Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 30 juillet 2015

Les mangeurs d'étoiles ~~~~ Romain Gary

 


"Dans les vallées, les paysans mâchent des feuilles de mastala depuis des siècles. On les appelle les "mangeurs d'étoiles" en dialecte cujon. Cela leur procure beaucoup de bonheur et de bien-être, cela compense leur sous-alimentation, et on ne peut pas leur ôter ça, sans rien leur donner d'autre à la place. "

Voilà un ouvrage qui ne dément pas le formidable talent d'écriture de Romain Gary. Il se livre là à une dénonciation de la grande Comédie humaine chère à Honoré de Balzac, poussée ici dans les retranchements de la déraison.

C'est un ouvrage construit en deux parties d'inégales longueurs et intensités. Une première partie titrée "La nouvelle frontière" qui nous fait osciller autour de valeurs et leur contraire. Comme une frontière mouvante entre les cultures, les religions, que l'histoire d'un pays d'Amérique latine - qui ne dit pas son nom mais dont on apprend qu'il a été colonisé par les Espagnols - a fait s'entremêler dans la contrainte, pour parvenir au 20ème siècle à cette émulsion instable, laquelle profite de la moindre saute d'humeur pour redissocier les densités inégales.

Dans son exploration de la nature humaine, toutes les oppositions sont à la fête sous la plume de Romain Gary. La folie et la raison, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le beau et le laid, la grandeur et la bassesse, le talent et la médiocrité, la trahison et la loyauté, pour finir dans un exercice de funambule ivre au-dessus du gouffre du désespoir. le désespoir d'un indien, José Almayo, devenu président de son pays et qui, dans sa revanche sur l'histoire de son peuple, se brûlera les ailes au mirage d'un pouvoir illusoire. Car il faut "bien autre chose que "l'indépendance" pour tirer les "primitifs" des pattes des colonisateurs."

Il ne parviendra jamais à faire rêver, ses congénères encore moins que les autres. En mythe expiatoire, il se fascinera alors pour les artistes, les illusionnistes en particulier. Ceux qui savent hypnotiser leur auditoire et quitter la scène en triomphant de la grandeur du mystère qu'ils ont répandu sur lui, y compris sur les plus incrédules. Quand lui, petit indien d'un village reculé auquel personne ne croyait, devenu maître du pays, devrait se contenter du mystère de la mort.
"Jack" est le titre de la deuxième partie. C'est aussi le nom de ce maître de l'illusion que José Almayo poursuit de sa convoitise. Dans sa course folle et désespérée, imaginant tous les stratagèmes pour gagner les puissants à sa cause - même celui de tuer sa mère pour se conférer un statut de victime - il veut capter le pouvoir de ce saltimbanque. Il veut s'approprier sa force. Car "Il savait qu'il y avait une chose que les indiens ne pardonnaient jamais, et c'était la faiblesse." de faiblesse, il n'aura donc jamais avec quiconque. Pas même pour lui.

Cependant, même avec ses blessures d'orgueil de dictateur déchu, il conserve à nos yeux un fond de sympathie. Car on sait que sa rancoeur vient du fond des âges, transmise dans le sang, de génération en génération, depuis que des êtres casqués venus à bord de galions ont fait main basse sur leur richesse, au premier rang desquelles leur fierté de peuple libre.

Point d'intrigue sulfureuse dans cette fiction. Romain Gary sait que la complexité de la nature humaine se suffit à elle-même pour entretenir l'intérêt du lecteur. Il a raison.
Quant à moi, je ne suis plus un lecteur crédible lorsqu'il s'agit de Romain Gary. J'ai perdu toute objectivité pour la critique. Je suis acquis à la cause de cette sagesse subtile qui a fait sienne la souffrance de l'humanité. J'achète ses ouvrages les yeux fermés.


dimanche 12 juillet 2015

Les racines du ciel ~~~~ Romain Gary

 



"C'était une allemande et sa présence dans cette affaire prouvait bien qu'il ne fallait pas désespérer de ce peuple. C'était bien leur tour de faire quelque chose pour les éléphants. Il était temps, après Auschwitz, qu'ils puissent manifester eux aussi leur amour de la nature, se porter à leur tour au secours de la marge humaine… qui doit nous contenir tous, par-delà les races, les nations et les idéologies."

Tout Romain Gary est dans cette phrase. L'humaniste forcené. Le déraciné. Le compagnon de la libération. L'avocat de toute forme de vie. L'adorateur de la nature. Celui qui n'a jamais tergiversé pour choisir sa voie. Celui qui, en dépit des horreurs inqualifiables commises par l'espèce humaine, a voulu lui conserver "une confiance absurde" en son coeur. Morel, c'est Romain Gary.

Dans Les racines du ciel, il se donne corps et âme à la mission d'instruire, à charge et à décharge, pas seulement comme il se doit mais surtout comme il se l'impose, la cause de l'espèce humaine. Car c'est bien de cela dont il s'agit dans cet ouvrage. Opposer une philanthropie chevillée au corps et au coeur à la misanthropie de "la marge humaine", cette part de la création qui revendique l'intelligence. Suprême orgueil d'une espèce qui prouve sa bassesse au quotidien par des actes ignobles contre un symbole de noblesse : l'éléphant.

Qui peut envisager qu'une espèce ne puisse exister qu'en en éliminant une autre de la surface de la terre, en se glorifiant d'un "beau coup de fusil" ? Qui peut imaginer qu'en imposant son exclusivité avide et arrogante au reste de la nature, l'humanité ne courre pas elle-même à sa propre perte ? Surtout pas Romain Gary. Lui qui se réjouit de redresser le hanneton tombé sur le dos et le rendre ainsi à la liberté, à la vie.

Précurseur et visionnaire, Romain Gary a imaginé tous les maux qui conduiront, cinquante ans plus tard, nos contemporains à mettre sur pied un ministère de l'écologie. Mais ce sera seulement pour se donner bonne conscience. Pas pour sauver l'éléphant. Aussi imposant, aussi noble soit-il, il n'est pas de taille à lutter contre l'orgueil et la cupidité de l'espèce qui a inventé la poudre.

Je salue en toi, Romain Gary, le génie issu d'un humanisme sans concession, l'auteur d'une oeuvre monumentale qui te fait survivre à ta propre disparition.

Toi qui as " bu à la source empoisonnée : celle de l'espoir", tu n'as pas supporté de voir cette "marge humaine" rester sourde à tes cris d'alarme maintes fois réitérés, tout au long d'une oeuvre éclatante d'un talent transcendant, et décidé finalement de verser dans ce "malentendu physiologique qu'on appelle la mort", plutôt que de persévérer en spectateur engourdi devant un "paysage de persécution universelle".

Je t'ai imaginé devant ta page blanche, aux prémices de ce qui est devenu un roman philosophique sans dérive sectaire, un roman psychologique sans prétention intellectuelle, un roman physiologique sans déviation charnelle. Je contemple ce résultat que tu as laissé entre mes mains, sous mes yeux, à la merci de ma sensibilité et de mon entendement. Je reste ébahi devant le fruit de cette intelligence inspirée, que l'académie Goncourt n'a pu que consacrer au rang de chef d'oeuvre.

Comment aurait-il pu en être autrement ?


mardi 23 juin 2015

Aliocha ~~~~ Henri Troyat



Aliocha c'est d'abord un adolescent. Avec tout ce que cette période de la vie comporte comme interrogation, rejet, espoir d'avenir.

Aliocha c'est un immigré russe blanc. Mais ça, il ne veut plus en entendre parler. Il veut tourner la page et construire sa vie dans cette terre d'accueil qu'est devenue la France pour lui et sa famille. Il ne veut même plus parler ou écrire le russe. Il veut que la culture française gomme celle qu'il n'a fait qu'effleurer en son pays natal.

Aliocha c'est un fils unique. Il est aimé par des parents attentifs. Il leur rend le même amour. Même s'il leur reproche parfois de s'accrocher à cette culture qui a fait leur malheur. Elle les a ruinés et chassés de leur vie bien établie.

Aussi lorsque sa scolarité lui permet de se lier d'amitié avec un fils de bonne famille française, il y voit un espoir d'intégration dans une société qu'il a prise en admiration. Il en fait son exclusivité, son unique but.

Aliocha n'envie pas la richesse. Il a soif de devenir un jeune homme plus français que les autres. Son ami lui fait le reproche de ne pas cultiver sa singularité. Mais il n'en a cure. Comment peut-on être riche d'une culture qui vous a rejeté ?

Ah oui, j'oubliais. Aliocha veut qu'on l'appelle Alexis ! Mais Alexis va faire l'expérience de la stabilité d'un monde qui ne repose que sur un pilier, un seul. Certainement le plus autobiographique des romans d'Henri Troyat. Un roman sur l'intégration. Un thème de tout temps, raconté avec la force évocatrice pondérée d'un auteur prolifique dont on sent qu'il cultive la langue française. En forme de revanche pour en remontrer aux natifs qui négligent leur patrimoine.

C'est juste, sans fioriture, et ça fait mouche pour qui aime notre belle langue.

 


dimanche 14 juin 2015

Viou ~~~~ Henri Troyat

 



Comme la neige qui arrive fort à propos la veille de Noël, tout dans ce roman d'Henri Troyat jouit du même opportunisme. Même la mort du patriarche.

Je ferme le premier tome de la trilogie Viou. J'ai été heureux d'y retrouver cette belle langue d'une grande précision et pourtant nourrie de mots simples que j'avais appréciée dans la série Des semailles et des moissons. La langue d'un auteur prolifique, grand témoin de ce vingtième siècle, balloté entre la course effrénée du progrès technologique et les grands cataclysmes qui ont meurtri l'Europe. Une langue qui procure un grand confort de lecture et fait descendre sur vous la nostalgie de l'ambiance des grandes sagas à l'époque où la famille constituait l'assise structurelle de la société.
Dans les romans d'Henri Troyat, le tumulte des événements de l'existence est lissé dans la course du temps sur le rail de la destinée. Il décrit la vie comme elle est. C'est un regard élevé au-dessus des joies et des chagrins qui alternent et s'enchaînent sans ralentir les aiguilles de l'horloge.

Henri Troyat nous parle d'un temps où l'autorité des parents, des instituteurs, plaçait encore ses jalons dans l'éducation des jeunes générations. Une époque où le respect était une notion vivante. Les énergies étaient canalisées par des codes de conduite. C'est une époque qui connaît encore les interdits. C'est pour cette raison que la vie y était plus exaltante. Nul besoin alors d'avoir recours à des artifices pour pimenter l'existence. Il suffisait de braver les interdits, comme par exemple mentir sur ses résultats scolaires, ce que Viou commettra, à s'en torturer de remords.

Viou est née avec la guerre. Son père y a perdu la vie. Son souvenir est trop flou dans sa mémoire pour lui en procurer du chagrin. Elle souffre en revanche de l'absence de sa mère, partie refaire sa vie à Paris. Elle découvre l'univers des adultes entre ses grands-parents paternels, une vieille tante et une servante de la famille un peu sourde, son institutrice. Elle n'est pas malheureuse. Sans vraie passion, elle jouit de bonheurs simples avec les visites trop rares de sa mère, la complicité d'un grand-père en butte à une épouse rébarbative et bigote ou encore l'amour de son chien.

Et tout à coup sa vie change. Mais pour savoir de quelle manière il faut se plonger le deuxième tome de la trilogie, ce que je ferai avec plaisir.


vendredi 1 mai 2015

Au delà de cette limite votre ticket n'est plus valable ~~~~ Romain Gary

 



Voilà un ouvrage à ne pas mettre entre toutes les mains. Des mains de femmes en particulier. Il décrit trop bien ce sur quoi les hommes bâtissent souvent leur ascendant sur leur entourage, féminin en particulier : le concept illusoire de la virilité. Et comme de juste, lorsque le fondement de ce pouvoir fallacieux vacille, ce n'est pas un pan de ce monde qui s'écroule, mais le monde tout entier.

Sur un thème comme celui-ci, abordé de manière très crue par Romain Gary, quel que soit le dénouement qu'il pourra apporter à son sujet, avec peut-être un rebondissement heureux, on sait qu'il ne sera que provisoire ou compensatoire. Faut-il donc irrémédiablement verser dans la philosophie et abandonner tout de go le principe souverain sur lequel l'homme fonde instinctivement sa position dominante ? Difficile à faire admettre à celui dont la vigueur du corps autorise des espoirs de conquête. La nature est ainsi faite.

Romain Gary place tous les êtres que cette Nature a conçus sur un pied d'égalité. Il déteste l'idée que le seul hasard de la naissance puisse autoriser l'un ou l'autre de s'arroger des prétentions de supériorité. Démonter le mécanisme qui organise la déchéance d'une telle ambition lui a paru approprié pour faire valoir ce point de vue. C'est ainsi que Jacques, le soixantenaire enamouré d'une jeunette, vit l'enfer de celui perd sa légitimité de mâle dominant en déplorant l'impuissance qui le gagne.

Quand on est, comme je le suis, représentant de la communauté des lecteurs, que j'oppose ici à lectrices, ce roman a quelque chose de déstabilisant. Nos tentations narcissiques en prennent un coup. Mais ce n'est que justice. Cela ouvre les yeux sur le caractère dérisoire et éphémère de toute tendance à faire prévaloir les aspirations corporelles aux dépens de celles de l'esprit.
“Vivre est une prière que seul l'amour d'une femme permet d'exaucer”. Voilà qui coupe court à toute velléité de contester la vénération que Romain Gary voue aux femmes. Sa mère en tête de liste. Relisons La promesse de l'aube.

Dans les infidélités qu'il fait au souvenir de cette dernière, en s'abandonnant dans les bras d'autres femmes, il ne conçoit de relation amoureuse que dans le partage. A parts égales. Aussi quand le déséquilibre s'installe, son humanisme est malmené. C'est le thème sous tendu par la mésaventure de Jacques, son héros.

Cet ouvrage est à mes yeux en retrait par rapport au reste de son oeuvre, assez inégal dans ses chapitres, mais cela reste du Romain Gary et constitue un éclairage supplémentaire dans la connaissance de cet auteur fabuleux.


jeudi 16 avril 2015

La promesse de l'aube ~~~~ Romain Gary

 



J'avais la tentation d'écrire. Puis j'ai lu Romain Gary. Je me suis laissé emporter par le flot impétueux des phrases longues et ardentes de La promesse de l'aube. J'ai alors mesuré le gouffre qu'il y a entre la limpidité du talent et la turbidité de mon intention prétentieuse. Je me suis donc ravisé. Merci maître de m'avoir rendu quelque modestie et calmé ainsi mes ardeurs brouillonnes. Je me contenterai donc d'essayer de traduire mon enthousiasme pour les belles pages de littérature moderne que je viens d'ingurgiter goulûment.

Voilà un ouvrage auto biographique qui, de la première à la dernière page, fait l'apologie d'un amour particulier, inaltérable. Celui que partagent une mère et son fils.

Romain Gary a toutefois bien imaginé l'embarras qui pourrait s'installer dans l'esprit de son lecteur avec une telle confidence. Il se sent alors obligé d'anticiper sur les suspicions que cette relation pourrait faire naître chez les " frétillants parasites suceurs de l'âme" et se défend de toute connotation incestueuse quant à cet élan partagé : "Je ne crois donc avoir éprouvé à l'égard de ma mère, que je n'ai jamais connue vraiment jeune, que des sentiments platoniques et affectueux".
Etonnante la soif de célébrité pour son fils qui obsède cette mère. Peu importe la voie ou le moyen d'y parvenir. Rien ne la rebute, ni ne la décourage. Le destin lui donnera raison. A notre plus grand bénéfice, nous, lecteurs d'un temps où ce magicien du verbe n'est plus.

Mais l'amour confère des devoirs envers son objet. Même s'il faut se mettre en danger pour le manifester et le préserver. Cela vaudra à Romain Gary, alors adolescent, de recevoir la plus belle paire de gifles de sa vie de la part de sa mère. Sans rancune. Une leçon d'amour. C'est tout.

Il en sera pour son pays d'adoption comme pour sa mère. Un amour absolu et inconditionnel. Même loin des yeux. "De toute mon existence, je n'ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent : ma mère et le général de Gaulle".

Romain Gary a été un combattant de la France libre de la première heure. Dès la défaite de juin 1940 il a compris que son devoir lui commandait de ne pas accepter la défaite. Mais il n'en veut à personne, ni aux ennemis de la France, ni à ceux qui leur serrent la main. Il n'est pas avec eux c'est tout. C'est un humaniste convaincu. En dépit des épreuves qui jalonnent sa vie, il conserve foi en l'espèce humaine. En l'être vivant devrait-on dire, car il respecte tout ce qui naît et croît sur terre. Il va jusqu'à regretter de faire du mal à ses semblables en participant à des actions de guerre. Son amour pour ce pays d'adoption en fait un Eden patriotique. Il lui dicte un devoir sans arrière-pensée.

Romain Gary a un regard lucide sur l'existence. C'est un spectateur de sa propre vie. "Je ne triche pas avec moi-même et je sais que, pour l'essentiel, j'ai été et ne serai plus jamais".

A plusieurs reprises, dans cet ouvrage publié en 1960, avec une lecture avisée - car il est facile de refaire l'histoire quand on en connaît la fin - on perçoit la germination de ce qu'il qualifie "d'intention sublime". Celle qui lui fera écourter sa vie 20 ans plus tard. Tant pis pour nous. Mais peut-être avait-il alors la conviction d'avoir été au bout de ses écrits. Peut-être avait-il perçu les limites de son humanisme. Ou peut-être cet homme, qui avait besoin d'être materné, ne supportait-il pas l'idée que l'élue de son cœur ait choisi de le confier à la plus fidèle amie de l'écrivain : la solitude.

Aussi, entre deux œuvres de solitude, préférera-t-il la mort. A le lire, on comprend que cette échéance ne le rebute pas. Cette prédestination n'est que l'ultime chance de débarrasser l'âme d'un corps devenu fardeau. Rien de plus normal lorsqu'il fait le décompte précis de ceux de ses amis que la guerre a gommés du monde. En avait-il des amis d'ailleurs ? Il n'en exprime pas le moindre regret. Il a de toute façon la certitude de les retrouver un jour.

Fabuleux créateur de beaux textes, au langage alternant humour et froideur, toujours pudique. Il a vis-à-vis du destin le détachement de ceux qu'habite le fatalisme. Avec l'air de vous dire: voilà les choses comme elles sont. Je vous l'aurai dit. Faites-en ce que vous voulez.

Quel sentiment m'anime en fermant cet ouvrage, si ce n'est une admiration inconditionnelle ? Et bien sûr un peu de jalousie ! Mais je partage son approche quant à la destinée.


mardi 14 avril 2015

Les âmes grises ~~~~ Philippe Claudel

 


Les âmes grises ! Y'a-t-il une leur d'espoir à la page suivante ? A voir les sourires s'effacer les uns après les autres, nul n'échapper à la suspicion, on perçoit aussi "le ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle" (*), au-dessus de ce village dont on ne connaîtra pas le nom, mais dont on apprend qu'il voisine avec la ligne de front. de ses hauteurs on peut même percevoir au loin la marche inexorable de la grande faucheuse. Elle couche les hommes comme la moissonneuse les épis de blé mûr.

La quête, l'espoir de l'embellie donne de l'appétence et fait avaler les chapitres. Mais pas seulement. Elle est exhaussée par le beau talent d'un narrateur qui s'adresse parfois à son lecteur et sait le tenir en haleine. Avec sa maîtrise du style imagé et de la personnification, Philippe Claudel s'ingénie à faire exprimer aux choses les vérités que l'infamie de la nature humaine tente de dissimuler.

Le destin qui broie une génération dans la fleur de l'âge, à portée de regard, n'a pas son content de vie humaine. Il se plaît aussi à reprocher aux crédules la jouissance de quelques instants de bonheur. Telle Lysia Verhareine, la jeune et belle, trop belle, institutrice remplaçante du village, lasse de l'inquiétude qui lui ronge le cœur, elle est venue aux confins de la zone de guerre tutoyer le malheur. Elle est venue là pour tenter de discerner dans le grondement du canon le battement du cœur de son aimé. En forme d'exorcisme.

Ou bien celle qu'on surnomme Belle de jour. Une pauvrette d'une dizaine d'années dont le seul tort aura été de croiser son assassin. Ce qui deviendra l'Affaire. Mais en ces périodes sombres où la justice n'est pas trop regardante sur le bon droit, on cherchera plus à l'expédier cette affaire qu'à l'élucider. Un bouc émissaire ira donc tout aussi bien qu'un vrai coupable. D'autant que la vérité pourrait bien déranger quelque notabilité. Deux déserteurs seront donc tout désignés pour endosser le crime, même s'il faut user de quelque procédé d'un autre âge pour obtenir des aveux. Ne sont-ils pas déjà coupables. Terrorisés à l'idée de retourner dans les tranchées, hantés par le souvenir des corps déchiquetés, des cris de désespoir de ces hommes cloués dans les barbelés qui appellent leur mère, ils préféreront précipiter la mort plutôt que de la laisser continuer à les narguer.

Le narrateur acteur de cet ouvrage ne sera pas en reste enfin. On ne connaîtra pas son nom mais le destin lui fera comprendre que lui aussi a consommé son capital bonheur.

Est-ce un ouvrage immoral dans lequel règne l'injustice ? A reconnaître la perversité du juge et de son acolyte galonné on serait tenté de le croire. Toute innocence dissimule-t-elle des traces de culpabilité ? "Les salauds, les saints, j'en ai jamais vu. Rien n'est ni tout noir, ni tout blanc. C'est le gris qui gagne. Les hommes et leur âme c'est pareil… T'es une âme grise, joliment grise, comme nous tous…"

Le Renaudot est réputé réparer les injustices du Goncourt. C'est au moins ça pour ce beau roman. Ce n'est pas volé.

(*) Baudelaire : Spleen

lundi 2 février 2015

Le mystère Napoléon ~~~~ Steve Berry

 



Inventez une énigme improbable impliquant un personnage historique célèbre. Brodez autour de celle-ci quelques événements mettant en scène des super héros au pistolet greffé et échappant à la pesanteur. Saupoudrez de mots magiques : trésor, secret, services spéciaux. Confiez cela à un nègre-scénariste scotché à son clavier et payé avec un lance-pierre. Mettez-lui la pression et vous obtiendrez un de ces fameux scenario pour série TV dont les productions américaines ont le secret. En prime, il vous servira le compte à rebours fatal, le Malone Cotton qui saute d’un hélicoptère sur un avion en plein vol et un bouquet final en forme de fusillade dans la pénombre d’une crypte, à portée de main du trésor.

A l’instar de leur nourriture riche en sucre et en graisse, qui flatte les papilles mais masque les saveurs, le produit de nos scénaristes américains sera bourré d’effets spéciaux dont le seul but est de faire oublier sa pauvreté en émotions.

Mais nous sommes dans un roman, oublions réalisme et vraisemblance. Apprécions imagination et habileté à intégrer la fiction dans la réalité historique.

Et là, patatras, deuxième déconvenue. L’auteur nous sert des rappels à l’histoire de France façon cours de fac passés au travers du filtre de la psychologie américaine. Ça gratouille le citoyen franchouillard qui se défend de brader sa culture millénaire. S’il ne s’enorgueillit certes pas des incursions napoléoniennes chez nos voisins européens, il ne veut pas non plus lui faire assumer tous les maux du 20ème siècle. Car lorsque l’histoire de France est revisitée par un auteur en vogue version Oncle Sam, vous aurez la délicieuse déconvenue de lui voir attribuer à Napoléon la responsabilité directe des deux dernières guerres mondiales. Le raccourci est saisissant. En cherchant bien d’ailleurs, il a certainement raison. Charlemagne, Clovis et consorts sont aussi dans le coup.

Steeve Berry a bien compris que tout événement remarquable trouve ses germes dans le passé, ça s’appelle l’Histoire, la grande. De là à faire des raccourcis du style Bonaparte-fou-sanguinaire-inspirateur-d’Hitler, c’est se faire prendre de vitesse par son processeur. L’histoire, c’est ce qui manque à nos amis américains. Mais cette frustration, si elle a le mérite de leur conférer un sentiment patriotique farouche qu’on peut leur envier, ne doit pas non plus les placer en donneur de leçon et leur faire oublier que la leur d'histoire commence par un génocide. Il n’y a pas si longtemps que ça.
Restons alliés. Ne devenons pas aliénés.

Nous voilà donc devant un scenario à la cohérence aussi incertaine que sa géo localisation est dispersée, servi par des personnages froids, bâtis sur des stéréotypes racoleurs. C’est fumeux, ça somme faux comme une cloche fêlée. Le prétendu trésor de Napoléon sert plus de prétexte occasionnel que de fil conducteur. Et je ne parle pas du final grotesque.

L’accumulation des événements tente de compenser la pauvreté des analyses psychologiques. Les personnages restent falots et inconsistants. Ils sont tout sauf attachants.

Le traducteur s’est donné du mal pour humaniser la langue des onomatopées, mais le style descriptif reste heurté, lapidaire et dépourvu de sensualité. On y perçoit ces images aux couleurs éclatantes mais sans chaleur, dépoussiérées, version haute définition plus vraies que nature. Du numérique pur jus. Les décors prestigieux de notre belle capitale sont choisis pour flatter l’image - la fusillade dans le musée de Cluny - ou les effets spéciaux - l’avion qui fonce sur la tour Eiffel - mais certainement pas pour ce qu’ils apportent à l’intrigue. On navigue entre subterfuges et incongruités.

C’est artificiel et indigeste au possible. Je n’aurais pas été surpris de voir surgir des pages de pub entre deux chapitres de cet ouvrage.

Mais la littérature conserve quand même une supériorité sur le cinéma. A déconfiture culturelle égale, elle nous épargne les horripilants fonds sonores qui accompagnent désormais les changements de plan séquence et veulent susciter la peur ou l’excitation.

On comprend désormais que lorsqu’on a abusé de la naïveté du gogo qui avale tout cru ces soi-disant super productions, il ne lui reste plus que les psychotropes pour trouver un peu de rêve et d’évasion.

Bon voilà, ça fait du bien, ça défoule. J’embrasse ma petite sœur qui m’a offert ce livre. Cela faisait longtemps que je voulais me révolter contre cette culture du toujours plus qui happe les jeunes cerveaux fragiles de notre époque et les fait passer à côté des vraies émotions. J’ai bien conscience de marcher à contre-courant. Je n’arrive pas à me faire à l’idée d’appartenir à une culture sur le déclin, bradée sur l’autel de l’audience, la grande flatterie des bas instincts. Mais il vaut mieux aller seul vers la vérité qu’accompagner les autres dans l’erreur. Steeve Berry m’a fourni une bonne occasion. Tant pis pour lui.

Cependant, peut-être ai-je eu tort de lire Romain Gary dans la même semaine ?


samedi 31 janvier 2015

La vie devant soi ~~~~ Romain Gary

 


C'est un roman d'amour porté par des mots d'enfant. C'est un roman d'humour qui colporte une histoire triste. C'est Splendide.

La supercherie du pseudonyme a valu à Romain Gary un second prix Goncourt, ce que le règlement de la prestigieuse récompense n'autorise pas. Fallait-il qu'il se sache convaincu de la prouesse littéraire pour oser un tel pied de nez à la profession. Ô combien a-t-il eu raison !
Sans cet artifice, il aurait alors fallu inventer un autre prix. Un super prix, comme on dit de nos jours quand on est parvenu aux confins des possibilités de son pauvre vocabulaire. Un super oscar, pour ne pas laisser pareil ouvrage s'enfouir dans le grand fourre-tout des œuvres non primées.
C'est une performance que celle de tenir des propos d'enfant, de traduire une conception mentale naissante, l'ouverture au monde des adultes, sans trahir sa maturité, sa propre expérience de la vie.

La première moitié de cet ouvrage est un peu longue. La seconde nous la fait percevoir comme une nécessité pour bien amener et transmettre la teneur philosophique de cette œuvre. le bonheur, la religion, les différences, la vie et sa fin inéluctable, la quête de ses racines. Autant de thèmes qui se télescopent dans l'esprit de Momo. Fils de pute (sic), de père inconnu, il se raccroche à sa bouée, Madame Rosa. Il s'interroge sur la vie. Pourquoi ci ? Pourquoi ça ? Et déjà des certitudes sur la cruauté de l'existence.

Les différences. Des inventions d'adultes qui ont conduit madame Rosa dans les camps de déportation et qui font que Momo se refuse à sa condition d'enfant abandonné, de confession musulmane. Il a pourtant remarqué que quelques preuves d'amour, de la part de qui on ne les attendait pas, peuvent gommer beaucoup de différences justement. Mais voilà Madame Rosa ne va pas bien. Momo a bien perçu que son avenir affectif en dépend. Il sent bien que cet esquif qui le maintient à flot est en train de prendre l'eau.

Les confidences de Momo abordent des sujets graves avec une légèreté qui ne nuit pas au message, bien au contraire. L'humour naïf est le plus beau vecteur de vérité pour qui sait l'engendrer. Romain Gary nous en fait une démonstration éclatante dans cet ouvrage. Car l'humour est bien le ton général d'un bout à l'autre de ce récit. L'échange entre madame Rosa et Kadir Youssef venu récupérer son fils est une des plus belles pépites de cet exercice ô combien périlleux. Un chef d'oeuvre du genre.
C'est un livre que j'ai avalé dans un TGV qui avalait quant à lui les kilomètres vers Paris. Mes voisins de voiture ont vite compris que peine perdue était de me faire partager leur conversation. Cette merveille m'a souvent imprimé un sourire sur les lèvres et toujours inspiré de vraies émotions. J'espère trouver encore beaucoup de livres comme celui-là pour me voler le paysage vers …

Peu importe d'ailleurs, ce sera vers de belles lectures.


vendredi 23 janvier 2015

Le collier rouge ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 


Dans l'atmosphère apaisée d'une campagne que la vie semble avoir abandonné, au lendemain de la déferlante meurtrière de 14-18, le temps est venu pour Jean-Christophe Rufin, au travers de cet ouvrage, de remettre en question certaines valeurs de la société du début du XXème siècle. N'ont-elles pas été prétextes à une des pages de notre histoire la plus méprisante de la vie humaine.

Nombre d'anciens poilus restaient muets sur ces années maudites. Ils savaient les mots impuissants à traduire l'horreur de leur cauchemar. Cette guerre n'avait pas seulement ôté la vie à des millions d'êtres humains, elle avait aussi tué le rêve chez ceux qui avaient survécu.

Rescapé de l'effrayante hécatombe, Jacques Morlac a choisi quant à lui le parti de ridiculiser les valeurs qui ont servi de justification au carnage. Une façon d'exprimer son aversion pour cette période de sa vie. Son comportement lui vaut inculpation. Unique détenu d'une prison de circonstance, il consume sa solitude.

Dans la confrontation avec le juge militaire qui instruit son affaire, il se retrouve exposé à ce qui a suscité sa rancœur : la lutte des classes transposée dans la hiérarchie militaire, les notions instituées en valeur et que le maréchal Pétain voudra remettre au goût du jour vingt ans plus tard : travail, famille, patrie.

Avec le talent de conteur qu'on lui connaît, Jean-Christophe Rufin nous délivre une thérapie psychanalytique de cette période de convalescence au sortir de la guerre. En fil rouge à la trame de ce roman, l'entêtement d'un chien dans sa fidélité servira de prétexte doctrinal à la confrontation homme-animal. Elle permettra au final, chez deux êtres que tout sépare, l'accusé et son juge, de trouver dans cette introspection de la nature humaine un terrain de conciliation.

Qui prête attention à la détresse d'un chien lorsqu'il s'époumone et s'affame à languir son maître. Quelle gratification viendrait récompenser sa fidélité, son amour, son désintéressement. Autant de valeurs instinctives en contraste de celles inventées par la nature humaine comme l'honneur, le patriotisme, la fierté, et qui servent en fait de masque à l'orgueil et à la cupidité.

L'orgueil justement. Un vice dont les animaux sont exempts. Il étouffe la spontanéité et les élans du cœur. Il va insidieusement faire passer à côté d'un bonheur pourtant à portée de main. Pervers et obstiné, il échappe au raisonnement. Il peut lancer les hommes les uns contre les autres et quand il essaime fomenter la guerre.

Aussi, contre toute attente, dans la confrontation de Jacques Morlac avec son juge, le remède aux atteintes à la symbolique institutionnelle pourra t'il naître de qui on ne l'espérait plus. Car l'espoir s'était assoupi dans les ténèbres de la guerre.

Une belle page de réflexion sur la nature humaine, avec pourquoi pas un regard attendri pour ces êtres qui ne récoltent qu'indifférence de sa part. La créature la plus prétentieuse aurait pourtant des leçons à glaner pour recouvrer un peu de sagesse en s'inspirant de l'authenticité de la nature animale. Une manière de remettre en question l'arrogante supériorité de l'intelligence humaine qui a pourtant été capable d'orchestrer l'horreur à l'échelle d'un continent.

Mais peut-être, au final, ne faut-il voir dans cet ouvrage que le prétexte à un hommage à ce compagnon de reportage de Jean-Christophe Rufin trop tôt emporté par la maladie ?