A trop explorer les vices de l'espèce humaine, il faut
aujourd'hui avoir beaucoup d'imagination pour troubler l'amateur de polar. Avec
tout ce que la littérature du genre a pu lui mettre sous les yeux, la barre est
haute pour le faire frissonner. Les auto-tamponneuses ne suffisent plus, il
faut des grands huit vertigineux. Il faut lui couper le souffle à ce lecteur
blasé. Il ne faut plus seulement le surprendre, il faut le choquer, le
décontenancer, avec des mises en scène de crime sordides, des coupables improbables.
C'est le défi de l'auteur de polar moderne qui voudra ne pas décevoir les
inconditionnels du genre.
Le flic quant à lui doit rester un être doué de sensibilité. Un être avec ses
peurs et ses faiblesses. Un homme qui a une vie sentimentale, ou qui essaie en
tout cas. le métier ne lui facilite pas la tâche dans ce domaine. Aimer, être
aimé, quand on a une vie de famille en pointillé, qu'on est confronté
quotidiennement à la haine, la folie, la détresse, le chantage, c'est une
gageure. Comment ne pas faillir quand on laisse un enfant à la maison dans les
bras d'une femme qui elle-même tremble pour son compagnon dès qu'il franchit la
porte de la maison. Et peut-être même avant. Auquel s'ajoute la pression d'une
hiérarchie et de politiques qui veulent des résultats rapides et surtout pas de
vague. Les médias sont à l'affût.
Tout cela Bernard
Minier le maîtrise. Il a bien appréhendé ce contexte d'une vie de flic
de nos jours. Un funambule sur un filin au-dessus de la cage aux fauves. Un
autre défi est aussi pour l'auteur de polar celui de mettre en échec le lecteur
perspicace qui aura résolu l'enquête avant tout le monde. La surenchère dans
l'obscur est donc obligatoire. Au risque de prendre ses distances avec le
vraisemblable. Mais le crime ne relève-t-il pas toujours de l'invraisemblable ?
Pour remplir ces conditions, Bernard Minier fait
de cet ouvrage un huis-clos dans une vallée, coincé entre un éboulement qui
bloque la route d'accès et des habitants excédés, apeurés, prêts à en découdre
avec les autorités, sur fonds de réminiscence de lutte des classes. Des
meurtres y sont commis dans des conditions qui font froid dans le dos. Selon un
rituel qui met la police au défi d'en résoudre l'énigme. Cela donne un roman au
rythme soutenu qui n'offre pas de pause à ce commandant de police lequel sort
d'une affaire lui ayant valu la mise à pied. Difficile de ne pas sortir des
clous quand on est livré à des êtres qui ne connaissent quant à eux ni loi ni
barrière. Martin Servaz est donc dans cet ouvrage le spectateur averti de
l'action de ses confrères. Il piaffe de les voir patauger dans le bourbier
d'une affaire pour le moins alambiquée. Mais, même empêché par une procédure
qui traîne en longueur, il ne peut se retenir de s'impliquer. Quand on est
Martin Servaz, le récurrent de Bernard Minier,
on n'est pas habitué à rester sur la touche.
Depuis que j'ai découvert cet auteur je m'attache à scruter sa capacité à
dresser la fresque d'une société qui donne libre cours à ce que l'espèce
humaine a de plus vil. Une société dans laquelle les troubles psychologiques, la
déconnexion de la réalité rivalisent avec l'appât du gain, toute forme de
déviance y compris et surtout sexuelle pour susciter le crime. Cet ouvrage est
autant un tableau de notre société contemporaine qu'un polar. le trait est
certes un peu forcé, mais ne faut-il répondre à l'attente du toujours plus en
matière d'effroi. Il faut surprendre encore et toujours et surtout ne pas se
laisser doubler par le lecteur avant de lui livrer le coupable les menottes aux
mains. Encore un polar de bonne facture de la part de Minier.
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Ouvrages par genre
dimanche 4 décembre 2022
La vallée ~~~~ Bernard Minier
vendredi 18 novembre 2022
La colline aux corbeaux (Les dents noires tome 1) ~~~~ Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure
🌕 🌕 🌕 🌗 🌚
Ce premier opus de la trilogie Les dents noires me
donne-il le goût de lire les autres ? A cette question je réponds d'emblée que
je viens de faire l'acquisition du second. Je complète ce préambule en
précisant que j'ai des affinités avec l'histoire. Avec un grand H quand elle
relate les faits communément admis par les spécialistes. Avec un petit h quand
elle comble les lacunes de l'historiographie par une intrigue plausible. Le
talent résidant en la faculté d'inclure cette intrigue dans les faits avérés.
Cet ouvrage peut se lire comme une roman tout court mais, pour fixer les
esprits, s'il est une date que le plus grand nombre a retenu, c'est bien 1515.
Avec Les dents noires nous remontons en effet en ce début du règne de François
1er qui connaît la naissance de l'imprimerie. De tout temps les inventions ont
eu leurs détracteurs. Des nostalgiques bien sûr de voir la machine remplacer la
main de l'homme. Plus souvent des craintifs de voir leur propre commerce
construit sur les méthodes ancestrales s'effondrer avec la survenance des
techniques nouvelles. Mais pas seulement.
L'invention de l'imprimerie c'est aussi l'accession d'un plus grand nombre à la
connaissance. C'est l'assurance de voir s'éclaircir l'obscurantisme savamment
entretenus par ceux, au premier rang desquels les membres du clergé, dont le
pouvoir reposait sur l'ignorance des masses. Les auteurs de cette trilogie font
bien ressortir cet aspect.
Mais un roman historique, c'est avant tout un roman de la vie des hommes et des
femmes dans le contexte d'une période choisie. Vie des hommes avec leurs joies,
si peu nombreuses, et leurs peines d'autant plus abondantes que les temps
étaient rudes. Heliane Bernard et Christian-Alexandre
Faure nous adressent un ouvrage bien écrit et bien construit, avec des
chapitres nommés et numérotés dont les titres et sous-titres nous avertissent
des faits à venir. Un ouvrage dont la pédagogie ne nuit pas à l'intrigue. On y
apprend par exemple, entre autres nombreuses notions historiques ou
étymologiques, l'origine du mot ghetto, celle du nom de colline aux corbeaux
attribuée par ses fondateurs à la ville de Lyon. Le texte est augmenté de
représentations cartographiques de l'époque qui ne manqueront pas de parler aux
Lyonnais.
Bel ouvrage qui repose sur un travail de documentation sérieux et sur un talent
certain pour y inclure une intrigue n'ôtant rien de leur sensibilité aux
personnages de ce drame. Car c'en est un. On ne bravait pas impunément les
puissants en ces temps entre bas Moyen-âge et Renaissance.
mardi 1 novembre 2022
Le cimeterre et l'épée ~~~~ Simon Scarrow
🌕 🌕 🌕 🌗 🌚
Quelle est la vraie foi ? Celle des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ou celle des Turcs de Soliman le magnifique. La question se pose de nos jours avec autant d'acuité puisque d'aucuns sont encore portés à entrer en guerre, dite sainte, pour imposer leur réponse. On n'a aujourd'hui pas beaucoup progressé sur le sujet, même si les luttes auxquels il donne prétexte sont moins ouvertes, plus insidieuses, mais parfois toujours aussi fatales. La croyance échappe à la raison comme le rappelle Simon Scarrow dans cet ouvrage en citant le paradoxe d'Epicure :
Ou
bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut
Et il n'est pas tout puissant.
Ou bien il le peut et ne le veut pas,
Et il est malveillant.
Ou bien il le veut et le peut,
Et d'où vient donc le mal en ce monde.
Ou bien il ne le veut ni ne le peut,
Et pourquoi l'appeler Dieu.
L'épisode qui illustre ce mal que sont les guerres de religion, évoqué par
Simon Sarrow dans son ouvrage, est celui de la tentative de prise de l'île de
Malte en 1565 par les troupes turques de Soliman. Île de Malte en laquelle
s'étaient réfugiés les Hospitaliers en 1530 après avoir été chassés
successivement de Jérusalem, de Chypre puis de Rhodes, à chaque fois bousculés
par la conquête ottomane. A Malte, ils résistèrent tant et si bien sous le
commandement de Jean de la Valette - lequel laissa son nom à l'actuelle
capitale de Malte - que les Ottomans abandonnèrent leur projet d'anéantir
L'Ordre. Ce n'est finalement que notre empereur Napoléon qui en vint à bout en
1798.
Les récits de guerre comme celui-là rebutent très vite leur lectorat, surtout
lorsque l'issue du combat est connue d'avance par le féru d'histoire. C'est à
n'en pas douter ce qui pousse les auteurs de ce genre, Simon Scarrow n'échappe
pas à la règle, à rehausser leur récit d'une intrigue, qu'elle soit amoureuse,
politique, d'un quelconque secret de filiation ou d'un autre registre. Mais si
dans les guerres comme dans la vie de ce temps foi et honneur commandaient au
comportement, ce savoir être n'avait d'égal que la sauvagerie des combats. Ces
derniers se faisant au corps à corps, avec le
cimeterre et l'épée les amateurs de corps taillés en pièces y
trouveront leur compte.
L'intrigue qui rehausse dans le
cimeterre et l'épée fait la part belle à la coïncidence et à la
persistance des sentiments. La première, artifice de construction, nuit quelque
peu à la crédibilité de l'intrigue. Quant à la persistance des sentiments
par-delà les décennies, j'ai bien peur que notre mode de vie moderne
confortable ait eu raison de toute réminiscence d'esprit chevaleresque. Pour le
reste, l'amateur d'histoire appréciera le talent et le travail de documentation
de Simon
Scarrow.
dimanche 30 octobre 2022
La chasse ~~~~ Bernard Minier
J'ai découvert l'univers de Bernard Minier tout récemment avec son ouvrage intitulé Sœurs. Cette première m'avait donné le goût d'explorer son œuvre. Je le fais avec cet ouvrage. Il confirme l'ancrage régional de la zone de compétence de son héros. Il y ajoute en prime cette fois l'ancrage dans l'actualité. Ouvrage très contemporain si l'on en juge par l'allusion récurrente à ce masque bleu sur le nez qui nous a étouffé pendant de longs mois mais que l'on garde encore à portée de main. Allusion au récent deuxième confinement dans cet ouvrage avec le lot de problèmes qui ont assailli tant de professionnels dont les tenanciers de bistrots et de restaurants qui ont très souvent leur rôle dans les polars.
Voilà un ouvrage qui ratisse large dans les maux de notre société moderne dont,
non le moindre, celui de l'insécurité. Le sujet nourrit le débat politique à
chaque élection, opposant les tenants de la ligne répressive à ceux de
l'éducative. le seul point commun les accordant étant le manque de moyens pour
mener à bien leurs actions.
La chasse est
donc dans cet ouvrage une chasse au délinquant. Une chasse à mort, orchestrée
avec une mise en scène destinée à frapper les esprits. Une chasse à laquelle se
livre un groupuscule de justiciers autoproclamés déplorant le laxisme de la
justice de ce pays, au constat du nombre de délinquants laissés en liberté pour
toutes les raisons que l'on peut imaginer, parmi lesquelles surement la
surpopulation carcérale.
Martin Servaz, le policier toulousain de Minier, a pris
du grade, de la maturité et acquis une notoriété qui en font de lui à la fois
un sujet d'admiration et une cible. La hiérarchie ne pardonne rien à ceux qui
ont placé haut la barre des résultats. Elle leur demande toujours plus. le
pouvoir politique quant à lui ne fait pas de sentiments. Il veut des résultats
qui servent ses ambitions. Pas de vagues surtout. C'est dans ce contexte que le
déjà célèbre commandant de Minier exécute
son rôle d'équilibriste entre vie professionnelle et vie privée. Vie privée
difficile à préserver quand on passe ses nuits traquer les truands. Vie privée
qui peut être point de faiblesse quand les truands se sentent pris dans les
serres du limier toulousain. On sait où trouver ta famille, Commandant !
Roman qui extrapole dans les problèmes de société. Peut-être un peu trop
d'ailleurs, parcourant la planète des grands maux de l'humanité. En
justification des menées transgressives de cette faction rigoriste qui
monopolise toute l'énergie du commandant et de son groupe d'enquête. Commandant
se reprochant parfois l'égoïsme de sa personne face à la détresse des
populations dans le besoin. Mais Martin Servaz reste inflexible au service de
la mission. Les tentatives de corruption n'ont pas de prise sur sa conscience
professionnelle, même lorsqu'il déplore être chaussé de semelles de plomb par
la paperasserie qu'impose son métier et l'énergie qu'il doit dépenser pour voir
finalement un avocat balayer d'un effet de manche des journées et des nuits de
traque d'un criminel notoire, pour vice de procédure.
L'épilogue de cet ouvrage est un peu trop convenu pour ce flic qui peine à
stabiliser sa vie sentimentale. La chasse n'en
reste pas moins un roman immersif pour son lecteur. Il partage les nuits
blanches et les casse-têtes de son flic sur la brèche 24/24. le rythme est
soutenu à l'initiative du commandant qui ne s'en laisse pas compter, stimulé
par une hiérarchie pressante comme il se doit. Les rebondissements sont
cependant assez prévisibles. On apprécie dans cette écriture le réalisme d'un
quotidien surchargé, le langage coloré du jargon argotique du milieu, le style
qui fait courir les yeux. Cela reste du très bon polar qui nous rappelle à lui
quand on a réussi à le poser. Il nous reprend alors très vite dans son intrigue
bien ficelée.
jeudi 27 octobre 2022
Lady Elisabeth ~~~~ Alison Weir
🌕 🌕 🌕 🌕 🌕
Qui veut abattre son chien dira qu'il a la rage. C'est à peu de chose près le raisonnement qu'a tenu Henri VIII d'Angleterre pour se séparer de deux de ses six épouses qu'il fit exécuter. La rage ayant été avantageusement remplacée dans le propos par les motifs d'inceste et d'adultère, voire de trahison, plus adéquats pour faire condamner une femme, justifiant ainsi d'atteinte à la dignité royale.
C'est par l'enfance d'une de ses filles, celle qui devint la reine Elisabeth
première du nom, qu'Alison Weir nous fait pénétrer l'intimité de cette
famille pour le moins singulière, les derniers de la dynastie Tudor.
Excellent et volumineux ouvrage qui ne manquera pas de ravir l'amateur
d'histoire. Il est roman quand il comble les oublis de d'histoire, il est
biographie quand il s'appuie sur les faits que cette dernière a retenus. Le
talent d'Alison Weir étant de passionner son lecteur en mettant l'accent
sur la sensibilité de celle qui est encore adolescente quand il lui faut
affronter la rudesse d'un père autoritaire, les affres de la politique et la
convoitise d'hommes en quête d'un bon parti. Et plus tard la rancœur d'une sœur
ne partageant pas ses choix religieux. Ouvrage fort bien documenté qui est tout
sauf la mise en forme d'une ennuyeuse chronologie.
Elle a choisi de relater la vie de celle qui aurait pu être princesse si la
primauté n'avait été donnée au descendant mâle pour assurer la succession
royale, le candidat fût-il né après sa sœur. C'est donc reléguée au rang de
Lady, d'où le titre de l'ouvrage, après la mort par décapitation de sa mère Ann
Boleyn, qu'Elisabeth vécut une enfance à l'avenir incertain, y-compris quant à
sa propre survie. Le lecteur vit cette période de son existence comme un
suspense même si ses connaissances en histoire le rassurent sur le sort de la
jeune femme. Elle n'en devint pas moins souveraine d'un royaume qui n'avait
alors encore rien d'un Royaume-Uni.
La menace la plus évidente sur son sort ne venait pas d'éventuel concurrents
mais bien de sa propre sœur Marie lorsque cette dernière eut accédé au trône
après la mort de son frère Edouard VI. Toutes deux ayant adopté des religions
antagonistes en ces temps d'obscurantisme. Elisabeth eut le tort de se situer
sur la voie la plus déviante du dogme officiel de Rome au point d'embrasser la
Réforme. La ferveur catholique de Marie étant telle qu'elle alimentait
volontiers les buchers auxquels elle condamnait sans scrupule les réfractaires
à la soi-disant « vraie foi ».
Cet ouvrage se conclut avec l'accession au trône de celle qui régna en
Angleterre sous le qualificatif de reine vierge. Il est fort bien écrit et
décrit avec talent les épreuves que dut subir Elisabeth pour accéder au trône
de son pays. Alison Weir nous fait percevoir les doutes de la jeune
fille qui ne manquait pourtant ni de force de caractère ni d'ambition. Elle dut
endurer de grands moments de faiblesse et de solitude tant elle craignit pour
sa vie, livrée au bon vouloir de sa propre sœur. Ouvrage d'histoire dans lequel
le romanesque a toute sa crédibilité et rend la discipline plus digeste. Une
grande réussite à mes yeux.
vendredi 23 septembre 2022
Les diables de Cardona ~~~~ Matthew Carr
🌕 🌕 🌕 🌗 🌚
Pour ma 666ème chronique il fallait que j'invite le diable à la fête sur Babelio. Bien qu'avec cet ouvrage de Matthew Carr, le diable n'est pas forcément celui qu'on croit.
Dans l'Espagne de sa majesté très catholique en cette fin de XVIème siècle la
justice du roi ne peut ignorer les menées de cette autre institution qui quant
à elle veut faire appliquer la justice de Dieu : la bien nommée Inquisition. Or
nous savons depuis déjà fort longtemps qu'au Créateur du ciel de la terre on a
pu faire dire tout et son contraire, puisqu'il brille par son silence, surtout
quand il s'agissait de préserver quelque monopole bien lucratif.
En cette fin de siècle post Reconquista lorsque le prêtre de Belamar de la
sierra est assassiné l'inquisiteur a tôt fait de désigner le coupable, lequel
se ferait appeler « le Rédempteur », dans les rangs de ceux qu'on désignait
alors sous le vocable de morisques. Il n'était autre que ces maures n'ayant eu
d'autre choix que de se convertir au christianisme ou quitter l'Espagne dans
laquelle ils étaient nés.
Un magistrat, Bernardo de Mendoza, est désigné pour mener l'enquête. Sa majesté
a beau être très catholique elle ne veut pas laisser à l'Inquisition le soin de
désigner elle-même des coupables qu'elle aura tôt fait avouer sous le fer rouge
ou l'estrapade.
Enquête mouvementée et à rebondissements pour notre magistrat. Il devra faire
la part des choses entre conflits religieux et autres intérêts plus triviaux
lorsque la belle et riche comtesse de Cardona se retrouve veuve, et donc fort
convoitée. Les prétendants pourraient alors bien être à l'origine de complots
bien orchestrés pour détourner les regards de leur responsabilité. En pareille
contexte le diable est bel et bien à rechercher parmi ceux qui affichent un
visage d'ange.
L'intrigue est ponctuée de moultes péripéties qui donnent un rythme effréné à
ce roman. le fonds historique est bien documenté et témoigne d'une solide
culture de son auteur en matière de religion. Là où cela se gâte à mes yeux
c'est dans le dénouement. Les gènes américains de l'auteur ont refait surface
et transformé le roman de cape et d'épée en western. Qu'on en juge par quelques
citations : « les mains en l'air et ne bouge pas », « vous êtes en état
d'arrestation dit Mendoza », ou encore par des combats qui font plus parler les
pistolets, qui n'avaient rien d'automatique au 16ème siècle, que fendre les
épées ou piquer les dagues. Chassez le cow-boy et il revient au galop pour que
justice soit rendue et le coupable pendu haut et court. Et l'infidèle soustrait
à la justice divine au grand dépit de l'inquisiteur lequel lui aurait forcément
dicté des aveux.
Cette dérive entache quelque peu le roman d'un anachronisme de situation et de
langage. Il reste pourtant de bonne facture et trouve son intérêt quand il
s'agit se remémorer un contexte historique et dénoncer des pratiques
judiciaires d'un autre temps : selon que vous serez puissant ou misérable, etc…
etc…
mardi 30 août 2022
Nos secrets trop bien gardés ~~~~ Lara Prescott
Nous sommes dans les années cinquante en pleine guerre froide. Le monde est partagé en deux blocs : l'Est sort de l'ère Staline mais n'a pas encore gagné sa liberté, les goulags sont toujours la villégiature des opposants au régime ; l'Ouest dans l'euphorie de l'après-guerre fait l'apprentissage de la liberté au rythme du jazz qui gagne l'Europe avec son swing enjôleur. Boris Pasternak vient de mettre le point final à son roman phare, le docteur Jivago. Se pose alors à lui le problème de le faire éditer. le régime soviétique décrète l'ouvrage sacrilège à l'idéologie socialiste et son auteur de facto ennemi du peuple.
Boris Pasternak voit quant à lui dans son ouvrage sa chance de
perpétuation au-delà des querelles politiques et du clivage majeur qu'il
induit. Un éditeur italien lui propose de le faire paraître à l'Ouest,
Pasternak accepte quel que soit le sort qui lui sera réservé par le régime
présidé alors par Khrouchtchev dont le sourire à la tribune n'est pas encore
celui de la détente.
Lara Prescott a organisé son ouvrage à l'imitation du monde d'alors, CIA,
qu'on ne présente plus, contre NKVD, le commissariat du peuple aux affaires
intérieures de l'URSS. Par chapitre alterné le lecteur est seul habilité à
franchir le rideau de fer pour d'un côté jouir de la légèreté occidentale ou de
l'autre frémir sous la chape de plomb du régime communiste.
Le concept m'avait tenté lorsque j'ai trouvé cet ouvrage sur l'étal du
libraire. Sa lecture m'a été moins heureuse. Autant l'événement de la parution
de cet ouvrage, qui avec le reste de son oeuvre a valu à Pasternak
l'attribution du prix Nobel de littérature en 1958, est passionnante, autant
l'approche qu'en fait l'auteure vue du côté occidental est assommante.
Dans le pool de dactylos de son agence américaine la CIA sélectionne parfois
quelques-unes de ses agents féminins. C'est là que la sévérité du sujet choisi
par Lara Prescott s'enlise dans les futilités de la vie quotidienne.
Des pages, des chapitres entiers évoquent les péripéties sentimentales de ces
dames avec tout ce que cela comporte d'efforts de séduction, de tergiversation
devant la garde-robe, de minauderies, jalousies et autres ragots entre
concurrentes. Le contraste est peut-être voulu pour opposer des modes de vie
aux antipodes l'un de l'autre, mais le résultat est que l'Est avec l'histoire
de Pasternak et son éditrice et amante est captivante alors que les efforts de
la CIA pour récupérer l'ouvrage original et le faire diffuser en URSS souffrent
de chapitres entiers qui éloignent du sujet et plombent l'ouvrage à mes yeux.
Même si l'écriture reste agréable, j'ai souffert des longueurs que provoquent la
description détaillée des futilités de la vie quotidienne comme savent si bien
le faire nos amis américains dont la spontanéité les pousse aux épanchements.
Le Docteur Jivago a été autorisé en URSS en 1985, vingt-cinq ans après la
disparition de son auteur. Le prix Nobel de littérature qu'il s'était vu
contraint de refuser a pu alors être reçu par son fils. Boris Pasternak a
réussi à titre posthume le défi qu'il s'était lancé de faire paraître cet
ouvrage. Il savait qu'il serait sa seule chance de survivre à sa propre mort,
sous les yeux de millions de lecteurs qui l'ont lu et le lisent encore. Mais au
final, la seule qui ait eu à pâtir de cette aventure littéraire est sa chère
éditrice Olga Vsevolodovna Ivinskaïa. Son amour et sa fidélité pour Pasternak
lui valurent deux séjours au goulag. Une pensée pour elle aussi, disparue en
1995. Cet ouvrage est aussi un hommage à ces femmes courageuses. C'est un autre
bon point à son actif, et non le moindre.
jeudi 18 août 2022
L'indomptée ~~~~ Donna Cross
Au départ était une légende. Celle qui veut que le sanctuaire très masculin de la papauté ait été floué. Qu'une femme se fût immiscée dans la liste de succession. Cette intruse que la légende retiendra sous le nom de papesse Jeanne et que ses successeurs s'empresseront d'effacer des élus au trône De Saint-Pierre. Même si c'est à un homme que le peuple de Rome aurait remis la mitre papale, puisque c'est sous le travestissement que Jeanne aurait été élue au trône De Saint-Pierre par la vox populi, l'élection ne se faisant pas à huis clos en ce temps.
Avec cet ouvrage Donna Cross nous ramène au 9ème siècle. En un temps où le
christianisme en quête de monopole sur les consciences commence à s'imposer au
monde barbare et tente d'y supplanter les divinités païennes qui font encore de
la résistance.
Le pari de cet ouvrage était d'inclure une légende, qui sera formellement
contredite après un quinzième siècle qui lui fit la part belle, dans des faits
historiques avérés dont l'auteure nous prouve qu'elle en a fait une recherche documentaire
fouillée, le tout aggloméré avec le liant de la fiction. Heureux amalgame quand
ladite fiction ne sombre pas dans la sensiblerie sirupeuse que l'on redoute de
la part des auteurs en quête d'audience moderne. Et qui eut été incongrue à une
époque de vie pour le moins rude.
Voilà donc à mes yeux un roman historique de très bonne facture. J'aime quand
les légendes laissent planer le doute sur la part de vérité de leur fondement.
Surtout lorsqu'elles égratignent l'univers de la religion dont on connaît que
trop à la fois le caractère péremptoire et misogyne et sa hargne à préserver
son monopole sur les consciences.
Roman foncièrement féministe aussi que L'indomptée. D'autant plus crédible
qu'il présente la condition de la femme de l'époque sans en faire le procès.
C'eut été anachronique d'ailleurs, tant cette dernière était formatée,
accoutumée à la relégation et à n'oser en tenir grief à son dominateur. Donna
Cross le suggère en citant les écrits de référence tel ceux de Paul qui doit
sans aucun doute sa sainteté à ses épitres aussi tranchées que dénuées de
légitimité : « Je ne permettrai pas à une femme d'enseigner, pas davantage de
dominer un homme ; elle devra rester silencieuse et écouter avec soumission. »
Ou encore, pour le plaisir du coq qui fera encore loi de sa force physique : «
les femmes sont en dessous des hommes, par leur conception, par leur place et
par leur volonté. » Et d'autre encore du même tonneau que nous servent les
canonisés de tout bord et que Donna Cross glisse sans acrimonie dans cet
ouvrage. Mais ça ce n'est pas de la légende.
Merci Donna Cross pour cet ouvra fort bien écrit, construit et pesé entre
légende, faits historiques et fiction. Fiction sur fonds d'histoire d'amour, il
va de soi. Il en faut bien de ce sentiment si singulier dans un monde avare de
ses bienfaisances.
mardi 16 août 2022
L'oeil de Galilée ~~~~ Jean-Pierre Luminet
Moi qui, "trottinant sur le bas-côté du grand chemin de l'Histoire", ne sais que consommer et ne rien produire, qui soit utile à l'humanité j'entends, dois-je jalouser l'astronome danois Tycho Brahé qui formulait en ces termes son voeu le plus cher : "Ne frustra vixisse videar", que je ne semble avoir vécu en vain.
Avant que de lire cet ouvrage de Jean-Pierre
Luminet, L'oeil de Galilée, par quelques
nuits claires, les yeux dirigés vers les étoiles, j'avais déjà eu l'occasion de
méditer sur la profondeur de l'univers.
Mais que savons aujourd'hui de plus que Brahé, Kepler son disciple, Galilée, et autres
astronome, mathématicien, physicien de ce fabuleux siècle de la Renaissance,
sur le mystère de l'infini.
Certes nos yeux sont se sont portés plus loin dans les galaxies, ont découvert
planètes, comètes et autres trous noirs, mesuré des distances en années
lumières, émis des hypothèses sur la formation de l'univers, le
Big bang. Nos congénères ont même fait une incursion sur la boule d'ivoire qui
illuminait les nuits de Copernic. "Un petit pas pour l'homme, un grand pas
pour l'humanité". Mais plus que Brahé, Kepler et Galilée, sommes-nous
capables de nous situer entre les deux infinis, le grand et le petit ? Ce mot
qui justement échappe à notre entendement. Parce que dans ce mot, in-fi-ni,
réside tout le mystère de la vie. Kepler le ressentait bien comme tel, même si,
scrutant le ciel avec ce télescope rudimentaire qui vaut à cet ouvrage son
titre, il lui fixait des bornes à cet univers.
Aussi qu'importe géocentrisme ou héliocentrisme dont il est beaucoup question
ici. Qu'importe si c'est la terre qui est au centre de l'univers,
concept cher à Aristote,
Ptolémée et consorts, auquel s'accrochaient les "théologiens s'occupant
d'autre chose que de foi", dans leur grande intolérance aveugle, ou si
c'est le soleil qui est au centre de l'univers,
contradiction défendue par Copernic puis Galilée. Ce dernier
étant obligé de se déjuger au risque de condamnation pour hérésie, bougonnant
dans sa barbe cette réflexion certainement apocryphe : "E pur si muove
!" Et pourtant, elle tourne, en parlant de notre planète autour du soleil.
Qu'importe ce que l'on désigne comme le centre de l'univers,
puisqu'entre les deux infinis, bien malin qui peut situer un centre. Car c'est
là, c'est à dire partout et nulle part, que réside la réponse à la question, la
seule, la vraie : pourquoi la vie ? Pourquoi nous sur terre, perdus au milieu
de nulle part ? Pourquoi une vie bornée par une naissance et une mort dans un
univers qui lui n'en connaît point de bornes ?
Que de questions sans réponse ! Abandonnant la
métaphysique pour verser dans le concret, Kepler se les posait déjà.
S'imposeront-elles à moi ces réponses quand mon coeur aura cessé d'irriguer cet
organe insensé qui transforme un processus chimique en pensées ? Et Dieu sait
s'il a bien fonctionné dans le crâne de Kepler ce cerveau, entre 1571 et 1630,
pour lui faire écrire autant de théories qui dans sa postérité trouveront leur
preuve. Sauf bien sûr la finitude de l'univers.
Il est vrai que lorsqu'on touche aux étoiles, on avance de quelques millimètres
vers l'infini. C'est pour cela que l'expression que je trouve la plus seyante
pour désigner cette belle science qu'est l'astronomie, c'est bien celle qui
qualifiait alors l'astronomie de "philosophie naturelle". Toute
hypothèse sur la conformation de l'univers ne
sera jamais en fait, aussi loin que se portera notre regard, que vue de
l'esprit sujette à réflexion, discussion, rêverie peut-être, et surtout
contradiction. Et si un jour un esprit supérieur équipé d'yeux de lynx trouvait
des bornes à notre univers, un début et une fin avec comme un grand mur, je
serai le premier à l'approuver. C'est vrai ce que tu dis, mais dis-moi, au
fait, derrière ce mur, il y a quoi ?
Utilisant le procédé narratif d'un témoin fictif de faits pourtant bien réels,
pour autant que leurs colporteurs ne les aient pas trahis au fil du temps, cet
ouvrage de Jean-Pierre
Luminet a pu en dérouter plus d'un. Il est vrai qu'il y a de quoi se
noyer dans les atermoiements des scientifiques de la Renaissance émis entre les
menaces des papistes et leur envie de faire éclater le fruit de leurs
cogitations illuminées, de mettre à jour l'exactitude, chère à Marguerite
Yourcenar, qui seule appartient à la Nature, a contrario de la vérité qui
existe en autant de versions qu'il y a de bouches pour la prononcer. Il n'en
reste pas moins que Jean-Pierre
Luminet a su retirer à ses écrits le côté abscons dont le sujet aurait
pu remplir les pages.
La vie de cet homme de science, Kepler et non Galilée comme le
titre de cet ouvrage le laisse à penser, m'a passionnée. Je reste subjugué par
la production d'autant de théories avec aussi peu de moyens d'observation, et
surtout dans un climat aussi tourmenté par la folie des hommes en ce siècle où
la religion catholique n'admettait pas la contradiction.
Alors héliocentrisme ou géocentrisme quelle importance dans un univers où nul
ne pourra jamais situer de centre. Et pourquoi ne serais-je finalement pas,
moi, en entorse à ma réserve naturelle, le centre de l'univers ?
Engendré par le grand orgueil du tempérament humain, l'égocentrisme n'est-il
pas la seule constante à réunir les générations.
Johann Kepler, astronome ou astrologue ? Les deux mon général ! Il fallait bien
flatter les faibles d'esprit quand ils se trouvaient avoir un peu d'influence,
et les rassurer quant à un avenir dont ils ne voulaient voir le côté sombre.
Avec cette singularité et celle de son époque, dans "la longue marche vers
la vérité céleste" il a fait preuve d'une grande sagesse qui mérite d'être
connue.
vendredi 12 août 2022
Le grand monde ~~~~ Pierre Lemaitre
J'ai la certitude que, dans le même temps où je poste sur
Babelio ces petites phrases qui ne feront jamais de moi un candidat à
l'édition, Pierre
Lemaître est à sa table de travail pour nous concocter la suite de cet
ouvrage que j'ai absorbé goulument. À sa table de travail, du côté de ce
Fontvieille où ne tourne plus beaucoup les ailes de moulin mais où je suis
obligé de croire que descend encore de l'azur limpide l'onde pure qui a inspiré
un autre conteur. Celui-là même qui nous fit entendre la plainte d'une chèvre
guettée par le loup.
Dans leur naïve croyance en une justice en ce bas monde, ceux qui ont lu le grand
monde se disent qu'on ne peut en rester là. Ce n'est pas possible. On
ne peut pas jeter aux oubliettes la mémoire de ceux, et surtout celles, qui
l'ont été physiquement. Pierre Lemaitre ne
va tout de même pas les renvoyer à une justice divine dont on ne connaît les
rigueurs que de propos imaginés par des prêcheurs en mitre et chasuble. Il y
aura donc une suite au Grand monde.
Car monsieur Lemaitre sait
mieux que quiconque que l'humaine nature qui a fomenté tant de guerres, tant de
subterfuges pour nourrir sa cupidité va lui donner du grain à moudre pour faire
languir des lecteurs naïfs à quémander amour et justice. Pour qu'enfin
l'honneur de la créature se glorifiant immodestement d'intelligence soit sauf,
avant que de se présenter devant Celui qui l'a créée. Si l'on en croit le
scénario imaginé par une croyance laquelle veut battre en brèche les tenants de
la raison.
Auteur n'a jamais si bien porté son nom. Est-ce par malice de la généalogie
que Lemaitre s'écrit
en un seul mot et escamote l'accent circonflexe. Car il pourrait bien se dire
le maître de l'intrigue, du romanesque ce monsieur. Utiliserait-il un
pseudonyme qu'il pourrait reproduire la supercherie mise en oeuvre par un
ancien qui avait la vie devant soi pour leurrer l'Académie. Car nous le savons
tous, le Goncourt c'est à la fois une bénédiction et une malédiction. La
gageure étant de vivre après. Et vivre pour un écrivain, c'est écrire. C'est
être lu. C'est être à la hauteur de l'attente suscitée par la consécration.
Aussi disons-le tout net, pour nous adresser des fictions qui s'insèrent si
bien dans les replis de l'histoire sans que des coïncidences assassines
viennent raccrocher les faits les uns aux autres, en tirant à rebours les fils
de l'écheveau pour nous ramener en ce lendemain de la grande boucherie où la
valse des masques tentait de dissimuler la monstruosité de ceux qui avaient
perdu figure humaine, pour nous adresser des fictions qui glissent si bien sous
nos yeux écarquillés et s'insinuent dans nos esprits à leur faire oublier le
quotidien morose, pour tout cela, pour nous ses lecteurs anxieux d'une suite,
sans doute aussi dépourvue de vertu que la nature humaine est bouffie de
suffisance, Lemaitre pourrait
s'écrire le maître.
Et me voilà donc piégé à guetter la suite. Ça s'appelle le talent ou je n'y
connais rien.