Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

lundi 2 février 2015

Le mystère Napoléon ~~~~ Steve Berry

 



Inventez une énigme improbable impliquant un personnage historique célèbre. Brodez autour de celle-ci quelques événements mettant en scène des super héros au pistolet greffé et échappant à la pesanteur. Saupoudrez de mots magiques : trésor, secret, services spéciaux. Confiez cela à un nègre-scénariste scotché à son clavier et payé avec un lance-pierre. Mettez-lui la pression et vous obtiendrez un de ces fameux scenario pour série TV dont les productions américaines ont le secret. En prime, il vous servira le compte à rebours fatal, le Malone Cotton qui saute d’un hélicoptère sur un avion en plein vol et un bouquet final en forme de fusillade dans la pénombre d’une crypte, à portée de main du trésor.

A l’instar de leur nourriture riche en sucre et en graisse, qui flatte les papilles mais masque les saveurs, le produit de nos scénaristes américains sera bourré d’effets spéciaux dont le seul but est de faire oublier sa pauvreté en émotions.

Mais nous sommes dans un roman, oublions réalisme et vraisemblance. Apprécions imagination et habileté à intégrer la fiction dans la réalité historique.

Et là, patatras, deuxième déconvenue. L’auteur nous sert des rappels à l’histoire de France façon cours de fac passés au travers du filtre de la psychologie américaine. Ça gratouille le citoyen franchouillard qui se défend de brader sa culture millénaire. S’il ne s’enorgueillit certes pas des incursions napoléoniennes chez nos voisins européens, il ne veut pas non plus lui faire assumer tous les maux du 20ème siècle. Car lorsque l’histoire de France est revisitée par un auteur en vogue version Oncle Sam, vous aurez la délicieuse déconvenue de lui voir attribuer à Napoléon la responsabilité directe des deux dernières guerres mondiales. Le raccourci est saisissant. En cherchant bien d’ailleurs, il a certainement raison. Charlemagne, Clovis et consorts sont aussi dans le coup.

Steeve Berry a bien compris que tout événement remarquable trouve ses germes dans le passé, ça s’appelle l’Histoire, la grande. De là à faire des raccourcis du style Bonaparte-fou-sanguinaire-inspirateur-d’Hitler, c’est se faire prendre de vitesse par son processeur. L’histoire, c’est ce qui manque à nos amis américains. Mais cette frustration, si elle a le mérite de leur conférer un sentiment patriotique farouche qu’on peut leur envier, ne doit pas non plus les placer en donneur de leçon et leur faire oublier que la leur d'histoire commence par un génocide. Il n’y a pas si longtemps que ça.
Restons alliés. Ne devenons pas aliénés.

Nous voilà donc devant un scenario à la cohérence aussi incertaine que sa géo localisation est dispersée, servi par des personnages froids, bâtis sur des stéréotypes racoleurs. C’est fumeux, ça somme faux comme une cloche fêlée. Le prétendu trésor de Napoléon sert plus de prétexte occasionnel que de fil conducteur. Et je ne parle pas du final grotesque.

L’accumulation des événements tente de compenser la pauvreté des analyses psychologiques. Les personnages restent falots et inconsistants. Ils sont tout sauf attachants.

Le traducteur s’est donné du mal pour humaniser la langue des onomatopées, mais le style descriptif reste heurté, lapidaire et dépourvu de sensualité. On y perçoit ces images aux couleurs éclatantes mais sans chaleur, dépoussiérées, version haute définition plus vraies que nature. Du numérique pur jus. Les décors prestigieux de notre belle capitale sont choisis pour flatter l’image - la fusillade dans le musée de Cluny - ou les effets spéciaux - l’avion qui fonce sur la tour Eiffel - mais certainement pas pour ce qu’ils apportent à l’intrigue. On navigue entre subterfuges et incongruités.

C’est artificiel et indigeste au possible. Je n’aurais pas été surpris de voir surgir des pages de pub entre deux chapitres de cet ouvrage.

Mais la littérature conserve quand même une supériorité sur le cinéma. A déconfiture culturelle égale, elle nous épargne les horripilants fonds sonores qui accompagnent désormais les changements de plan séquence et veulent susciter la peur ou l’excitation.

On comprend désormais que lorsqu’on a abusé de la naïveté du gogo qui avale tout cru ces soi-disant super productions, il ne lui reste plus que les psychotropes pour trouver un peu de rêve et d’évasion.

Bon voilà, ça fait du bien, ça défoule. J’embrasse ma petite sœur qui m’a offert ce livre. Cela faisait longtemps que je voulais me révolter contre cette culture du toujours plus qui happe les jeunes cerveaux fragiles de notre époque et les fait passer à côté des vraies émotions. J’ai bien conscience de marcher à contre-courant. Je n’arrive pas à me faire à l’idée d’appartenir à une culture sur le déclin, bradée sur l’autel de l’audience, la grande flatterie des bas instincts. Mais il vaut mieux aller seul vers la vérité qu’accompagner les autres dans l’erreur. Steeve Berry m’a fourni une bonne occasion. Tant pis pour lui.

Cependant, peut-être ai-je eu tort de lire Romain Gary dans la même semaine ?


samedi 31 janvier 2015

La vie devant soi ~~~~ Romain Gary

 


C'est un roman d'amour porté par des mots d'enfant. C'est un roman d'humour qui colporte une histoire triste. C'est Splendide.

La supercherie du pseudonyme a valu à Romain Gary un second prix Goncourt, ce que le règlement de la prestigieuse récompense n'autorise pas. Fallait-il qu'il se sache convaincu de la prouesse littéraire pour oser un tel pied de nez à la profession. Ô combien a-t-il eu raison !
Sans cet artifice, il aurait alors fallu inventer un autre prix. Un super prix, comme on dit de nos jours quand on est parvenu aux confins des possibilités de son pauvre vocabulaire. Un super oscar, pour ne pas laisser pareil ouvrage s'enfouir dans le grand fourre-tout des œuvres non primées.
C'est une performance que celle de tenir des propos d'enfant, de traduire une conception mentale naissante, l'ouverture au monde des adultes, sans trahir sa maturité, sa propre expérience de la vie.

La première moitié de cet ouvrage est un peu longue. La seconde nous la fait percevoir comme une nécessité pour bien amener et transmettre la teneur philosophique de cette œuvre. le bonheur, la religion, les différences, la vie et sa fin inéluctable, la quête de ses racines. Autant de thèmes qui se télescopent dans l'esprit de Momo. Fils de pute (sic), de père inconnu, il se raccroche à sa bouée, Madame Rosa. Il s'interroge sur la vie. Pourquoi ci ? Pourquoi ça ? Et déjà des certitudes sur la cruauté de l'existence.

Les différences. Des inventions d'adultes qui ont conduit madame Rosa dans les camps de déportation et qui font que Momo se refuse à sa condition d'enfant abandonné, de confession musulmane. Il a pourtant remarqué que quelques preuves d'amour, de la part de qui on ne les attendait pas, peuvent gommer beaucoup de différences justement. Mais voilà Madame Rosa ne va pas bien. Momo a bien perçu que son avenir affectif en dépend. Il sent bien que cet esquif qui le maintient à flot est en train de prendre l'eau.

Les confidences de Momo abordent des sujets graves avec une légèreté qui ne nuit pas au message, bien au contraire. L'humour naïf est le plus beau vecteur de vérité pour qui sait l'engendrer. Romain Gary nous en fait une démonstration éclatante dans cet ouvrage. Car l'humour est bien le ton général d'un bout à l'autre de ce récit. L'échange entre madame Rosa et Kadir Youssef venu récupérer son fils est une des plus belles pépites de cet exercice ô combien périlleux. Un chef d'oeuvre du genre.
C'est un livre que j'ai avalé dans un TGV qui avalait quant à lui les kilomètres vers Paris. Mes voisins de voiture ont vite compris que peine perdue était de me faire partager leur conversation. Cette merveille m'a souvent imprimé un sourire sur les lèvres et toujours inspiré de vraies émotions. J'espère trouver encore beaucoup de livres comme celui-là pour me voler le paysage vers …

Peu importe d'ailleurs, ce sera vers de belles lectures.


vendredi 23 janvier 2015

Le collier rouge ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 


Dans l'atmosphère apaisée d'une campagne que la vie semble avoir abandonné, au lendemain de la déferlante meurtrière de 14-18, le temps est venu pour Jean-Christophe Rufin, au travers de cet ouvrage, de remettre en question certaines valeurs de la société du début du XXème siècle. N'ont-elles pas été prétextes à une des pages de notre histoire la plus méprisante de la vie humaine.

Nombre d'anciens poilus restaient muets sur ces années maudites. Ils savaient les mots impuissants à traduire l'horreur de leur cauchemar. Cette guerre n'avait pas seulement ôté la vie à des millions d'êtres humains, elle avait aussi tué le rêve chez ceux qui avaient survécu.

Rescapé de l'effrayante hécatombe, Jacques Morlac a choisi quant à lui le parti de ridiculiser les valeurs qui ont servi de justification au carnage. Une façon d'exprimer son aversion pour cette période de sa vie. Son comportement lui vaut inculpation. Unique détenu d'une prison de circonstance, il consume sa solitude.

Dans la confrontation avec le juge militaire qui instruit son affaire, il se retrouve exposé à ce qui a suscité sa rancœur : la lutte des classes transposée dans la hiérarchie militaire, les notions instituées en valeur et que le maréchal Pétain voudra remettre au goût du jour vingt ans plus tard : travail, famille, patrie.

Avec le talent de conteur qu'on lui connaît, Jean-Christophe Rufin nous délivre une thérapie psychanalytique de cette période de convalescence au sortir de la guerre. En fil rouge à la trame de ce roman, l'entêtement d'un chien dans sa fidélité servira de prétexte doctrinal à la confrontation homme-animal. Elle permettra au final, chez deux êtres que tout sépare, l'accusé et son juge, de trouver dans cette introspection de la nature humaine un terrain de conciliation.

Qui prête attention à la détresse d'un chien lorsqu'il s'époumone et s'affame à languir son maître. Quelle gratification viendrait récompenser sa fidélité, son amour, son désintéressement. Autant de valeurs instinctives en contraste de celles inventées par la nature humaine comme l'honneur, le patriotisme, la fierté, et qui servent en fait de masque à l'orgueil et à la cupidité.

L'orgueil justement. Un vice dont les animaux sont exempts. Il étouffe la spontanéité et les élans du cœur. Il va insidieusement faire passer à côté d'un bonheur pourtant à portée de main. Pervers et obstiné, il échappe au raisonnement. Il peut lancer les hommes les uns contre les autres et quand il essaime fomenter la guerre.

Aussi, contre toute attente, dans la confrontation de Jacques Morlac avec son juge, le remède aux atteintes à la symbolique institutionnelle pourra t'il naître de qui on ne l'espérait plus. Car l'espoir s'était assoupi dans les ténèbres de la guerre.

Une belle page de réflexion sur la nature humaine, avec pourquoi pas un regard attendri pour ces êtres qui ne récoltent qu'indifférence de sa part. La créature la plus prétentieuse aurait pourtant des leçons à glaner pour recouvrer un peu de sagesse en s'inspirant de l'authenticité de la nature animale. Une manière de remettre en question l'arrogante supériorité de l'intelligence humaine qui a pourtant été capable d'orchestrer l'horreur à l'échelle d'un continent.

Mais peut-être, au final, ne faut-il voir dans cet ouvrage que le prétexte à un hommage à ce compagnon de reportage de Jean-Christophe Rufin trop tôt emporté par la maladie ?


jeudi 15 janvier 2015

Artémisia : un duel Pour l'immortalité ~~~~ Alexandra Lapierre



Artemisia ! Une femme qui a voulu exister au moyen-âge quand tout aurait dû la réduire au sort de ses semblables. Quoi de plus extravagant à cette époque que de voir une femme briguer la renommée de ses congénères masculins ?

Cet ouvrage n'est pas une biographie. Ce n'est pas l'histoire d'une vie agencée dans une chronologie. C'est le récit d'un combat de toute une vie. Celui d'une femme artiste peintre qui se bat pour la reconnaissance de son art. Dans le XVIIème siècle italien, ce n'est pas un anachronisme, c'est une incongruité temporelle que tout veut écraser.

Le monde masculin d'abord, « à une époque où les filles appartiennent à leur père ». Un père ambivalent, lui-même artiste reconnu, qui veut trouver son prolongement dans sa descendance et craint en même temps de voir sa propre notoriété distancée. Ce monde masculin qui seul a pignon sur rue, règne sans partage sur la vie policée des citées De La Renaissance, dans tous les domaines y compris artistique.

Le monde chrétien ensuite avec sa dictature exercée sur tous les ressorts de la pensée, de l'expression. « Renoncez à la peinture et ne cherchez pas à connaître une autre science que celle du salut », lui clame son confesseur.

Une destinée cruelle enfin avec ce viol qu'elle subit et dont pourtant les us de l'époque la rendent coupable. « Tu aurais dû m'avouer ton crime le soir même » lui reproche son père. Une destinée cruelle aussi qui lui enlève trois enfants en bas âge et empêtre sa vie amoureuse dans le dilemme perpétuel : la soumission ou la quête de la gloire.

C'est par ses œuvres qu'Alexandra Lapierre découvre Artemisia Gentileschi. C'est en apprenant son histoire qu'elle décide de se lancer dans un exercice que tous lui déconseillent. C'est à la connaissance de la personne qu'elle sera conquise. On le sera aussi à la lecture de cet ouvrage.

Qui mieux qu'une femme pour évoquer le combat, traduire la sensibilité et la sensualité d'une autre femme, à la fois artiste talentueuse, épouse obligée, mère aimante et amante voluptueuse.

Au-delà de la qualité propre d'un ouvrage qui trouve ses élans romanesques, j'ai été confondu par l'énormité du travail de recherche et d'étude accompli pour aboutir à la publication d'un tel ouvrage. Cela transparaît de la première à la dernière page. le perfectionnisme, dont on se complaît à gratifier les femmes dans des comparaisons hâtives sans originalité, atteint chez Alexandra Lapierre des sommets. Force est de reconnaître, par qui veut formaliser son objectivité, le niveau de précision atteint dans les recherches historique, technique, artistique, sociologique et linguistique.

Mais plus que tout, au-delà de la conscience professionnelle de la biographe, il y a cette capacité, au travers d'une écriture florissante mais sans fioriture, à faire vivre une femme sensible, avec ses joies quelques fois, ses peines plus souvent, ses doutes, sa complexité, mais toujours l'opiniâtreté chevillée au corps.

Alexandra Lapierre nous dresse la fresque d'une femme dans son époque, avec ses ombres et ses lumières. Son ouvrage est magnifique. Comme le tableau d'un maître De La Renaissance italienne.

 

dimanche 4 janvier 2015

Au revoir là-haut ~~~~ Pierre Lemaitre




Frileux de nature avec les œuvres primées, j'ai laissé le temps faire son œuvre, la fièvre de la consécration retomber et, sans l'avoir consultée au préalable, la critique forger sa maturité avant de m'intéresser à cette œuvre. Je me suis même fait prier encore un peu. J'ai attendu la chaude recommandation d'une amateure avisée – on peut désormais l'écrire au féminin - pour me décider à découvrir cet ouvrage. Ma propre opinion n'aura été influencée que par cette ingérence, bénéfique au final, dans mes goûts littéraires.

Et là, le piège s'est refermé, plus possible de m'extraire de ce livre avant son épilogue.
La vie va tellement vite de nos jours qu'un événement chasse l'autre à peine survenu. Il est donc devenu primordial de ne pas céder à la précipitation et faire durer les aubaines de qualité. Celles qui émergent du lot. Il n'y en a pas tant que cela. Cela permet d'en reparler un an après sa parution et de prolonger son intérêt, alors que Lydie Salvayre a pris la place dans l'actualité. Je ne regrette pas d'avoir lu cet ouvrage en décalé et lui prédis une séduction durable, au-delà de la fièvre médiatique - dont on sait qu'elle est à la fois définitive et éphémère - qu'il a suscitée.

14-18, deux nombres réunis dans une expression qui ne dit plus son horreur. Pour les contemporains du XXIème siècle, ce n'est désormais plus qu'un index dans l'inventaire des cataclysmes. Une nomenclature qui banalise l'inconcevable. C'est sans doute ce qui a incité Pierre Lemaitre à écrire, en 2013, un ouvrage sur cette période noire de l'histoire de notre vieille Europe. Pour crier à la face du monde que les guerres, et celle-là en particulier, ne peuvent pas se réduire à une banale comptabilité de vies perdues.


14-18, ce ne sont pas des millions de morts, c'est une vie arrachée à l'affection des siens, des millions de fois.

Pierre Lemaitre choisit de nous remettre en mémoire l'horreur de cette boucherie planétaire au travers des yeux d'un soldat devenu spectateur de sa propre disparition. Parce qu'au sortir de cet enfer, en perdant son visage, sa voix, Edouard Péricourt est mort socialement, affectivement et même administrativement, puisqu'il n'a pas voulu que son nom reste attaché à cette gueule cassée. de son visage ne restent en effet que les yeux, pour voir la vie continuer sans lui. Sans espoir de réintégrer le monde de ceux qui peuvent encore pleurer. Il est devenu un monstre.

Autrefois fils de bonne famille, créatif, espiègle, en butte à un père sans amour, ce monstre n'a désormais plus qu'une issue : organiser et mettre en scène sa disparition physique. Finir le travail que la grande machine à tuer n'a fait qu'ébaucher. Mais avant de disparaître, il décide toutefois, en dernière facétie, de reprendre la main sur ce destin macabre et de berner cette société dans laquelle il avait peiné à trouver sa place et qui a fini par l'éjecter de ses rangs. Peu importe s'il doit se jouer de la compassion orchestrée par le souvenir patriotique. Car c'est bien la cupidité des puissants qui a organisé l'horreur absolue et fait se jeter les uns contre les autres la cohorte des humbles sous un déluge de fer et de feu. Des êtres simples que la raison des Etats a broyés comme une matière consommable. Cette raison-là peut perpétrer le crime en toute légalité, sous couvert de grands sentiments patriotiques.
Le point fort de cet ouvrage est l'analyse psychologique des personnages élaborée avec réalisme et lucidité, dans une intention satirique à peine voilée, à l'encontre de cette société archaïque du début du 20ème siècle qui vacille sur ces bases moralistes.

Cette grande guerre ne sonnera pas seulement le glas de toute une génération d'hommes dans la force de l'âge, mais aussi de l'ordre social rigide qui prévalait en Occident à cette époque. Edouard Péricourt, insoumis à son capitaine d'industrie de père du temps de sa jeunesse, sera le symbole de cette rébellion contre l'ordre établi. Sur son visage perdu, la valse des masques, confectionnés avec la complicité de Louise, sa petite voisine, représente autant de pied-de-nez à cette société qui a trop voulu contraindre sa créativité et son goût de la liberté.

Pierre Lemaitre construit avec brio une caricature de la société qui s'est fourvoyée dans la grande tragédie de cette guerre. Son style sobre et son vocabulaire accessible confèrent à cet ouvrage une simplicité taillée sur mesure pour ces êtres modestes, extirpés de leur foyer et jetés en pâture à la fureur des canons et de la mitraille. Il sait nous faire frissonner de terreur dans l'assaut de la cote 113, nous faire pénétrer le subconscient de ces pauvres bougres dépassés par la folie collective et qui ne peuvent émerger de leurs tranchées glauques que pour aller se faire tailler en pièces, au bon vouloir de la soif de gloriole d'un nobliau déchu. Il sait nous faire ressentir leur peur, leur résignation, leur révolte. Sans oublier non plus le penchant trivial de leur rusticité. En témoigne la relation de leurs ébats sexuels qui ne met pas exactement la femme à l'honneur. C'est peut être le seul sujet pour lequel l'auteur s'affranchit du vocabulaire pudique qui caractérise sa relation à la grande tragédie de 14-18.

Avec ce coup d'éclat Pierre Lemaitre nous fait la démonstration qu'il n'est pas prisonnier de son style littéraire de prédilection. On retiendra toutefois de l'auteur de polar sa capacité à nous tenir en haleine jusqu'à la dernière page et trouver à cet ouvrage un dénouement à la hauteur d'une intrigue fort bien construite.

jeudi 1 janvier 2015

Mémoire d'Hadrien ~~~~ Marguerite Yourcenar


 

"Un pied dans l'érudition, l'autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un." C'est ainsi que dans ses notes Marguerite Yourcenar qualifie l'exercice qui l'a conduite à mettre sur pied cette magistrale œuvre philosophico-historique relatant la vie de l'empereur Hadrien. Dès les premières pages on perçoit l'incroyable densité d'une telle œuvre. Elle a consacré Marguerite Yourcenar dans son statut d'écrivain de renommée mondiale. A la seule lecture de cet ouvrage, on ne peut que convenir de la somme de savoir mise en œuvre dans chaque page, du perfectionnisme appliqué à chaque phrase, pour parvenir à cette métamorphose de l'auteure en son personnage.

L'exercice qui consiste à se glisser dans la peau d'un illustre héros de l'antiquité romaine pour lui faire évoquer ses mémoires est une prouesse aux multiples aspects. Tout d'abord parce que l'éloignement dans les tréfonds de l'histoire est comme chacun sait l'assurance de la raréfaction de la ressource documentaire fiable. Il suffit d'examiner l'ampleur des sources bibliographiques mises en œuvre, répertoriées en fin d'ouvrage, pour se rendre compte de l'exploit de pareille entreprise. Sans parler du socle d'érudition propre à l'auteure elle-même, indispensable pour aborder plus largement le contexte.

S'agissant par ailleurs d'une transposition de forme de pensée, comment imaginer et ne pas trahir, ou le moins possible, celle d'une époque aussi lointaine dans l'histoire, lorsqu'on l'évoque avec le recul et l'acquis culturel cumulé de plusieurs siècles ? Rappelons-nous aussi qu'une femme se met à la place d'un homme avec tout ce que cela comporte de compréhension du rapport à l'autre sexe. Sans oublier, s'agissant d'un héros qui fut homme politique du plus haut rang, la notion de prédilection au pouvoir que comporte un tel statut, pour une personne qui elle ne joue jamais que du pouvoir de sa plume.

Il est question enfin dans cette "magie sympathique" de mettre en œuvre une subjectivité à plusieurs visages. Quel degré d'honnêteté placer en effet dans les propos d'un personnage politique qui évoque sa propre histoire ? Quel degré de lucidité et de sincérité attribuer à un homme qui, se sachant condamné à brève échéance, voudra convaincre le dauphin qu'il s'est choisi de poursuivre son œuvre ? Quelle sensibilité lui coller à la peau quand les penchants souffrent des contraintes du statut, de contradictions et atermoiements personnels. Il y a là un subtil dosage que seule une formidable culture historique, comportant la domination des langues anciennes, peut autoriser.

C'est le premier ouvrage de Marguerite Yourcenar que je lis. Je l'avoue. Je reste médusé par l'érudition de cette grande dame de la littérature française et m'incline avec la plus grande humilité devant cette montagne de connaissances.


mercredi 3 décembre 2014

Les sirènes de Bagdad ~~~~ Yasmina Khadra

 


« Laissez-moi me rhabiller, gémissait-il. Y a mes enfants ». Lorsque les GI investissent la modeste maison du Bédouin et malmène le patriarche devant sa famille, plus que le sang qu'il a déjà vu couler à plusieurs reprises, c'est l'humiliation de son propre père qui va faire basculer la vie du fils de cette famille.

L'auteur démonte alors le mécanisme qui va métamorphoser ce jeune Bédouin, dont on ne connaîtra pas le nom, de la « chiffe molle », tel qu'il se qualifie lui-même, en un prétendant au suicide terroriste. Il décrypte pas à pas la démarche de manipulation mentale des leaders des organisations terroristes, depuis l'instant où ils ont repéré un candidat potentiel, l'être affaibli par les circonstances de la vie, jusqu'au moment où ils le sentent prêt à franchir le pas. Se barder d'explosifs et entrer en contact avec la cible.

Le style propre à Yasmina Khadra est tout indiqué pour analyser la psychologie d'un personnage dans son parcours mental sur le chemin de l'acte insensé. Ce style si particulier, fait d'un florilège d'allégories, de métaphores, qui chacune traduisent autant de ressentis. Mieux que tout diagnostic psycho-pathologique, un tel discours imagé interprète parfaitement la construction personnelle du personnage dans cette ascension vers la folie meurtrière.

Dans la bibliographie de Yasmina Khadra, on trouve souvent en toile de fonds des contextes de guerre qui impliquent la culture orientale. C'est cru et violent. Comme toujours la vie en pareilles circonstances. C'est criant de vérité. Il y a comme un tourbillon qui emporte malgré eux des personnages faibles et broyés par le destin. Mais c'est traité sans misérabilisme.

Yasmina Khadra fait toujours preuve d'impartialité dans le développement des thèses qui opposent les belligérants. Les sirènes de Bagdad lui donne toutefois l'occasion, au travers des propos de ses personnages, de développer un anti américanisme à peine voilé. Sans donner le moindre crédit au fanatisme aveugle, vingt ans après les faits qui servent de cadre à ce roman, et à la connaissance de l'histoire de ce conflit, on ne peut guère l'en blâmer. La motivation proclamée de cette guerre n'a en effet jamais pu masquer les intérêts mercantiles non avoués. Mais Yasmina Khadra est un être pétri d'humanisme. Il nous le prouvera en donnant ses limites au fanatisme. Comme un message d'espoir.

Le scenario et son dénouement, insoupçonnable jusqu'à la dernière page, manquent certainement de crédibilité. Mais ce n'est pas ce qui me fait revenir vers cet auteur. Je retrouve avec plaisir, ce qui a capté mon intérêt dès la découverte de son écriture : le talent pour faire percevoir les sentiments par l'image, la force du verbe, la richesse du vocabulaire. Une fois de plus, je n'ai pas été déçu.


lundi 3 novembre 2014

Je te vois reine des quatre parties du monde ~~~~ Alexandra Lapierre



 

Voila un formidable roman d'aventure, passionnant et fort bien écrit. Il relate sans trop de superlatifs une vie qui l'aurait pourtant mérité. Une vie de femme que la postérité a boudée et à qui Alexandra Lapierre a voulu restituer la grandeur qu'auraient dû lui valoir ses prouesses.

On ne mesure plus de nos jours la somme de courage et de foi qu'il fallait pour se lancer dans l'aventure de l'exploration, dans ce qui était le plus parfait inconnu en l'état des connaissances de l'époque, et bien entendu sans la possibilité du moindre secours dans la perdition.

Ce qui représentait un exploit pour un homme, l'était encore plus pour une femme. Car être femme au 16ème siècle, c'est ne pas s'appartenir. C'est ne recueillir que mépris de la part de la gente masculine seule capable de décider, de diriger, de gouverner.

L'auteure nous fait appréhender à merveille le climat instauré par la conjugaison de la hiérarchie des classes sociales, les luttes d'appropriation, les forces de caractère et le poids de la religion. Un maelström exacerbé par les situations de crise, le péril des tempêtes, de la maladie et de la famine.
Cet ouvrage fort bien construit nous laisse imaginer la somme de travail et de recherche, l'investissement de son auteure pour étayer avec le maximum de vérité et de précision l'histoire de cette vie de femme hors du commun. Alexandra Lapierre en a fait un excellent roman dans lequel elle comble d'une manière très crédible la part d'incertitude laissée par le manque d'archives historiques ou la subjectivité de celles qui existent.

Cet ouvrage est captivant. Je le recommande aux amateurs d'exotisme. Qui mieux qu'une femme pouvait en outre restituer avec le plus de justesse le ressenti d'un coeur de femme prise par la tourmente des éléments dans l'immensité de l'inconnu.

mercredi 29 octobre 2014

Inch Allah 2 ~~~~ Gilbert Sinoué


Dans ce second tome de la saga Inch'Allah, Les incursions romanesques sont anecdotiques. Cet ouvrage se présente en effet plus sous forme d'un rappel à l'histoire que d'un roman et le talent de conteur de Gilbert Sinoué s'y trouve contraint par l'implication de l'historien.

Natif de la région, en Egypte, de cette époque qui a connu l'arrivée au pouvoir de Nasser, Gilbert Sinoué est tout indiqué pour ce rôle. En promoteur du rapprochement des grandes religions monothéistes, il aime se souvenir, avec une certaine nostalgie, de l'époque où l'Egypte était un modèle de coexistence pacifique de toutes les communautés.

Dans le cri des pierres, comme dans l'ensemble de son œuvre, Gilbert Sinoué fait œuvre d'une grande impartialité dans l'évocation des rivalités qui opposent les protagonistes de ce conflit entre juifs et arabes. Au gré des alternances d'intervention au sein des chapitres, il déploie une scrupuleuse application à faire valoir les arguments de chacun des partis. On lui pardonnera toutefois, dans cet ouvrage, quelques traits de subjectivité qui ne font que trahir son attachement à son pays d'origine et de ce qu'il a pu représenter pour son idéal philosophique.

Chacun des belligérants du conflit du Moyen-Orient s'attache à prouver sa légitimité à occuper la terre de Palestine. La démarche donne lieu à un concours de rétrospective historique, aussi loin que les archives l'autorisent, prolongées par l'interprétation puis par l'imaginaire, dans lequel les protagonistes revendiquent tour à tour l'antériorité de leur présence sur ce sol. C'est la clé d'un conflit dont la mèche a été allumée par la déclaration Balfour en 1917.

Gilbert Sinoué connaît bien l'histoire, les mentalité et psychologie des peuples du Moyen-Orient. Il retrace avec dextérité leur parcours tumultueux et regrette avec beaucoup d'amertume les faux espoirs nés du discours d'Anouar el Sadate à la Knesset en 1977.

Mais quand la fiction prend le pas sur la réalité sous la plume de l'auteur, c'est pour lui donner l'occasion d'échafauder une utopie qu'il voudrait universelle : un roman d'amour entre un juif, Avram Bronstein, et une palestinienne, Joumana Nabulsi. La tentation est trop forte pour lui de prouver que l'amour peut venir à bout des querelles politiques et des conflits qui en découlent. Ce couple symbolise le vœu si cher à Gilbert Sinoué de voir Juifs et Palestiniens cohabiter sur une terre qu'ils revendiquent l'un et l'autre. Au jour où il met un point final à ce deuxième tome, la solitude de ce couple dans le paysage politique et dans la société civile exprime tout son regret de voir ce conflit se perpétuer sans perspective d'issue heureuse.

Gageons qu'il aimerait mettre en chantier un troisième tome avec l'espoir pour fil conducteur.


dimanche 14 septembre 2014

Le rêve Botticelli ~~~~ Sophie Chauveau


Rare sont les peintres des siècles passés qui ont connu la notoriété de leur vivant. Botticelli est de ceux-là. Fallait-il que son génie fût évident pour que ses compatriotes expriment un tel engouement pour son art.

Avec cet ouvrage magnifique, Sophie Chauveau nous accompagne dans une découverte documentée et bienveillante de cet artiste exceptionnel, de son œuvre et de son époque, sous le règne des Médicis dans la Florence du quattrocento. Elle nous fait aimer ses œuvres en décrivant la ferveur qui entourent leur conception. On n'a de cesse de les découvrir en images et de confirmer l'admiration qu'elles suscitent à juste titre. Internet est pour cela un outil fabuleux. C'est l'apothéose du figuratif en ce sens qu'au-delà du talent de représentation y transparaissent les sentiments qui ont présidé à la naissance de chacune des œuvres. Les états d'âme de leur créateur y sont décrits au point de nous faire palper son mal-être. Cet ouvrage nous fait percevoir une fois de plus la proximité du génie avec la névrose.

Comme beaucoup d'artiste de génie, Botticelli est un être torturé. La mélancolie est sa plus fidèle compagne. Il ne s'en cache pas. Il a cependant les pieds sur terre. Il analyse avec clairvoyance ce qui préside à son destin dans cette ville où la violence est souvent au rendez-vous, y compris envers lui. Ne terminera-t-il pas sa vie infirme des suites d'une agression, sans toutefois ne jamais se lamenter de son sort.

C'est un homme d'une grande sensibilité que la férocité de son époque révulse. Il est au bord de la nausée lorsque lui est imposé le spectacle du supplice de Savonarole, fût-il appliqué à son ennemi. A la nature humaine, il préfère la nature animale moins soumise aux arrières pensées.

Il est intéressant, dans cet ouvrage, de voir l'homosexualité masculine dépeinte par une femme. Elle lui rend cette prévenance, ce sentimentalisme, que lui ont fait perdre la condamnation des autorités de conscience et les moqueries du viril.
Leonard de Vinci, Pic de la Mirandole, Laurent de Médicis, Savonarole, Vespucci et dans une moindre mesure le rébarbatif Michel-Ange, sont autant de grandes figures qui peuplent l'environnement de Sandro di Mariano Filipepi dit Botticelli. Ils lui témoignent admiration et estime, lui qui en a si peu pour sa propre personne.
Une touche d'humanité est rendue à cet être complexe lorsque, sur le tard, il fait connaissance avec son fils déjà adolescent.
C'est un bel ouvrage que cette biographie qui ne porte pas son nom. La mort de l'artiste n'y est d'ailleurs pas évoquée. Comme pour illustrer l'immortalité de son œuvre.