Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

dimanche 24 avril 2016

Berezina ~~~~ Sylvain Tesson

 


Je suis encore engourdi par le froid à la fermeture de cet ouvrage. Mais J'ai aimé la formule. Récit d'aventure sur fonds de commémoration historique d'un événement que l'on préfère effacer notre mémoire collective.

C'est oublier dans tout ça les êtres humains perdus dans l'immensité glaciale, lacérés par le blizzard, tenaillés par la faim, harcelés par les cosaques, ne trouvant nul autre refuge que les griffes du général hiver dans leur retraite honteuse. C'est cette perspective à l'issue fatale que Sylvain Tesson tente d'appréhender en refaisant le parcours de la retraite de Russie de 1812. Elle a laissé dans notre vocabulaire cette expression imagée symbole d'une déroute monumentale : Berezina. Il a voulu s'imprégner du paysage, se frotter aux frimas pour s'approcher de l'état d'esprit qui a pu tomber sur les têtes de ces soldats aux uniformes autrefois chamarrés devenus des pauvres hères promis à la mort.

Sylvain Tesson y fait le parallèle entre la mentalité qui pouvait animer les contemporains de 1812, galvanisés par l'empereur, au point d'aller mourir dans ses folles équipées guerrières, tout en lui conservant étonnamment leur vénération, et celle de notre époque, pour une question : pareille équipée serait-elle envisageable de nos jours ?

Mais il pose une autre question en corollaire. Que serions-nous capables de supporter qui approche les souffrances endurées par nos ancêtres ? Nous qui n'acceptons plus les lois de la nature, nous qui sommes prompts à protester et à nous plaindre dès que notre confort est écorné un tant soit peu.

Voilà un ouvrage qui ne se donne pas de prétention philosophique mais qui pourrait quand même en afficher. Il est en outre plaisant à lire avec l'humour froid de son auteur, pas autant que le climat des steppes russes, mais bien piquant quand même. J'ai beaucoup aimé.


dimanche 20 mars 2016

Grossir le ciel ~~~~ Franck Bouysse

 


C'est bien vrai qu'il est difficile de le lâcher ce livre. Il s'est accroché à mon souvenir chaque fois que je l'ai posé. Gus, son héros, m'attendait sur la table du salon, du bureau, m'appelait dès que distrait de sa vie par la mienne. Ne me délaisse pas au hasard de tes occupations. Laisse-moi te raconter la suite. Je n'ai personne à qui parler. Autant que ce soit toi. Tu ne sais pas encore pourquoi.

Pourquoi quoi ?

Pourquoi, la solitude ! Celle qui me colle à la peau, comme seul le destin sait la façonner. Gluante et opiniâtre. Son matériau c'est la rancoeur. 
La rancoeur d'une enfance sans caresse, sans sourire, sans consolation, depuis que la mémé est partie. Une enfance coincée entre des parents qui ne se rencontraient que dans la sauvagerie des pulsions du père. Ça lui a coûté la vie au père, d'ailleurs. Embroché à la fourche, en plein rut. Appelons les choses par leur nom. Ce n'était rien d'autre.


A la solitude au milieu des adultes a succédé la solitude tout court. Cette mutation a d'abord été la bienvenue dans ce paysage de ressentiments. Puis à la longue, Gus a bien tenté de s'en distraire. Il s'est entiché d'Anna, la fille de la ferme d'à côté. Mais il n'a reçu que mépris pour toute réponse de sa convoitise. Alors il est resté chez lui et l'amour, il l'a trouvé ailleurs. Dans le regard de Mars, son chien. Il s'en est satisfait. Car Gus, c'est tout sauf un tordu. Il aurait pourtant pu le devenir, avec l'enfance sans amour qu'a été la sienne. Il est seulement désenchanté.
Et passent les jours dans la rude campagne cévenole. Quand de rares visiteurs s'aventurent vers sa ferme, aux Doges, en quête de son suffrage, fussent-ils banquier, acheteur de ses terres ou évangéliste, c'est peine perdue s'ils lui parlent d'avenir.

Lorsque Abel, le voisin, un solitaire lui aussi, s'est manifesté pour nouer des relations d'entre-aide, soi-disant, Gus y est allé sur la pointe des pieds, incrédule et maladroit, mais armé de prudence. Il est bizarre ce vieux.

Cet ouvrage n'est pas un roman du terroir. Son credo n'est pas celui de la nostalgie du bon vieux temps, tableau noir et encre violette. Il ne s'alanguit pas de la patine qui adoucit les meubles au toucher, les gens au caractère. Ce n'est pas non plus un roman à suspense. Il ne dévoile pas à la dernière page la solution de l'énigme qu'il a soulevée à la première. Son intérêt n'est pas dans son mystère. Son intérêt, c'est le bouillonnement qui perturbe le coeur de Gus. Car il a un coeur cet ours.

Je me suis plu à relire les citations que les uns et les autres avaient publiées sur Babelio. Je me suis confirmé dans le fait que cette écriture sans artifice est de celle qui parle au coeur, sans en avoir l'air. Car des phrases joliment tournées, il y en a. Elles ont retenu l'attention de nombre de lecteurs.

Grossir le ciel est un ouvrage prenant. Il dépeint des personnages épineux, plus vrais que nature. Des caractères forgés par l'aridité du pays. Il instaure un climat énigmatique autour d'un personnage attachant. On devient méfiant avec lui. On craint le tournant de chaque page. Il faut dire que la vie ne lui a pas fait de cadeau.

Et puis, qu'est ce que ça veut dire ce titre un peu curieux, Grossir le ciel ? Espoir ou désespoir ?
Faites-vous votre propre idée, vous ne serez pas déçu.


mercredi 24 février 2016

Si c'est un homme ~~~~ Primo Lévi

 



Que dire en refermant cet ouvrage ?


Les mots, les miens, ceux d'un lecteur libre et bien nourri, seront impuissants, et peut-être même indécents.


Lisez les siens !




vendredi 19 février 2016

Le rapport Brodeck ~~~~ Philippe Claudel

 


"La guerre ravage et révèle." C'est la réflexion que fait Brodeck au maire de son village en citant une poésie ancienne. Il faut dire qu'il en sait quelque chose sur la nature humaine, Brodeck, lui qui est revenu d'où on ne revenait pas. Mais peut-être ne s'en est-il pas sorti lui-même sans remords. Lui dont l'innocence a dû s'humilier pour survivre. "Moi, j'ai choisi de vivre, et ma punition, c'est ma vie", quand tant d'autres ne sont pas revenus de l'enfer.

Et lorsque la paix retrouvée, un inconnu se présente au village, avec l'intention d'y séjourner, les interrogations vont bon train. D'autant qu'il semble plutôt perspicace pour ausculter les consciences, cet inconnu, sans toutefois être très causant. Une présence étrangère silencieuse, ça fait naître l'inquiétude et courir les rumeurs. La population du village pourrait bien en avoir sur la conscience justement, au lendemain de la guerre.

Aussi, lorsque comme un seul homme, la population du village lui aura réglé son compte à cet étranger embarrassant, c'est à Brodeck, le seul à avoir fait des études, que le maire du village demandera de rédiger le rapport. Peut-être aussi pour l'impliquer, car il n'a pas participé à la folie meurtrière. Un document que le maire veut suffisamment complaisant pour ne rien expliquer.

C'est avec un style qui fait de cet ouvrage une grande allégorie que Philippe Claudel dresse une fresque de la nature humaine, capable de faire de gens ordinaires des monstres. Que ce soit en circonstances de guerre ou non. Mais à l'instar de Romain Gary, il ne blâme pas les hommes. Qui est le vrai responsable ? "Dieu? Mais alors, s'Il existe, s'Il existe vraiment, qu'Il se cache. Qu'Il pose Ses deux mains sur Sa tête, et qu'Il la courbe … aujourd'hui, je sais qu'Il n'est pas digne de la plupart d'entre nous, et que si la créature a pu engendrer l'horreur, c'est uniquement parce son Créateur lui en a soufflé la recette?"


jeudi 11 février 2016

L'arbre du pays Toraja ~~~~ Philippe Claudel

 


Une âme plane dans l'infini de l'espace et du temps. Elle s'installe un jour dans une enveloppe charnelle. le temps d'une vie, l'intemporelle se contraint alors au rythme d'une horloge biologique. Devient conscience. Se tourmente de questions. Sur l'avant, l'après, le pourquoi. Puis s'arrête un jour le tic-tac du temps et retourne à son infini. N'est-ce que cela la vie ?

Les peurs, les douleurs des autres nous ramènent aux nôtres. Au chagrin de la perte de son ami, un auteur scénariste se plaît à imaginer que le livre dans lequel il évoquera son souvenir va se refermer sur son esprit, l'inclure à jamais dans son texte et le faire monter peu à peu vers les cieux. Comme le fait le peuple Toraja des enfants morts en bas âge, en plaçant leur corps dans une cavité d'un arbre majestueux. Il les emporte alors vers le ciel au rythme lent de sa croissance ligneuse.

Un texte fort. Conceptuel. Une élévation. Un texte qui dédramatise la mort.


mardi 9 février 2016

Education européenne ~~~~ Romain Gary




Lorsque Romain Gary prend la plume pour écrire ce qui deviendra son premier roman édité sous ce nom, il ne connaît pas encore l'issue de cette guerre qui écrase son pays natal sous la botte des feldgrau de l'Allemagne nazie. L'Europe est plongée dans la dévastation. Pourtant, lui n'accable pas l'espèce humaine. Il est convaincu que l'homme, fût-il allemand, n'est pas responsable de son malheur : "Mon Dieu, est-ce vraiment Toi qui tire les ficelles. Comment peux-Tu ? Comment peux-Tu ? "

Au comble de la détresse, Romain Gary condamne la guerre à sa manière. Il ne s'épanche pas sur le sort des victimes. Ne Console ni ne plaint. Il ne vilipende pas non plus les traitres et les bourreaux. Il use du subterfuge de la déraison pour les engloutir dans le grand tourbillon du ridicule. Tel sergent décore de sa croix de fer la neige pour saluer son rôle dans le sort des batailles. Tel général soviétique se fait tirer l'oreille pas son petit caporal de père. Tels soldats allemands chevauchent des troncs d'arbres dans un ballet nautique délirant sur la Volga.

1943 ! L'issue de la guerre n'est pas encore envisagée. Quand sa ville natale est le théâtre des exactions qui banalisent la mort, Il lance ce "cri désespéré qui semble clamer d'avance la certitude de l'échec, la vanité de toute tentative, le deuil fatal de tout espoir humain."

La Bataille de Stalingrad sera peut-être un tournant. C'est la première fois que l'armée allemande est tenue en échec. Janek a alors 15 ans, son père l'a mis à l'abri dans une cache souterraine. Les événements le dépassent, mais les épreuves le rattrapent et lui volent sa jeunesse. Une maturité venue trop vite le jette dans l'action. Il rejoint un groupe de partisans qui se cache au coeur de la forêt.

"Education européenne, pour lui ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes…". C'est cet énorme gâchis que Romain Gary dénonce. Mais il le dit et le répète : "Ce n'est pas la faute des hommes. C'est la faute à Dieu."

1943 ! Il faut se mettre dans la peau de cet homme, auteur au succès encore en devenir, qui a choisi de combattre avec les Forces françaises libres. Alors que le bout du tunnel n'est pas en vue, il prend la plume pour crier l'absurdité de la guerre, tout en rejetant le défaitisme. N'a-t-il pas choisi la lutte, en contradiction avec ses convictions humanistes.

A contre-courant du catastrophisme général, il se force à envisager un sursaut de sagesse. C'est pour cela que Janek rencontre l'amour au coeur de l'hiver et de la misère, au fond de son trou dans la forêt, quand un sac de pommes de terre est une manne tombée du ciel. C'est pour cela qu'il arrache Zosia à son commerce infâme qui lui fait vendre son corps à l'ennemi pour la bonne cause.

Roman noir écrit au plus profond de la guerre, mais roman d'espoir quand même. La raison des hommes triomphera de la déraison dans laquelle les plonge son Créateur. La démence déploie ses ailes dans des chapitres qui tirent en longueur. Mais n'est-ce pas cela cette guerre qui n'en finit pas et qui ne peut être qu'oeuvre de folie. Ne sommes-nous pas 1943 ? 

dimanche 24 janvier 2016

Orgueil et préjugés ~~~~ Jane Austen

 




Le regard de convoitise des hommes est la parure favorite des jeunes filles en espoir de séduction. Car de séduction il est beaucoup question dans cet ouvrage de Jane Austen. La famille Bennet a cinq filles à marier. Mais au temps des classes sociales très cloisonnées, la société anglaise du 18ème siècle, l'amour devait se ranger derrière des contingences bien moins romantiques avant d'espérer unir deux cœurs qui avaient trouvé leur connivence.

Je vais avouer que les regards furtifs et autres minauderies, qu'impose aux jeunes filles leur appartenance au sexe dit faible dans le difficile exercice de séduction amoureuse, ne font pas partie de mes thèmes de prédilection. Je m'empresse de moduler mon propos en affirmant que ce je viens de lire dans l'œuvre de Jane Austen lui ôte son enrobage de futilité au grand profit de l'excellence de la langue. C'est ce qui m'a fait apprécier cet ouvrage au-delà de mes attentes.

Que reste-t-il de nos jours de l'art de la conversation ? Que reste-t-il de l'art épistolaire ? Il faut entendre par là l'habileté à structurer des propos pour développer des idées, des intentions, défendre un avis, les énoncer dans des phrases construites selon une logique qui fait comprendre leur intention. Mais surtout en faisant usage de mots choisis arrangés par des tournures grammaticales savantes propres à en faire un art justement. Cette pratique pour être mutuellement consentie suppose aussi l'échange par la faculté d'écoute de celui qui reçoit, la faculté de conception et d'élaboration de celui qui énonce. Chez les contemporains de Jane Austen, de l'une et l'autre disciplines, on pouvait bien parler d'art. C'est devenu au 21ème siècle une grande régression.

Cet ouvrage de Jane Austen est une œuvre directement issue de cette capacité de l'élite de l'époque à développer des écrits, des conversations parce que seule à avoir accès à la culture, à la connaissance.
Car la contrepartie est qu'il fallait bien naître en ce temps-là où l'on distinguait ouvertement la bonne société du reste du peuple. Distinction assortie de notions fort peu bienveillantes que faisait volontiers ressortir cette élite en affichant avec arrogance ses rang, position sociale, importance. Autant de notions à connotation discriminatoire du seul fait de la naissance. Dommage.

Orgueil et préjugés, c'est une formidable étude des mœurs d'un lieu et d'une époque. C'est aussi un formidable exercice de syntaxe et de sémantique dans lequel on a plaisir à retrouver le sens originel de nombre de mots que l'érosion du temps a dénaturé. Il faut de nos jours forcément adjoindre des superlatifs au moindre qualificatif pour tenter de lui redonner le poids de sa signification originelle. C'est ce qui fait que nos langues européennes sont devenues des langues d'onomatopées.

Orgueil et préjugés a d'abord été pour moi ce plaisir de lire une langue d'une grande richesse, avant d'en dégager une morale, puisqu'il s'agit bien de cela, et au delà de l'aventure romanesque qui annonce le 19ème siècle naissant.

Quand on réalise que les lignes que l'on a sous les yeux sont celles écrites de la main d'une contemporaine des mœurs qu'elle décrit, on se félicite de savoir leur contenu intact de toute analyse rétrospective forcément altérée par la connaissance du lendemain.

Ce savoir parler, ce savoir écrire sont une jouissance pour qui a un peu d'amour pour sa propre langue.


jeudi 14 janvier 2016

L'insoutenable légèreté de l'être ~~~~ Milan Kundera

 




 L'amour, c'est le désir de cette moitié perdue de nous-mêmes.

Le vertige. C'est le mal dont tu pourrais souffrir en lisant cet ouvrage. Le vertige, cet appel d'en-bas, celui de la pesanteur de ton corps, quand ton âme, elle, voudrait te tirer vers le haut.

Ton corps est affecté de pesanteur, c'est pourtant celui qui t'incite à la légèreté, quand ton âme, immatérielle, est celle qui pondère tes ardeurs. Surprenante et sempiternelle dichotomie – le mot revient plusieurs fois dans l'ouvrage de Milan Kundera : L'insoutenable légèreté de l'être.

La vie est un éternel tiraillement entre tout et son contraire. Le haut et le bas, le bonheur et le malheur, la damnation et le privilège. Mais la vie n'est jamais qu'un roman dont les chapitres se construisent sur des hasards.

Celui-ci de Milan Kundera est une errance dans la vie de couples qui se font et se défont dans le contexte du régime tyrannique de la Tchécoslovaquie des années soixante-dix, alors que les chars du grand frère soviétique imposent sa loi dans les rues de Prague.

N'as-tu jamais rêvé d'observer ton corps depuis l'extérieur, comme une enveloppe charnelle que tu quitterais ainsi qu'un vêtement ? C'est un autre voyage auquel t'invite Milan Kundera. Mais attention tu pourrais être soumis au vertige et y perdre ton âme alors que ton corps te précipice dans l'abîme de ses bas instincts.

Et pourtant, de vie, tu n'en n'as qu'une. Tu n'as pas de coup d'essai. Tu ne pourras pas corriger tes erreurs.

Toi, le lecteur que l'auteur interpelle, c'est donc moi. Je suis sorti de mon corps et m'observe maintenant avec cet ouvrage dans les mains, subjugué et dubitatif à la fois.

C'est ce que je comprends dans le premier ouvrage que je lis de Milan Kundera. Je l'ai adoré. Mais avec la légèreté qui me caractérise, j'ai bien conscience de ne pas en avoir évalué tout le poids.

Oui, j'ai aimé lire ce livre. J'ai aimé l'ancrage de ses inspirations philosophiques dans le trivial de la vie animale de l'homme. Grand écart entre la lourdeur du vulgaire, parfois obscène, et la majesté du transcendant, toujours éminent.

L'Homme est fait comme ça. Je suis fait comme ça. Perpétuellement écartelé entre l'abjecte et le sublime, entre le dedans et le dehors de moi-même.

Il faudra que je revienne vers cet ouvrage, me replonger dedans, corps et âme, pour tenter d'en approfondir la compréhension. Tenter d'apprécier le poids que peuvent avoir des réflexions qui n'ont pas de matérialité. Pas de poids justement.


mercredi 6 janvier 2016

La pitié dangereuse~~~~~Stefan Zweig

 



Autant l'amour peut être spontané et inconditionnel, autant la pitié est un élan du coeur qui doit être maîtrisé, au risque de devenir dévastateur. Cette mise en garde est celle que le docteur Condor adresse à Anton Hofmiller. Ils sont l'un et l'autre deux personnages parmi ceux de ce qui restera à jamais comme le seul roman achevé de Stefan Zweig: La pitié dangereuse.

Le hasard a voulu qu'à peine parvenu au point final de ce livre, je m'engage dans une autre lecture que, dès les premières dizaines de pages, je pressens déjà comme un autre grand moment de prospérité intellectuelle. Je veux parler de "L'insoutenable légèreté de l'être" de Milan Kundera. Je sais, vous allez me dire qu'il était temps. Mais même si j'ai pris de l'âge, je me plais à clamer que je ne suis encore qu'un nouveau-né en matière de littérature. Je m'en convaincs tous les jours en observant les quantités d'ouvrages qui me toisent du haut des rayons de mes librairies préférées.

J'invoque le hasard en pareille circonstance, car dans l'ouvrage de Kundera, de pitié il est aussi question. Elle n'en constitue certes pas le thème principal, mais elle y est évoquée en ce contexte et ces termes : "le mot compassion signifie que l'on peut regarder d'un coeur froid la souffrance d'autrui; autrement dit: on a de la sympathie pour celui qui souffre. Un autre mot qui a à peu près le même sens, pitié, suggère même une sorte d'indulgence envers l'être souffrant. Avoir de la pitié pour une femme, c'est être mieux loti qu'elle, c'est s'incliner, s'abaisser jusqu'à elle." Je n'augure pas de collusion entre cet ouvrage et celui de Stefan Zweig, mais le hasard m'aura fait ce clin d'oeil. De hasard d'ailleurs il est beaucoup question dans l'ouvrage de Milan Kundera.

"S'abaisser jusqu'à elle". C'est sans doute l'expression qui traduit le mieux la douleur d'Edith de Kekesfalva, la jeune héroïne malheureuse du roman de Stefan Zweig. Ce dernier dépeint la tyrannie avec laquelle son infirmité a irrémédiablement déclassé la jeune fille par rapport à son entourage, alors que sa beauté et sa position sociale lui laissaient briguer une autre position, vis-à-vis d'éventuels soupirants en particulier. Cruauté du sort.

La pitié dangereuse est un ouvrage qui se lit en une respiration. Il piège son lecteur dans une apnée de l'esprit qui le déconnecte de son environnement. L'aventure sentimentale que vit son héros, Anton Hofmiller, est une forme de dilemme cornélien. Celui que s'est infligé, sans y prendre garde, un jeune officier de la société très codifiée de l'Autriche-Hongrie à la veille de la première guerre mondiale. Il est devenu prisonnier de sa pitié, comme l'est de son fauteuil celle qui a suscité sa compassion, alors que les codes moraux de la condition de celui-ci lui commandaient de ne pas sacrifier son honneur, en prêtant à penser par exemple qu'il aurait pu marchander ses sentiments pour acheter une position sociale. Sa propre liberté est elle aussi en question dans cet élan spontané.

Voilà un ouvrage qui vous pousse dans les retranchements de vos émotions. Certains passages vous font les jambes de plomb. Ils parviennent à vous installer dans l'esprit d'un corps privé de sa mobilité. On y apprend la dépendance, l'impossibilité pour une personne de se porter à la rencontre de celle que son coeur a choisie, d'être réduite à attendre son bon vouloir, "enchaînée à la terre" qu'elle est par son handicap. On y apprend l'univers rétréci aux murs d'une pièce. On y apprend le désespoir, la révolte et le sentiment d'injustice qui endeuillent le coeur d'une adolescente lorsqu'elle perd l'usage de ses jambes.

C'est bien évidemment et sans surprise, comme son titre le présage, l'exploration du sentiment de la pitié, qui constitue le thème central de ce roman. Stefan Zweig dresse une véritable autopsie de cette "maudite vague de compassion" lorsque de "force dévouée" elle devient "faiblesse meurtrière". On y découvre comment le piège s'est refermé sur le jeune officier, lorsque sa volonté de bien faire est payée en retour par le harcèlement d'une passion dévorante. Elle le surprend et le laisse désarmé : "Jamais, dans mon innocence, je n'aurais pu imaginer que les disgraciées de la nature, elles aussi, osassent aimer."

Le médecin traitant de la jeune paralytique, le docteur Condor, en thérapeute averti, sait qu'à défaut de déboucher sur le sacrifice entier de son auteur par un dévouement total et inconditionnel, la pitié reste "molle et sentimentale". Le remède devient poison. Le malade s'accoutume à la pitié comme la douleur à la morphine. Les doses augmentées n'y suffiront jamais. C'est un cercle de perdition.

Il est des auteurs qui ont une capacité supérieure à analyser et comprendre les sentiments, la psychologie de leurs semblables. Stefan Zweig est de ceux-là. Sa force inspiratrice lui confère une puissance évocatrice stupéfiante. La fluidité de son texte autorise une appropriation immédiate de celui-ci par le lecteur, pour son plus grand confort intellectuel. Le résultat est une forme de rêve littéraire éveillé. C'est prodigieux.

Ce genre de littérature grandit son lecteur. La contrepartie est toutefois qu'elle grandit plus vite les sommets de la culture qui le surplombent.

Plus je grandis, plus je rapetisse. J'en ai marre. Demain j'arrête de lire. Enfin, peut-être pas. On verra. Pour le moment j'ai rendez-vous avec Kundera.


mardi 22 décembre 2015

L'enfant et la rivière ~~~~ Henri Bosco



Voilà une belle ode à la nature. Une ode à l'amitié aussi. Une plaisante histoire pour la jeunesse dans laquelle les grands y trouveront aussi leur compte, tant l'écriture faite d'une cascade de phrases courtes et simples est agréable. La lecture s'en trouve alors comme la rivière, limpide, rapide et impétueuse.

La fraîcheur des sentiments, la spontanéité des personnages donnent de la délicatesse à ce conte. J'ai aimé cet intermède dans le climat de notre monde devenu si compliqué. le texte n'est en outre pas dénué de profondeur.

Un moment de lecture bien sympathique aux délicieuses tournures poétiques. Je me fais la promesse de m'autoriser d'autres infidélités à la morosité ambiante de notre monde moderne en me hasardant avec quelqu'autre ouvrage d'Henri Bosco.