Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 9 juin 2016

Fleur de tonnerre ~~~~ Jean Teulé

 



J'avais digéré « Charly 9 ». J'avais trouvé ça un peu décalé, comme beaucoup j'imagine. Mais je m'étais toutefois promis de faire un effort d'ouverture d'esprit. J'ai voulu me hisser vers les sommets pointés par les critiques dithyrambiques. J'ai donc risqué « Fleur de Tonnerre ».
Mais non, ça ne passe pas ! page 100, je craque. J'ai fait un effort, je parvenu au tiers du chemin, mais je n'en peux plus. Je jette l'éponge et laisse cette prose loufoque à ceux qui ont une élévation intellectuelle suffisante pour apprécier la qualité de l'œuvre.

Je n'aime pas le style heurté, enjolivé de grossièretés sous prétexte d'humour. Quant au récit, il est décousu et part dans tous les sens. Les digressions saugrenues m'horripilent quand elles sont le lot de chaque page. Je ne parviens pas à lire les phrases d'un seul jet sans m'interroger sur ce que je viens de lire.

Je laisse ces divagations labyrinthiques au snobisme intellectuel supérieur. Je conviens de ma modicité intellectuelle. La lecture est pour moi synonyme de plaisir, pas de supplice.
Et comme après une chute de cheval, il faut remonter en selle tout de suite ou jamais, je vais chercher un autre livre sur les rayons de ma bibliothèque. Merci Jean Teulé de me donner l'occasion d'affirmer qu'il en faut pour tous les goûts. Je ne critiquerai pas ceux qui se délectent de vos ouvrages.


mardi 31 mai 2016

L'œuvre au noir ~~~~ Marguerite Yourcenar




Quelques bouquins avalés à la hâte avaient forgé mon orgueil et je me targuais d'érudition. Je me croyais armé pour défier Marguerite Yourcenar. Avec son "look" de paysanne du terroir, elle n'impressionnait pas le jeune coq que je suis en littérature.

Il m'avait quand même fallu élever un peu le regard avec Mémoires d'Hadrien, et mesurer du même coup l'ombre que répandait sur mes certitudes la dimension de son auteure. Mais soit, cette ouverture sur l'antiquité m'avait mis du baume au cœur. N'était-ce pas une « période dorée » comme le disait elle-même Marguerite à Bernard Pivot dans un entretien en son refuge américain.

C'est avec Zénon, le héros de L'Œuvre au noir, que j'ai poursuivi mon bras de fer avec le monstre d'érudition. Au gré des chapitres, j'ai partagé la vie d'errance de l'alchimiste. Lui pourchassé par l'obscurantisme d'une religion qui n'admet ni concurrence ni contradiction, moi par les mêmes démons que ceux qui m'ont conduit sur les chemins de l'école buissonnière.

Je me rends compte très vite que Marguerite Yourcenar a placé la barre très haut. Elle a en outre convoqué dans cet ouvrage tant de célébrités des temps anciens qui me sont inconnues, que la solitude m'étreint dans ce monde surpeuplé. Pas étonnant que je ne perçoive que froideur chez les contemporains de Zénon. Il faut dire aussi que, convaincus d'une foi qui nous est aujourd'hui étrangère, ils sont capables d'avancer vers le bûcher avec moins de trouble que moi vers le siège du dentiste.

Zénon rêve de liberté. Celle-là même qui nous fait aujourd'hui récuser les lois de la nature. Philosophe, il trouve dans la sagesse compensation à sa privation. C'est un grand observateur de son temps. Son point de vue donne à Marguerite Yourcenar prétexte à développer le sien propre sur cette époque intraitable envers qui oserait avancer que la terre tourne autour du soleil.

Alchimiste, il croit à l'immanence de la matière, la transmutation du plomb en or. Malgré les efforts de la science pour nous convaincre du leurre, ce rêve insensé nous est resté. Mais les jeux de hasard se sont substitués au plomb dans une alchimie encore plus subtile dont on connaît le bénéficiaire.

Médecin, Zénon redevient réaliste. La plus grande qualité de l'époque pour un tel praticien étant le fatalisme, en la maladie il détecte une raison supérieure, en la souffrance une punition. Quand pour nous le refus de la douleur est devenu une exigence. Humaniste, il regrette cependant ce que les hommes font de leur vie. Les espoirs qu'il tire de son idéalisme forcené sont battus en brèche par une religion qui gouverne les esprits en ce XVIème siècle en Europe. Il lui récuse néanmoins le monopole de la vérité : "Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude".
Seul un personnage fictif pouvait regrouper autant de qualités pourtant parfois difficiles à faire cohabiter dans le même esprit. Il est construit sur mesure et donne ainsi à Marguerite Yourcenar le champ pour développer ce que son esprit foisonnant peut concocter afin de faire passer son message.

S'il est vrai que la quête alchimique commence par l'introspection, L'Œuvre au noir m'a renvoyé à mes insuffisances. Voilà un ouvrage propre à redonner de l'humilité à qui voudrait se glorifier d'une culture qu'il n'a pas. Il s'en trouvera forcément détrôné au sortir d'un tel ouvrage. Je ne dirai pas que cette lecture m'a comblé de bonheur. Chaque page est si lourdement chargée d'autant de volumes ingurgités par son auteure pour en sculpter chaque phrase que mes frêles épaules ont ployé.

Me voilà dépité au sortir de mon empoignade. Une fois de plus je n'ai pu que mesurer la hauteur de la montagne dont le sommet se perd désormais dans les nuages. Me voilà renforcé dans ma conviction de persévérer pour combler ce que les dissipations de mes universités ont pu me faire accumuler de lacunes.

Le sourire malicieux figé sur le masque de celle que je voyais comme une paysanne du terroir m'a fait comprendre l'inégalité du combat. Quand tu ne peux pas abattre ton ennemi, embrasse-le. Marguerite, je t'aime un peu, beaucoup, à la folie. Même si tu es sévère avec mon pauvre discernement, je reste beau joueur.


lundi 23 mai 2016

Le Très-Bas ~~~~ Christian Bobin



"Qui a bâti la maison souillée par ses habitants ?"

Voilà le Très-Haut mis en question dans sa toute puissance. Aurait-il perdu le contrôle de Sa créature. Elle s'écarte inexorablement du chemin de l'amour. Ses colères n'y font rien, Dieu serait-il fatigué ? Las de voir Sa créature se fourvoyer dans l'indignité alors que depuis des siècles des voix ne cessent de la rappeler à "l'infinie douceur".

En s'appropriant la démarche de François d'Assise qui a trouvé sa voie dans la pauvreté et l'amour de son prochain, Christian Bobin imagine un "Dieu à hauteur d'enfance", un Dieu magnanime, le Très-Bas, qu'il espère capable de conserver en l'homme son innocence originelle.

"Le treizième siècle parlait au coeur… le vingtième parle pour vendre, il lui faut flatter l'oeil". Ivre de sa puissance, l'homme de ce siècle - dont tu es, toi le lecteur - n'a plus foi qu'en l'économie et le sexe.

Voilà un texte qui multiplie les figures de style. Christian Bobin est un maître dans l'art du suggestif et de l'évocateur. Il fait appel à d'innombrables images pour stimuler l'imaginaire et tenter d'extraire l'homme de sa soif de jouissance des biens terrestres.

Tant d'évidences, et pourtant, qui les entend ? Un roman dans lequel filtre la déception, l'inquiétude. 

vendredi 6 mai 2016

Charly 9 ~~~~ Jean Teulé

 

J'avoue avoir du mal avec l'écriture de Jean Teulé. Elle me bouscule, me perturbe y compris dans l'acte de lire. Je comprends bien que c'est délibéré de sa part. Avec Charly 9, il entre de plain-pied dans le registre historique. Il saute à pieds joints dans le plat de la grande histoire.

Je crois y déceler une intention de désacralisation de l'Histoire. Ne tire-telle pas ses lettres de noblesse du respect que l'on s'impose envers nos ascendants, du seul fait qu'ils ne sont plus. Je vois dans le style de Jean Teulé une forme d'anti conformisme dans sa relation à cette discipline. Sa manière de l'aborder est tout sauf factuelle et chronologique. Elle est comme un éclat de rire pendant un enterrement. Cela dérange les affligés. Ne méprise en aucun cas le défunt. de toute façon ce dernier s'en moque.

Jean Teulé reste, accessoirement, fidèle au fait historique. Son style n'en constitue nullement une remise en question. Il échafaude simplement une autre approche de la relation du conteur à son auditoire. Il veut aborder l'histoire avec un état d'esprit différent. La désinvolture en est un. N'est-ce pas Charly ?

Il y a chez lui une forme d'anticipation rétroactive que n'auraient pas dédaignée les révolutionnaires de 1789. Il envisage une remise en question de la légitimité du pouvoir royal selon la conception de l'ancien régime. Ne se réclame-t-elle pas de droit divin dans son fondement ? Excusez du peu.

Selon Jean Teulé le droit divin ne fait pas le roi. le grand ordonnateur des choses de ce monde peut aussi se tromper. Mais oui ! Charles IX n'était pas fait pour être monarque. Il n'en avait ni l'âge ni le caractère. Il était surtout, même adulte, trop influencé par sa mère. Et comme avec tout être qui ne se gouverne pas par lui-même les choses ne sont ni simples ni claires. A ce niveau de pouvoir, l'indétermination se solde dans l'horreur. Une tâche de sang parmi d'autres dans les pages de nos livres d'histoire, certes bien marquée quand même : la Saint-Barthélemy.

L'humour est une autre façon de traiter le sordide. La moquerie une autre façon de plaindre. L'ironie une autre façon de blâmer. Jean Teulé bouscule l'establishment historiographique avec sa maestria dans l'art de surprendre. Cela peut déconcerter. Cela peut séduire. Mais pourquoi pas !


dimanche 24 avril 2016

Berezina ~~~~ Sylvain Tesson

 


Je suis encore engourdi par le froid à la fermeture de cet ouvrage. Mais J'ai aimé la formule. Récit d'aventure sur fonds de commémoration historique d'un événement que l'on préfère effacer notre mémoire collective.

C'est oublier dans tout ça les êtres humains perdus dans l'immensité glaciale, lacérés par le blizzard, tenaillés par la faim, harcelés par les cosaques, ne trouvant nul autre refuge que les griffes du général hiver dans leur retraite honteuse. C'est cette perspective à l'issue fatale que Sylvain Tesson tente d'appréhender en refaisant le parcours de la retraite de Russie de 1812. Elle a laissé dans notre vocabulaire cette expression imagée symbole d'une déroute monumentale : Berezina. Il a voulu s'imprégner du paysage, se frotter aux frimas pour s'approcher de l'état d'esprit qui a pu tomber sur les têtes de ces soldats aux uniformes autrefois chamarrés devenus des pauvres hères promis à la mort.

Sylvain Tesson y fait le parallèle entre la mentalité qui pouvait animer les contemporains de 1812, galvanisés par l'empereur, au point d'aller mourir dans ses folles équipées guerrières, tout en lui conservant étonnamment leur vénération, et celle de notre époque, pour une question : pareille équipée serait-elle envisageable de nos jours ?

Mais il pose une autre question en corollaire. Que serions-nous capables de supporter qui approche les souffrances endurées par nos ancêtres ? Nous qui n'acceptons plus les lois de la nature, nous qui sommes prompts à protester et à nous plaindre dès que notre confort est écorné un tant soit peu.

Voilà un ouvrage qui ne se donne pas de prétention philosophique mais qui pourrait quand même en afficher. Il est en outre plaisant à lire avec l'humour froid de son auteur, pas autant que le climat des steppes russes, mais bien piquant quand même. J'ai beaucoup aimé.


dimanche 20 mars 2016

Grossir le ciel ~~~~ Franck Bouysse

 


C'est bien vrai qu'il est difficile de le lâcher ce livre. Il s'est accroché à mon souvenir chaque fois que je l'ai posé. Gus, son héros, m'attendait sur la table du salon, du bureau, m'appelait dès que distrait de sa vie par la mienne. Ne me délaisse pas au hasard de tes occupations. Laisse-moi te raconter la suite. Je n'ai personne à qui parler. Autant que ce soit toi. Tu ne sais pas encore pourquoi.

Pourquoi quoi ?

Pourquoi, la solitude ! Celle qui me colle à la peau, comme seul le destin sait la façonner. Gluante et opiniâtre. Son matériau c'est la rancoeur. 
La rancoeur d'une enfance sans caresse, sans sourire, sans consolation, depuis que la mémé est partie. Une enfance coincée entre des parents qui ne se rencontraient que dans la sauvagerie des pulsions du père. Ça lui a coûté la vie au père, d'ailleurs. Embroché à la fourche, en plein rut. Appelons les choses par leur nom. Ce n'était rien d'autre.


A la solitude au milieu des adultes a succédé la solitude tout court. Cette mutation a d'abord été la bienvenue dans ce paysage de ressentiments. Puis à la longue, Gus a bien tenté de s'en distraire. Il s'est entiché d'Anna, la fille de la ferme d'à côté. Mais il n'a reçu que mépris pour toute réponse de sa convoitise. Alors il est resté chez lui et l'amour, il l'a trouvé ailleurs. Dans le regard de Mars, son chien. Il s'en est satisfait. Car Gus, c'est tout sauf un tordu. Il aurait pourtant pu le devenir, avec l'enfance sans amour qu'a été la sienne. Il est seulement désenchanté.
Et passent les jours dans la rude campagne cévenole. Quand de rares visiteurs s'aventurent vers sa ferme, aux Doges, en quête de son suffrage, fussent-ils banquier, acheteur de ses terres ou évangéliste, c'est peine perdue s'ils lui parlent d'avenir.

Lorsque Abel, le voisin, un solitaire lui aussi, s'est manifesté pour nouer des relations d'entre-aide, soi-disant, Gus y est allé sur la pointe des pieds, incrédule et maladroit, mais armé de prudence. Il est bizarre ce vieux.

Cet ouvrage n'est pas un roman du terroir. Son credo n'est pas celui de la nostalgie du bon vieux temps, tableau noir et encre violette. Il ne s'alanguit pas de la patine qui adoucit les meubles au toucher, les gens au caractère. Ce n'est pas non plus un roman à suspense. Il ne dévoile pas à la dernière page la solution de l'énigme qu'il a soulevée à la première. Son intérêt n'est pas dans son mystère. Son intérêt, c'est le bouillonnement qui perturbe le coeur de Gus. Car il a un coeur cet ours.

Je me suis plu à relire les citations que les uns et les autres avaient publiées sur Babelio. Je me suis confirmé dans le fait que cette écriture sans artifice est de celle qui parle au coeur, sans en avoir l'air. Car des phrases joliment tournées, il y en a. Elles ont retenu l'attention de nombre de lecteurs.

Grossir le ciel est un ouvrage prenant. Il dépeint des personnages épineux, plus vrais que nature. Des caractères forgés par l'aridité du pays. Il instaure un climat énigmatique autour d'un personnage attachant. On devient méfiant avec lui. On craint le tournant de chaque page. Il faut dire que la vie ne lui a pas fait de cadeau.

Et puis, qu'est ce que ça veut dire ce titre un peu curieux, Grossir le ciel ? Espoir ou désespoir ?
Faites-vous votre propre idée, vous ne serez pas déçu.


mercredi 24 février 2016

Si c'est un homme ~~~~ Primo Lévi

 



Que dire en refermant cet ouvrage ?


Les mots, les miens, ceux d'un lecteur libre et bien nourri, seront impuissants, et peut-être même indécents.


Lisez les siens !




vendredi 19 février 2016

Le rapport Brodeck ~~~~ Philippe Claudel

 


"La guerre ravage et révèle." C'est la réflexion que fait Brodeck au maire de son village en citant une poésie ancienne. Il faut dire qu'il en sait quelque chose sur la nature humaine, Brodeck, lui qui est revenu d'où on ne revenait pas. Mais peut-être ne s'en est-il pas sorti lui-même sans remords. Lui dont l'innocence a dû s'humilier pour survivre. "Moi, j'ai choisi de vivre, et ma punition, c'est ma vie", quand tant d'autres ne sont pas revenus de l'enfer.

Et lorsque la paix retrouvée, un inconnu se présente au village, avec l'intention d'y séjourner, les interrogations vont bon train. D'autant qu'il semble plutôt perspicace pour ausculter les consciences, cet inconnu, sans toutefois être très causant. Une présence étrangère silencieuse, ça fait naître l'inquiétude et courir les rumeurs. La population du village pourrait bien en avoir sur la conscience justement, au lendemain de la guerre.

Aussi, lorsque comme un seul homme, la population du village lui aura réglé son compte à cet étranger embarrassant, c'est à Brodeck, le seul à avoir fait des études, que le maire du village demandera de rédiger le rapport. Peut-être aussi pour l'impliquer, car il n'a pas participé à la folie meurtrière. Un document que le maire veut suffisamment complaisant pour ne rien expliquer.

C'est avec un style qui fait de cet ouvrage une grande allégorie que Philippe Claudel dresse une fresque de la nature humaine, capable de faire de gens ordinaires des monstres. Que ce soit en circonstances de guerre ou non. Mais à l'instar de Romain Gary, il ne blâme pas les hommes. Qui est le vrai responsable ? "Dieu? Mais alors, s'Il existe, s'Il existe vraiment, qu'Il se cache. Qu'Il pose Ses deux mains sur Sa tête, et qu'Il la courbe … aujourd'hui, je sais qu'Il n'est pas digne de la plupart d'entre nous, et que si la créature a pu engendrer l'horreur, c'est uniquement parce son Créateur lui en a soufflé la recette?"


jeudi 11 février 2016

L'arbre du pays Toraja ~~~~ Philippe Claudel

 


Une âme plane dans l'infini de l'espace et du temps. Elle s'installe un jour dans une enveloppe charnelle. le temps d'une vie, l'intemporelle se contraint alors au rythme d'une horloge biologique. Devient conscience. Se tourmente de questions. Sur l'avant, l'après, le pourquoi. Puis s'arrête un jour le tic-tac du temps et retourne à son infini. N'est-ce que cela la vie ?

Les peurs, les douleurs des autres nous ramènent aux nôtres. Au chagrin de la perte de son ami, un auteur scénariste se plaît à imaginer que le livre dans lequel il évoquera son souvenir va se refermer sur son esprit, l'inclure à jamais dans son texte et le faire monter peu à peu vers les cieux. Comme le fait le peuple Toraja des enfants morts en bas âge, en plaçant leur corps dans une cavité d'un arbre majestueux. Il les emporte alors vers le ciel au rythme lent de sa croissance ligneuse.

Un texte fort. Conceptuel. Une élévation. Un texte qui dédramatise la mort.


mardi 9 février 2016

Education européenne ~~~~ Romain Gary




Lorsque Romain Gary prend la plume pour écrire ce qui deviendra son premier roman édité sous ce nom, il ne connaît pas encore l'issue de cette guerre qui écrase son pays natal sous la botte des feldgrau de l'Allemagne nazie. L'Europe est plongée dans la dévastation. Pourtant, lui n'accable pas l'espèce humaine. Il est convaincu que l'homme, fût-il allemand, n'est pas responsable de son malheur : "Mon Dieu, est-ce vraiment Toi qui tire les ficelles. Comment peux-Tu ? Comment peux-Tu ? "

Au comble de la détresse, Romain Gary condamne la guerre à sa manière. Il ne s'épanche pas sur le sort des victimes. Ne Console ni ne plaint. Il ne vilipende pas non plus les traitres et les bourreaux. Il use du subterfuge de la déraison pour les engloutir dans le grand tourbillon du ridicule. Tel sergent décore de sa croix de fer la neige pour saluer son rôle dans le sort des batailles. Tel général soviétique se fait tirer l'oreille pas son petit caporal de père. Tels soldats allemands chevauchent des troncs d'arbres dans un ballet nautique délirant sur la Volga.

1943 ! L'issue de la guerre n'est pas encore envisagée. Quand sa ville natale est le théâtre des exactions qui banalisent la mort, Il lance ce "cri désespéré qui semble clamer d'avance la certitude de l'échec, la vanité de toute tentative, le deuil fatal de tout espoir humain."

La Bataille de Stalingrad sera peut-être un tournant. C'est la première fois que l'armée allemande est tenue en échec. Janek a alors 15 ans, son père l'a mis à l'abri dans une cache souterraine. Les événements le dépassent, mais les épreuves le rattrapent et lui volent sa jeunesse. Une maturité venue trop vite le jette dans l'action. Il rejoint un groupe de partisans qui se cache au coeur de la forêt.

"Education européenne, pour lui ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes…". C'est cet énorme gâchis que Romain Gary dénonce. Mais il le dit et le répète : "Ce n'est pas la faute des hommes. C'est la faute à Dieu."

1943 ! Il faut se mettre dans la peau de cet homme, auteur au succès encore en devenir, qui a choisi de combattre avec les Forces françaises libres. Alors que le bout du tunnel n'est pas en vue, il prend la plume pour crier l'absurdité de la guerre, tout en rejetant le défaitisme. N'a-t-il pas choisi la lutte, en contradiction avec ses convictions humanistes.

A contre-courant du catastrophisme général, il se force à envisager un sursaut de sagesse. C'est pour cela que Janek rencontre l'amour au coeur de l'hiver et de la misère, au fond de son trou dans la forêt, quand un sac de pommes de terre est une manne tombée du ciel. C'est pour cela qu'il arrache Zosia à son commerce infâme qui lui fait vendre son corps à l'ennemi pour la bonne cause.

Roman noir écrit au plus profond de la guerre, mais roman d'espoir quand même. La raison des hommes triomphera de la déraison dans laquelle les plonge son Créateur. La démence déploie ses ailes dans des chapitres qui tirent en longueur. Mais n'est-ce pas cela cette guerre qui n'en finit pas et qui ne peut être qu'oeuvre de folie. Ne sommes-nous pas 1943 ?