Le meurtre du commandeur est un
tableau qui ne voulait pas de contemplateur. Il a été conçu dans le secret de
son créateur. En soulagement d'une blessure, comme la parole libère le cœur de
celui que la vie a traumatisé.
Portraitiste de renom, le
narrateur anonyme de cet ouvrage en deux tomes sera le profanateur involontaire
du secret piégé sur la toile par le vieux peintre Tomohiko Amada. Les
intentions du créateur prendront corps et ouvriront alors le peintre du
figuratif à la vraie nature de ses modèles. Pas celle dont les traits du visage
se figent sous son pinceau, mais bien l'intimité de tout un chacun, obscure à
tout autre.
Un lien se crée alors entre la
toile conçue pour rester dans l'ignorance du monde et la réalité. Les concepts
se matérialisent quand les événements s'enchaînent. Idée, métaphore prennent
corps, interpellent et guident le portraitiste dans la compréhension du monde
qui l'entoure, des êtres qui y évoluent. En particulier ce voisin singulier,
Wataru Menshiki, et la jeune fille secrète, Marié Akikawa, dont il a entrepris
de faire les portraits. L'abstraction de leur personnalité sous le pinceau de
l'artiste, en exploration de leur moi intérieur, pourrait-elle mettre à jour
une filiation ?
Lorsque la jeune fille disparaît,
le portraitiste est conduit sur ses traces par un environnement surnaturel dans
lequel s'interpénètrent esprits, concepts et créatures de l'imaginaire. Les
êtres humains quant à eux, prisonniers "de l'espace, du temps et de la
probabilité", ressentent l'oppressante claustrophobie de leur propre
condition. Les parois qui se resserrent sur eux sont celles de leurs souvenirs,
préjugés et autres inhibitions.
À la fréquentation de
l'irrationnel il faut s'attendre à être déstabilisé. Haruki Murakami est
orfèvre en la matière. Avec un développement très maîtrisé de l'intrigue, il
retient son lecteur dans un qui-vive permanent. Chaque personnage peut créer la
surprise et être potentiellement celui qui détient la clé des énigmes,
lesquelles s'additionnent, s'enchaînent, se superposent. Les rebondissements se
glissent dans les banalités du quotidien. Il n'y a pas avec Haruki Murakami de
mystère planté au début de l'ouvrage qui trouve sa solution en dernier
chapitre. Il conçoit celui-ci comme un distillat de l'imaginaire, dans lequel
logique n'a pas sa place. Une forme originale de traiter les questions qui nous
obsèdent. Toujours les mêmes.
J'ai toutefois un regret dans cet
ouvrage. Certaines de ces obsessions que j'aurais bien voulu voir reliées plus
intimement à la trame générale, le rôle de l'homme à la Subaru blanche par
exemple. Mais soit, Haruki Murakami nous dit-il pas page 352 qu'il y a
"des choses que nous ne pouvons ni ne devons expliquer."
Le meurtre du commandeur ; du
romanesque de haut vol, à recommander à qui ne craint pas l'irrationnel pour
traiter de nos obsessions bien réelles.