Dans la rudesse du monde rural de la campagne anglaise au
19ème siècle, Bathsheba est une femme jeune, belle et résolue. Elle est la
fleur qui égaie le paysage masculin dans lequel elle évolue et suscite la
convoitise. Avisée en affaire, elle ne craint les hommes que lorsqu'ils
deviennent soupirants et qu'il s'agit de parler sentiment. Elle comprend bien
dans ces circonstances qu'elle perd son statut de personne morale pour devenir
une valeur marchande dans le grand commerce des alliances.
Avec les codes sociaux qui prévalent en ce lieu et cette époque, en perdant le
seul soutien familial que lui procurait l'oncle qui vient de disparaître et lui
laisser son exploitation, Bathsheba a bien compris qu'elle ne pourrait se
refuser éternellement aux avances des hommes dont le rang social leur autorise
l'ambition de l'épouser.
Au jeu de la séduction, Gabriel Oak le trop sage intendant, William Boldwood le
voisin taciturne, ont perdu la partie face au fringant sergent Troy. "Mais
toutes les romances s'achèvent avec le mariage" et la déception conjugale
fragilise sa victime qui perd alors en témérité et en assurance.
Loin
de la foule déchaînée, ouvrage pictural d'une campagne anglaise bucolique,
est l'archétype de l'oeuvre romanesque où l'on confirme que la beauté des corps
n'est pas forcément celle du coeur. Servie par un style direct et limpide elle
est nourrie de nombreux dialogues policés, parfois un peu trop, forcément
désuets. Mais à lire du classique il faut s'attendre à la phrase longue et
ciselée, au vocabulaire riche et à l'incursion de références érudites. En ces
temps anciens, seuls les lettrés écrivaient. Nous plonger dans leurs oeuvres
redonne goût à la belle ouvrage lorsque la grammaire était confite au
subjonctif.
Dans cette fresque des atermoiements du coeur, Thomas Hardy nous
exonère du contexte misérable que l'on sait de la société rurale et ouvrière de
cette époque. Véritable oeuvre d'art littéraire, ce genre d'ouvrage l'est aussi
par le tableau qu'il dresse des moeurs de son temps, en les édulcorant quelque
peu toutefois. L'adaptation cinématographique toute récente de Vinterberg a mis
l'accent sur cet aspect aussi bien que sur le décor bucolique dans lequel se
déroule la romance.
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Ouvrages par genre
samedi 12 janvier 2019
Loin de la foule déchaînée ~~~~ Thomas Hardy
jeudi 20 décembre 2018
Europa ~~~~ Romain gary
Toute l'œuvre de Romain Gary est centrée sur l'échec. Échec de l'Homme à se construire une destinée à la hauteur du mystère de la vie. Échec du même à vivre en harmonie avec ses congénères, son environnement. Échec de la civilisation qu'il a façonnée à canaliser les individualités en une communauté de prospérité. Et pour le thème de cet ouvrage, échec de l'utopie européenne. Nous sommes en 1971. A-t-on progressé en 2018 quand d'aucuns sont tentés de retrouver en notre époque le climat des années 30, avec la crainte que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets ?
Et Romain Gary de regretter que la vieille civilisation occidentale n'ait pas su concrétiser les espoirs fous qu'avait vu naître le siècle des lumières : le mythe d'une Europe de la culture, qui aurait fait ses humanités, stimulée par la langue française, laquelle brillait de tous ses feux dans les cours européennes.
le faussaire sublime mais sincère
Romain Gary, le
faussaire sublime mais sincère, le rêveur qui n'a su dompter ses cauchemars
nous étonne encore une fois avec sa verve inspirée et intarissable dans un
roman labyrinthique. Une fois de plus il choisit la dérision pour leurrer son
désespoir et contenir sa colère d'être le témoin d'une civilisation qui, si
évoluée soit-elle, n'a su maîtriser ses démons.
Le Temps comme le Destin prennent
la majuscule dans Europa, en signe de
soumission de l'homme à ces deux concepts qui gouvernent sa vie. Il faut dire
qu'ils en prennent à leur aise. le Temps à se jouer des chronologies, ne
craignant ni les anachronismes ni les alternances de rythme, le Destin à se
complaire dans le mépris de sa proie. Au diable la cohérence dans un monde qui
perd la raison, même si l'ouvrage peut devenir quelque peu indigeste à force
d'acculturation.
Pareilles circonvolutions font
durer l'instant encore et encore. Telle une ascension vers le nirvana, la
vieille Hispano-Suiza de 1927 qui transporte Malwina, Erika et le Baron vers
l'ambassadeur Danthès n'en finit plus gravir le chemin qui mène à la villa
Italia. Elle est tellement chargée d'histoire, la grande et la petite, de faux
espoirs et de regrets, tellement chargée de l'imaginaire d'un auteur fécond que
la faire parvenir à son but serait donner raison au Temps et n'avoir aucune
prise sur le Destin. Voilà pour l'entame d'un roman qui tire quelque peu en
longueurs.
Roman difficile qu'il faut
aborder avec l'intention, à chaque phrase, de saluer le talent d'un auteur et
ne pas chercher à suivre le fil d'une intrigue. Romain Gary est
parvenu à un stade de sa carrière d'écrivain où il peut s'autoriser la mise à
l'épreuve de son lecteur, tester la force de son adhésion aux valeurs que
lui-même a voulu défendre toute sa vie, tout au long de son œuvre
.
jeudi 13 décembre 2018
Tulipe ~~~~ Romain gary
Le Larousse définit le terme de "civilisation" comme l'ensemble des acquis d'une société qui la fait s'éloigner de l'état sauvage, et devenir un modèle pour l'avenir. Lorsque Romain Gary publie Tulipe, en 1946, il sort tout juste de la seconde guerre mondiale à laquelle il a participé dans les rangs des combattants de la France libre. Il émerge de l'inimaginable de la part d'une société civilisée. Les horreurs de la guerre l'ont touché au plus profond de lui-même.
Il produit alors cet ouvrage
débridé par lequel il exprime sa répugnance à l'égard de la barbarie dont il a
pu être le témoin. Telle barbarie ne peut être le fruit d'une grande
civilisation. Romain Gary emploiera son énergie à la dénoncer tout au long de
sa carrière d'écrivain. A bout d'argument dans la colère et l'indignation, il
choisira souvent de traiter le sujet par la dérision. Prendre le contre-pied de
ses sentiments les plus immédiats lui semble évident pour exprimer son mépris
contre tout ce qui dégrade la grandeur de l'Homme.
Tulipe, le "Blanc Mahatma de
Harlem", ainsi nommé par les quelques amis qui le soutiennent dans son
combat pour dénoncer l'absurdité du monde, est un rescapé de Buchenwald. Il
jette en désordre à la sagacité du lecteur tous les thèmes qui peupleront les
ouvrages futurs de Romain Gary. Il y a urgence, au sortir de l'apocalypse, à
réconcilier ceux qui viennent de s'entre déchirer, à dénoncer les dérives de
l'être doué d'intelligence. Tout y passe : la haine de l'autre, la maltraitance
animale, les crimes contre la nature et tant d'autres manifestations du
comportement humain qui n'ont de cesse de rabaisser l'homme à l'état sauvage.
Sauvage au sens de barbare, car les animaux sauvages ne sont pas barbares, même
quand ils sont carnivores. Ils ne sont pas responsables de leur condition.
Tulipe est un ouvrage turbulent, déroutant. Le propos en devient incohérent, le
discours désorganisé. Mais il faut y décoder le cri de désespoir qu'il
comporte, au point de sombrer dans une forme de folie douce. Le lecteur qui
découvrirait l'auteur aux deux prix Goncourt avec cet ouvrage pourrait fort
bien discréditer à ses yeux la noble académie pour ses choix futurs avec
pareille première impression. A celui-là, je dis de persister, d'avancer dans
la grande œuvre de Romain Gary. La dérision est chez lui une marque de
fabrique, il faut y trouver le fond d'humanité qu'elle véhicule et qui habite
Romain Gary jusqu'à l'obsession.
mercredi 5 décembre 2018
Le livre de l'intranquillité ~~~~ Fernando Pessoa
Cet ouvrage est celui de
"l'universelle douleur de vivre", que Fernando Pessoa a
su décrypter mieux que quiconque. Pour ce qui est de la forme, il se présente
comme le collationnement de méditations recueillies sur plusieurs années et
publiées à titre posthume, tardivement en France. En faire le résumé serait une
gageure et ne pourrait être que mauvais plagiat. La prudence et l'humilité
commandent de s'en prémunir. Aussi me suis-je concentré sur l'intention de son
auteur à m'interpeler, moi lecteur d'un autre temps.
Littérature, "mariage de l'art et de la pensée". Le livre de l'intranquillité en est la plus évidente démonstration. Il
m'a fait découvrir un auteur, un poète, un homme capable de mettre en mots et
en images les pensées qui, à un moment ou un autre, ont aussi occupé et
occupent encore mon esprit et que je ne saurais quant à moi traduire. Il
m'implique de cette manière. Je sens bien que le présent qu'il ne vivait qu'en
rêve était tourné vers un avenir dont je fais partie, et d'autres après moi. Un
livre pour la postérité habitée par d'autres "moi", tant que le monde
sera. Il réalise sous mes yeux son vœu le plus cher : "Être plus vivant
une fois mort que de son vivant."
"Le seul lien de
communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre
d'un pont jetée entre les âmes, mais un rayon de lumière entre les
astres."
Voilà donc le lien qui nous unit,
lui et moi, par delà les âges, les langues, les condition et notoriété, ce
rayon de lumière méprisant le temps qui borne nos vies aussi bien que notre
enveloppe charnelle le fait de l'espace qu'elle englobe par tous ses sens. Lui
et moi, victimes du même processus qui de la substance périssable d'un organe
fait surgir des pensées. Lui et moi, respirant du même souffle dans
l'atmosphère spirituelle des vivants et des morts.
"Je voudrais que la lecture
de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar
voluptueux."
Les réflexions de Fernando Pessoa,
je les ai entendues plus que je ne les ai lues. Comme dictées d'en-haut. Elles
m'ont fait découvrir un auteur fabuleux dont la traduction française de son nom
est Personne. Clin d'œil du destin, car voilà un homme qui s'est étourdi à nier
la Personne qu'il était pour ne devenir plus personne. À la fois rentré en
lui-même et dissout dans les autres. Clin d'œil de la langue française qui au
même substantif associe la personne et son absence.
"Parfois je songe, avec une
volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus,
des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un
qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être
aimé."
Est-ce comprendre Fernando Pessoa que
de s'associer à ses interrogations ? Cela me confère-t-il la prérogative de
faire partie de cette famille dans laquelle il voulait naître ? Une chose est
certaine, les louanges qu'il appelle de ses vœux, je ne peux que m'y adonner
tant je reste subjugué par son génie de la métaphore à dresser les tableaux
impressionnistes de ses explorations intimes. Tout en se défendant de faire de
la poésie, car il est "de la prose qui danse, qui chante, qui se déclame
elle-même."
Sauf à vivre comme les animaux, guidés par leurs instincts, sans pensée ni
réflexion, voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Un ouvrage
exigeant, tant il condense dans ses surprenantes divagations le désarroi du
vivant devant l'absurde de sa condition, à ne savoir répondre qu'à la seule
question : pourquoi la vie ? Point de réponse de la part des religions. Elles
ne font "qu'emplir les âmes du vide du monde". Point de recours en
Dieu qui n'est qu'un "créateur d'impossibilités".
Ouvrage essentiel et inutile à la fois. Essentiel parce qu'il brise la solitude
des hommes en les associant aux mêmes interrogations. Inutile parce que ces
dernières restent et resteront sans réponse. Mais ouvrage indispensable quand
même, car le savoir-dire, en chœur, est un immense soulagement du cœur pour
tous ceux qui comme moi restent silencieux à ne savoir dire la souffrance du
vivant.
"Mais tout est absurde, et
c'est encore rêver qui l'est le moins."
L'homme dans l'absurde de sa
condition. A l'instar d'un Albert Camus vingt
ans plus tard. Un cri à l'écho du monde, contre le mutisme de la résignation.
Rêver, rêver encore et toujours. Nous ne sommes que ce que nous rêvons. Pessoa n'a
fait que simuler sa vie, son esprit était ailleurs, à fouiller son âme comme le
télescope scrute les trous noirs de l'univers, à écouter dans l'ennui la
"sourde poésie de l'âme". Allégories sublimes qui font de lui un
porte-parole de choix pour l'espèce affublée de la douleur de penser.
"Le Moi lui-même, celui qui
appartient à chacun de nous, est peut-être une dimension divine."
Ouvrage d'un homme qui a pour patrie sa langue et s'épuise à ne savoir se
situer entre l'être et le non-être, entre le moi et les autres, entre le tout
et le néant. Entre tout et son contraire. Concept globalisant jusqu'à faire du
Moi une composante de Dieu. La majuscule sied alors aux deux. Et pourquoi pas décréter
la mort de Dieu, Nietzsche a
bien osé.
Ouvrage de référence, intemporel, d'une mélancolie lumineuse et envoutante, qui
nous fait souffrir par sympathie, au fond de cet "asile de fous"
qu'est notre âme.
samedi 24 novembre 2018
Le Meurtre du Commandeur, livre 2 : La Métaphore se déplace ~~~~ Haruki Murakami
Le meurtre du commandeur est un
tableau qui ne voulait pas de contemplateur. Il a été conçu dans le secret de
son créateur. En soulagement d'une blessure, comme la parole libère le cœur de
celui que la vie a traumatisé.
Portraitiste de renom, le
narrateur anonyme de cet ouvrage en deux tomes sera le profanateur involontaire
du secret piégé sur la toile par le vieux peintre Tomohiko Amada. Les
intentions du créateur prendront corps et ouvriront alors le peintre du
figuratif à la vraie nature de ses modèles. Pas celle dont les traits du visage
se figent sous son pinceau, mais bien l'intimité de tout un chacun, obscure à
tout autre.
Un lien se crée alors entre la
toile conçue pour rester dans l'ignorance du monde et la réalité. Les concepts
se matérialisent quand les événements s'enchaînent. Idée, métaphore prennent
corps, interpellent et guident le portraitiste dans la compréhension du monde
qui l'entoure, des êtres qui y évoluent. En particulier ce voisin singulier,
Wataru Menshiki, et la jeune fille secrète, Marié Akikawa, dont il a entrepris
de faire les portraits. L'abstraction de leur personnalité sous le pinceau de
l'artiste, en exploration de leur moi intérieur, pourrait-elle mettre à jour
une filiation ?
Lorsque la jeune fille disparaît,
le portraitiste est conduit sur ses traces par un environnement surnaturel dans
lequel s'interpénètrent esprits, concepts et créatures de l'imaginaire. Les
êtres humains quant à eux, prisonniers "de l'espace, du temps et de la
probabilité", ressentent l'oppressante claustrophobie de leur propre
condition. Les parois qui se resserrent sur eux sont celles de leurs souvenirs,
préjugés et autres inhibitions.
À la fréquentation de
l'irrationnel il faut s'attendre à être déstabilisé. Haruki Murakami est
orfèvre en la matière. Avec un développement très maîtrisé de l'intrigue, il
retient son lecteur dans un qui-vive permanent. Chaque personnage peut créer la
surprise et être potentiellement celui qui détient la clé des énigmes,
lesquelles s'additionnent, s'enchaînent, se superposent. Les rebondissements se
glissent dans les banalités du quotidien. Il n'y a pas avec Haruki Murakami de
mystère planté au début de l'ouvrage qui trouve sa solution en dernier
chapitre. Il conçoit celui-ci comme un distillat de l'imaginaire, dans lequel
logique n'a pas sa place. Une forme originale de traiter les questions qui nous
obsèdent. Toujours les mêmes.
J'ai toutefois un regret dans cet
ouvrage. Certaines de ces obsessions que j'aurais bien voulu voir reliées plus
intimement à la trame générale, le rôle de l'homme à la Subaru blanche par
exemple. Mais soit, Haruki Murakami nous dit-il pas page 352 qu'il y a
"des choses que nous ne pouvons ni ne devons expliquer."
Le meurtre du commandeur ; du
romanesque de haut vol, à recommander à qui ne craint pas l'irrationnel pour
traiter de nos obsessions bien réelles.
mardi 13 novembre 2018
Le Meurtre du Commandeur, livre 1 : Une idée apparaît ~~~~ Haruki Murakami
"La vérité précipite parfois
les hommes dans un solitude insondable." C'est sans doute la raison pour
laquelle ils se réfugient volontiers dans l'imaginaire, le rêve, quand ce n'est
pas l'irréel, le mystique voire l'irrationnel. L'univers de Murakami fluctue
dans ces aires aux contours mal définis. Il s'y complait et y embarque son
lecteur, lequel le suit volontiers, jusqu'à rester captif de ses errances
créatives. Difficile pour ce dernier, que j'ai pu être, d'interrompre sa
lecture et poser l'ouvrage. Il faut pour cela que les contingences du quotidien
élèvent la voix : "T'es encore dans ce fichu bouquin ?".
Murakami est un geôlier de
l'esprit. Il fait preuve d'une solide intelligence de l'intrigue. Avec un
subtil dosage de rebondissements, où l'inattendu le dispute à l'étrange comme
au convenu, d'artifices bien calibrés, de tournures de phrase lapidaires au
vocabulaire pourtant usuel, avec cet arsenal que son talent met à sa
disposition il accapare son lecteur et l'embarque sur ses pas aux confins du
réel, sur les traces de sa référence favorite en matière d'irrationnel : Kafka.
Dans une atmosphère parfois anxiogène toutefois moins cauchemardesque. Même si
le lecteur reste sur le qui-vive.
En refermant le premier volume du
Meurtre du commandeur, le lecteur est à cent lieues d'imaginer ce que l'esprit
fécond du maître aura concocté pour le conserver dans sa dépendance. C'est
l'intérêt de cette partition en deux tomes qui, au-delà de celui plus bassement
mercantile, permet au lecteur de reprendre haleine. Il en est du désir de
savoir comme de tout autre : il est plus ardent à vivre qu'à assouvir. Dans
l'irrationnel les pourquoi n'ont plus cours. Ils impliqueraient des réponses
par trop cartésiennes. Les comment s'y substituent et permettent de mesurer la
puissance créatrice de l'auteur. À la fin de ce premier volume l'énigme reste
entière. Même lorsqu'une idée apparaît.
Car c'est une idée qui obscurcit
plus qu'elle n'éclaire. Une idée qui n'est pas esprit. Une idée qui a pris
corps. Une idée qui ne juge pas. Drôle d'idée finalement que cette conscience
déportée, en forme d'ange gardien. Cette idée qui sort d'un tableau funeste, le
Meurtre du commandeur. Une idée qui semble pourtant amicale. Jusqu'à quand ?
Du narrateur au fil des pages, on
connaît toute la vie, sauf le nom. On envie son talent à peindre des portraits.
Activité dont il vit chichement, forcément. Jusqu'à ce jour où il prend
conscience que ses tableaux, aussi fidèles soient-ils, ne représentent pas leur
propriétaire. Enfin pas leur for intérieur, leur âme, donc pas eux-mêmes en
fait. Ils ne sont que le paraître et non l'être. Ce n'est pas Dorian Gray qui
le démentirait. Lui qui se torture à voir son âme vieillir sur la toile, quand
ses traits juvéniles persistent sur son visage.
Nous voilà rendus à mi-chemin de
cette connivence consentie. Car disons les choses comme elles sont, Murakami a
le don d'associer, de compromettre même son lecteur à ses libertés. Alors
tentons maintenant de suivre la métaphore qui se déplace. Jusqu'où ?
Certainement jusqu'à ce qu'un
sentiment profond de la nature humaine se dévoile et nous exprime son mal-être.
Il y a toujours un fonds d'humanité dans ces digressions savamment mises en
scène qui nous réjouissent.
samedi 3 novembre 2018
Petite éloge de l'errance ~~~~ Akira Misubayashi
En voyant au travers des médias le comportement des Japonais en réaction à la catastrophe de Fukushima, ou encore lors de la dernière coupe du monde de football, quand leurs supporters ont été les seuls, en fin de match, à nettoyer les tribunes des reliefs de leur exubérance, je me suis dit que nous n'étions pas faits du même bois. C'est donc avec le plus vif intérêt que j'ai trouvé dans les pages de cet opuscule d'Akira Mizubayashi, Petit éloge de l'errance, l'éclairage propice à m'engager dans cette réflexion sur les différences de comportement des uns et des autres selon la formation mentale des cultures respectives.
Japonais de naissance, Akira MIzubayashi a fait ses études de lettres en
France. Il en manie la langue avec un talent propre à déchoir nombre d'entre
nous, pourtant nés dans le bain amniotique de la langue de Molière. Cet homme
de lettre à la double culture était donc tout indiqué pour faire le distinguo
des mentalités nippone et occidentale.
Avec ma propension à louer le sens collectif qui anime les Japonais, j'avais
oublié que la nature humaine étant ce qu'elle est, d'un bout à l'autre de la
planète, il n'est point de complexion parfaite quand on l'accommode à
l'intelligence. Cela se saurait. Et Akira Mizubayashi de nous décrire les us et
coutumes de ses compatriotes comme un "mode d'existence communautaire
indestructible qui, foyer du conformisme rampant, entrave et empêche
l'apparition d'êtres singuliers associatifs et leur avancée sur le chemin d'une
véritable appropriation démocratique." le mot est lâché.
Il pousse ainsi ses craintes au point de voir le Japon en retourner à ses vieux
démons, ceux-là mêmes qui ont conçu ce corps étatico-moral de l'ère Hirohito.
Son pays natal s'inventerait alors une nouvelle incarnation spirituelle de morale
collective, apte à "réinventer un être en commun dans une société que l'on
pourrait qualifier de "tout à l'ego". Appréciez l'association d'idée
qui connote une certaine répugnance pour l'agglomération des êtres singuliers
en un cloaque englobant et dénaturant la personne pour la diluer dans une
mouvance omnipotente et souveraine.
Vu sous cet angle, on trouve le nettoyage des tribunes moins séduisant. Où se
trouve donc l'idéal humaniste ? Sans doute dans l'errance, nous convainc Akira
Mizubayashi. Errance qu'il ne faut pas confondre avec itinérance, laquelle
trace des chemins à suivre. Errance qui comporte ses parts de solitude et
d'incertitude. Errance linguistique au final, et pourquoi pas, qui dans le
choix d'une langue épousée en contre pouvoir d'une langue imposée, confère le
bagage culturel, l'ouverture d'esprit indispensable à l'élévation. Sortir de
l'enfermement.
Comme toujours, entre l'orient et l'occident, tous deux empesés de leurs
culture et traditions, doit bien se trouver une aire de compromis, accessible à
la seule errance. Il s'agit donc bien de faire l'éloge de cette dernière,
puisque plus proche d'une lucidité, véritable source d'humanisme.
jeudi 25 octobre 2018
Lettre à un otage ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry
Qu'elle est émouvante et belle cette courte lettre. Tellement bien écrite et porteuse d'une si généreuse humanité.
Saint-Exupéry qui vient de faire l'expérience de la guerre civile espagnole voit maintenant son pays envahi par les Allemands. En transit au Portugal sur le chemin des États-Unis, il pense à ceux qui sont restés sur le sol français, ces quarante millions d'otages, avec en particulier son ami juif Léon Werth.
C'est le cœur pétri de remords et d'angoisse qu'il leur destine cette Lettre à un otage. A l'évocation de la simple douceur de vivre en paix, on perçoit toute la sensibilité à fleur de peau de l'auteur du Petit Prince.
Vertus d'un sourire, nostalgie d'un verre entre amis en bord de Saône, rêve
saharien, ivresse de l'amitié, le "sort de chacun de ceux qu'il aime le
tourmente plus qu'une maladie installée en lui."
"Respect de l'homme ! Respect de l'homme ! … Là est la pierre de
touche."
jeudi 18 octobre 2018
L'éternité n'est pas de trop ~~~~ François Cheng
Dans la croyance taoïste, l'âme ne périt pas. À l'heure de la mort, elle réintègre la Voie. Cet infini de l'espace et du temps où règne la pensée pure et porte ses adeptes à l'espérance d'un prolongement de la vie. Un glissement vers l'infini.
Dao-sheng et Lan-ying brûlent d'un amour inassouvi. Les codes sociaux et moraux
qui prévalaient dans la Chine de l'époque Ming ont placé entre eux des
barrières infranchissables. L'un et l'autre sont réduits à vivre
l'accomplissement de leur désir dans le désir lui-même. Dans la charnelle
certitude de leur complémentarité ils subissent la loi des astres qui selon
l'équilibre des forces contraires s'attirent et se repoussent en même temps, et
restent ainsi à jamais à distance.
La rencontre charnelle de Dao-sheng et Lan-Ying, enracinés dans leur époque,
soumis à leur condition, ne dépassera pas le frôlement des doigts dans de trop
rares occasions. Dao-sheng est alors gagné par la passion mystique qui germe en
lui. Il intériorise le mystère du féminin, avec la conviction qu'envers et
contre tout l'amour relie le visible et l'invisible, le fini et l'infini.
L'amour est quintessence de la pensée pure.
Cette attirance mystérieuse peut-elle se concevoir dans une immense attente,
sans prolongement charnel ? L'amour peut-il être idéalisé au point de faire
oublier l'appel du corps sous l'emprise tyrannique de l'instinct ? Dao-sheng
doit-il son exaltation de l'amour aux seules entraves que la vie terrestre a
opposées à sa rencontre avec Lan-ying ?
Toute manifestation de son aimée, aussi timide soit-elle, est prétexte à
Dao-sheng pour entrer en communion de pensée avec elle. En désespoir du secours
des religions qui se concurrencent à cette époque en Chine, dont celle
enseignée par les nouveaux prédicateurs venus de l'occident, Dao-sheng se forge
à la conviction, peut-être en résignation ou en consolation, que la force de
l'amour trouvera sa consécration au-delà de la mort.
L'intimité n'est pas dans la nudité des corps. L'intimité est dans les
tréfonds de
l'âme. Cette part de la pensée qui ne se manifeste ni par des actes ni par
des mots. L'essence de l'être. Dao-sheng sublime la femme dans sa féminité.
Elle « est chair certes, mais combien cette chair se transmue sans cesse en
murmures, en parfums, en radiance, en ondes infinies dont il importe de ne pas
étouffer la musique". Voilà une vision de la féminité, de l'amour que
n'aurait pas reniée Romain Gary, grand
promoteur de la femme idéalisée.
Magnifique ouvrage sur la quête de cette part manquante à tout homme. À toute
femme aussi, Dao-sheng en a l'ardent désir, tant les manifestations de son
aimée sont rares et timides. Il conçoit cette épreuve comme la promesse, la
preuve même d'un avenir à son amour pour Lan-Ying. La vie sur terre n'est
qu'opportunité de rencontre. Deux êtres qui s'aiment rentreront en connivence à
jamais quand les contraintes de la vie auront été effacées.
samedi 13 octobre 2018
L'homme révolté ~~~~ Albert Camus
A se heurter aux confins du rationnel, sur cette frontière épaisse et floue qui ouvre sur l'irrationnel, Camus, et sans doute tous les confrères philosophes qu'il appelle à son argumentation avec une préférence pour Nietzsche, me fait penser à cet insecte sous une cloche de verre qui cherche en vain mais avec obstination l'ouverture à l'air libre. La quête de l'absolu pour le philosophe. Après nous avoir convaincus de l'absurde de la condition humaine avec le Mythe de Sisyphe, de cette Création qui ne dit rien de ses intentions, nous voici quelques dix années plus tard, dans la même absence de réponse, et contraint avec Camus à la révolte.
Lautréamont, Sade, Rimbaud, Kafka, et tant d'autres qui
peuplent cet ouvrage, autant d'insectes sous la cloche de verre. Tant d'autres
qui, de révolte en révolution n'en déplaise à feu le roi Louis XVI, viennent au
secours, appelés par lui, d'un Albert Camus qui établit le panégyrique de la
révolte, seule conclusion possible à des siècles d'exploration raisonnée.
Camus a le tort de poser les bonnes questions, de remettre
en cause si ce n'est en accusation le responsable de tout cela. Tout cela
n'étant au final que la condition précaire de l'homme. Dieu nous donne la vie
et la reprend. Dieu est donc criminel. Un criminel qui ne manifeste aucunement
ses raisons.
Après tout ce temps, depuis que l'intelligence a investi le
corps du mammifère pour en faire un homme, force est donc de conclure avec
Nietzsche que Dieu est mort. Et l'homme devenu Dieu ? Cela lui rendrait-il
justice du sort qui lui est réservé ? Nullement. Et la révolte qui le gagne ne
lui apporte pas pour autant de consolation. L'homme devenu Dieu reste mortel.
Dans un relatif trop humain, ou tout ne s'entend que par comparaison. Point
d'absolu.
La philosophie ne serait-elle au final que l'art de poser
les questions ? Et de désespérer des réponses ?
Nous voilà donc revenu au point de départ. A quoi peut alors
servir pareil ouvrage à son lecteur, s'il reste sur cette conclusion ? Il sert
en tout cas à son auteur à faire entendre son cri, d'autant mieux que quiconque
puisqu'érudit et fin lettré. Et moi lecteur j'entends ce cri qui le fait
émerger, Albert Camus, du grand concert de l'humanité, ce cri de l'homme
enfermé dans sa condition, sa cloche de verre, et qui sait dire mieux que je ne
pourrais le faire l'état de souffrance auquel on ne peut que convenir,
puisqu'affublé de la même condition.
J'apprends quant à moi maintenant au moins une chose grâce à
cet ouvrage. J'apprends pourquoi le philosophe se fait aussi romancier. Il nous
le dit page 328 : "le monde romanesque n'est que la correction de ce
monde-ci".
La quête de l'absolu serait donc là. Dans l'imaginaire.