bien être encore quelqu'un d'autre. Attention un auteur peut en
cacher un autre. Ne franchissez cette limite qu'après avoir regardé de tous
côtés. Vous êtes cernés par les pseudos, au point
que dans le corps du texte tu enfonces le clou et te fais appeler pseudo-pseudo. Faut-il y
mettre la majuscule ?
Il faut être sûr de soi pour
faire avaler pareille potion à un éditeur. Qui lui-même la glissera dans le
gosier des tourneurs de pages crédules. Ils auront acquis cet ouvrage sur une
couverture. Car en le feuilletant sur l'étal du libraire ils auront reconnu
quelques formules au cynisme assassin comme ils les aiment. Comme on achète un
vin sur l'étiquette. Gare au gogo ignorant des cépages et des crus, il pourrait
bien avaler de la piquette.
Je m'étais régalé avec La vie devant
soi, amusé d'une certaine loufoquerie avec Gros-câlin.
Quand j'ai retrouvé Émile Ajar avec Pseudo, je n'ai pas
hésité. J'ai bien cru y reconnaître un furieux sens de la dérision, lequel m'a
rappelé un certain Romain Gary. Tu vois
de qui je veux parler, un Prix Goncourt lui-aussi. Mais je me suis convaincu
que tu n'aurais quand même pas osé.
Oser faire un pied de nez pareil
à l'Académie, pour leur refiler un autre chef-d'oeuvre sous le manteau,
subrepticement comme ça. Comme quelqu'un qui aurait le talent chevillé à l'âme
aussi vrai que moi j'ai le doute. Mais Gary n'aurait jamais fait ça.
Tu t'es bien foutu de moi, mais
je te pardonne. Je suis beau joueur. J'ai bien conscience que lorsqu'on est
arrivé au sommet, on ne peut que redescendre. Alors forcément ça angoisse.
Parce qu'un troisième prix Goncourt sous un autre pseudo, ce n'était
plus possible. Tu commençais bien à te rendre compte que certains affranchis
dans les milieux littéraires affichaient un sourire pincé par la suspicion. de
la jalousie à n'en pas douter.
Je ne t'en veux pas parce qu'avec
tout ce que tu nous avais déjà offert sous tant de masques grotesques on
retrouvait toujours ce même regard insondable. On le savait scruter son
intérieur obscur, en quête des mots assez forts pour nous dire à quel point ce
qu'il voyait à l'extérieur lui faisait peur.
mardi 11 août 2015
Gros-Câlin ~~~~ Romain Gary
Un lecteur non averti ferait connaissance de Romain Gary avec Gros-Câlin, il y a de grandes chances pour qu'il ne franchisse pas le cap de la cinquantaine de pages, tant il est déroutant, et classe de facto son auteur parmi les saugrenus à éviter.
N'espérez donc pas de lecture
facile avec ce titre pourtant racoleur. C'est à dessein. Amateurs d'intrigues à
suspens ou d'aventure sensuelle passez votre chemin. Vous êtes dans l'univers
de Romain Gary, avec sa faculté d'abstraction, sa force de communication des
émotions et son sens de la dérision. Dans ce registre, je recommande à ceux qui
ne liraient qu'un extrait de cet ouvrage de le faire avec l'incursion de
Gros-Câlin chez les voisins du dessous de chez Cousin, son héros ainsi nommé.
(page 179, édition Folio) C'est du grand art.
La prouesse d'un tel ouvrage est
dans sa faculté à l'énoncer de paroles sensées, portées par des propos
incohérents. Et le travers du télescopage des idées. C'est l'expression de
l'innocence du dément. Désordonnée mais surtout engendrée par la solitude et la
carence d'amour. Et plus encore que d'amour à recevoir, d'amour à donner :
"Je sais également qu'il existe des amours réciproques, mais je ne
prétends pas au luxe. Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité". Le
simple, dans sa modestie pitoyable.
Romain Gary n'a pas son pareil,
non pas pour se glisser dans un personnage, mais pour y enfermer son lecteur.
C'est parvenu à ce stade que ce dernier sera gagné par l'émotion. Car mieux que
dans leur substance, c'est dans la forme des propos que le lecteur prend la
mesure du désarroi de son héros. L'exercice est périlleux pour un auteur. Si le
but c'est l'appropriation du personnage par le lecteur, il y a aussi grand
risque de rejet. Il faut toutefois dire qu'à l'époque de la parution de ce
livre, Romain Gary est arrivé au sommet de son art, à un stade de sa notoriété
où il peut se livrer à des constructions extravagantes, des tournures
syntaxiques et sémantiques qui sont autant d'outrages au bien écrire. La
trivialité du vocabulaire est même dérangeante, voire choquante. C'est
volontaire. Il cherche à communiquer un mal-être en mettant le lecteur lui-même
mal à l'aise avec l'usage, et même l'abus, d'un langage très cru, très
impudique.
Et suprême défi au monde
littéraire, se jouant de la flatterie que pourrait lui valoir sa notoriété, il
ira jusqu'à publier son ouvrage sous un pseudonyme, en parfait inconnu.
Mais voilà, le talent est là et
on perçoit déjà dans cette publication le galop d'essai pour le prix Goncourt à
venir. "J'étais en voie de disparition pour cause d'environnement"
(page 285 - édition Folio) c'est déjà une expression qu'il aurait pu mettre
dans la bouche de Momo, celui de La vie devant soi, qui paraîtra un an plus
tard et vaudra à cet auteur "inconnu" la suprême récompense. La
deuxième, pour cet arnaqueur sublime qui se sentait frustré d'avoir atteint le
sommet après un premier prix.
Gros-Câlin, c'est l'expression
d'un désarroi sans lamentation. La souffrance silencieuse d'un handicap, celle
que procurent la solitude et l'indifférence. Ce cancer qui ronge les êtres dans
la société moderne. Le serpent tropical dans la vie citadine, c'est une manière
d'attirer le regard. C'est aussi un symbole. Celui de la froideur, au propre
comme au figuré. La froideur du monde qui l'entoure et ne témoigne pas de cet
élan de sympathie dont chacun a le plus grand besoin. En pareille sécheresse du
cœur tout est bon pour glaner quelques gouttes de rosée, un peu de la fraîcheur
de l'amitié. Tout sauf les lamentations. Question de dignité. La provocation
peut elle aussi être un moyen. Un python affublé d'un nom ridicule, mais
évocateur, est un bon moyen. Un nom mal-seyant pour un être froid,
dénué de sentiments, mais un nom
qui dit tout. Enroule-toi autour de moi, Gros-Câlin, je te communiquerai ma
chaleur. Je m'occuperai de toi. J'ai besoin de m'occuper de quelqu'un, fût-il
un manchot stupide qui mange des souris. Car voilà bien le problème, un serpent
ça n'ingurgite que des êtres vivants. C'est là que l'auteur qui se passionne
pour toute forme de vie touche aux limites de son stratagème. Et s'il est un suspens
dans cet ouvrage, c'est bien le devenir de cet animal pour qui son nouveau
maître se refuse à condamner la moindre parcelle de vie pour le nourrir.
Les idées se télescopent en
désordre le plus complet dans l'esprit de Cousin, ce héros en souffrance. Il
ira jusqu'à s'assimiler à cet être froid dont il jalouse l'indifférence face au
monde qui l'entoure, et s'imaginer gobant des souris.
Dans sa schizophrénie, il explore
les occasions de succès. Il se tourne vers Jean Moulin et Pierre Brossolette
dont les portraits sont accrochés au mur de ce deux pièces trop banal qui
constitue son univers sans chaleur. Faut-il être mort en héros pour trouver
grâce aux yeux des autres ?
Je n'écarte pas l'idée que cet
auteur habile et subtil eût imaginé avoir atteint son but s'il dérangeait son
lecteur au point de lui faire abandonner son ouvrage avant la fin. Cela
signifierait qu'il ne se supporterait pas dans la peau de Cousin.
Car la fin justement, quelle
peut-t-elle être quand on a perdu la raison ? En désespoir de sympathie des
autres.
Alors si d'aventure Romain Gary
(alias Emile Ajar) vous a rebuté avec Gros-Câlin, réconciliez-vous d'urgence
avec lui en vous délectant de La vie devant soi, par exemple. C'est du garanti.
Et plus si affinité, bien entendu.