Autant l'amour peut être spontané
et inconditionnel, autant la pitié est un élan du coeur qui doit être maîtrisé,
au risque de devenir dévastateur. Cette mise en garde est celle que le docteur
Condor adresse à Anton Hofmiller. Ils sont l'un et l'autre deux personnages
parmi ceux de ce qui restera à jamais comme le seul roman achevé de Stefan
Zweig: La pitié dangereuse.
Le hasard a voulu qu'à peine
parvenu au point final de ce livre, je m'engage dans une autre lecture que, dès
les premières dizaines de pages, je pressens déjà comme un autre grand moment
de prospérité intellectuelle. Je veux parler de "L'insoutenable légèreté
de l'être" de Milan Kundera. Je sais, vous allez me dire qu'il était
temps. Mais même si j'ai pris de l'âge, je me plais à clamer que je ne suis
encore qu'un nouveau-né en matière de littérature. Je m'en convaincs tous les
jours en observant les quantités d'ouvrages qui me toisent du haut des rayons
de mes librairies préférées.
J'invoque le hasard en pareille
circonstance, car dans l'ouvrage de Kundera, de pitié il est aussi question.
Elle n'en constitue certes pas le thème principal, mais elle y est évoquée en
ce contexte et ces termes : "le mot compassion signifie que l'on peut
regarder d'un coeur froid la souffrance d'autrui; autrement dit: on a de la
sympathie pour celui qui souffre. Un autre mot qui a à peu près le même sens,
pitié, suggère même une sorte d'indulgence envers l'être souffrant. Avoir de la
pitié pour une femme, c'est être mieux loti qu'elle, c'est s'incliner,
s'abaisser jusqu'à elle." Je n'augure pas de collusion entre cet ouvrage
et celui de Stefan Zweig, mais le hasard m'aura fait ce clin d'oeil. De hasard
d'ailleurs il est beaucoup question dans l'ouvrage de Milan Kundera.
"S'abaisser jusqu'à
elle". C'est sans doute l'expression qui traduit le mieux la douleur
d'Edith de Kekesfalva, la jeune héroïne malheureuse du roman de Stefan Zweig.
Ce dernier dépeint la tyrannie avec laquelle son infirmité a irrémédiablement
déclassé la jeune fille par rapport à son entourage, alors que sa beauté et sa
position sociale lui laissaient briguer une autre position, vis-à-vis
d'éventuels soupirants en particulier. Cruauté du sort.
La pitié dangereuse est un
ouvrage qui se lit en une respiration. Il piège son lecteur dans une apnée de
l'esprit qui le déconnecte de son environnement. L'aventure sentimentale que
vit son héros, Anton Hofmiller, est une forme de dilemme cornélien. Celui que
s'est infligé, sans y prendre garde, un jeune officier de la société très
codifiée de l'Autriche-Hongrie à la veille de la première guerre mondiale. Il est
devenu prisonnier de sa pitié, comme l'est de son fauteuil celle qui a suscité
sa compassion, alors que les codes moraux de la condition de celui-ci lui
commandaient de ne pas sacrifier son honneur, en prêtant à penser par exemple
qu'il aurait pu marchander ses sentiments pour acheter une position sociale. Sa
propre liberté est elle aussi en question dans cet élan spontané.
Voilà un ouvrage qui vous pousse
dans les retranchements de vos émotions. Certains passages vous font les jambes
de plomb. Ils parviennent à vous installer dans l'esprit d'un corps privé de sa
mobilité. On y apprend la dépendance, l'impossibilité pour une personne de se
porter à la rencontre de celle que son coeur a choisie, d'être réduite à
attendre son bon vouloir, "enchaînée à la terre" qu'elle est par son
handicap. On y apprend l'univers rétréci aux murs d'une pièce. On y apprend le
désespoir, la révolte et le sentiment d'injustice qui endeuillent le coeur
d'une adolescente lorsqu'elle perd l'usage de ses jambes.
C'est bien évidemment et sans
surprise, comme son titre le présage, l'exploration du sentiment de la pitié,
qui constitue le thème central de ce roman. Stefan Zweig dresse une véritable
autopsie de cette "maudite vague de compassion" lorsque de
"force dévouée" elle devient "faiblesse meurtrière". On y
découvre comment le piège s'est refermé sur le jeune officier, lorsque sa
volonté de bien faire est payée en retour par le harcèlement d'une passion
dévorante. Elle le surprend et le laisse désarmé : "Jamais, dans mon
innocence, je n'aurais pu imaginer que les disgraciées de la nature, elles
aussi, osassent aimer."
Le médecin traitant de la jeune
paralytique, le docteur Condor, en thérapeute averti, sait qu'à défaut de
déboucher sur le sacrifice entier de son auteur par un dévouement total et
inconditionnel, la pitié reste "molle et sentimentale". Le remède
devient poison. Le malade s'accoutume à la pitié comme la douleur à la
morphine. Les doses augmentées n'y suffiront jamais. C'est un cercle de
perdition.
Il est des auteurs qui ont une
capacité supérieure à analyser et comprendre les sentiments, la psychologie de
leurs semblables. Stefan Zweig est de ceux-là. Sa force inspiratrice lui
confère une puissance évocatrice stupéfiante. La fluidité de son texte autorise
une appropriation immédiate de celui-ci par le lecteur, pour son plus grand
confort intellectuel. Le résultat est une forme de rêve littéraire éveillé.
C'est prodigieux.
Ce genre de littérature grandit
son lecteur. La contrepartie est toutefois qu'elle grandit plus vite les
sommets de la culture qui le surplombent.
Plus je grandis, plus je
rapetisse. J'en ai marre. Demain j'arrête de lire. Enfin, peut-être pas. On
verra. Pour le moment j'ai rendez-vous avec Kundera.