Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 2 octobre 2018

Le tour du monde du roi Zibeline ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 



Il ne faut pas se laisser abuser par les allures picaresques que peut revêtir ce roman. Il s'agit bien d'un drame qui se noue sous la plume de Jean-Christophe Rufin lorsqu'il entrouvre cette petite fenêtre sur l'histoire de Madagascar. Ce drame, au-delà des péripéties qui émaillent la vie de ses héros, c'est celui de l'agonie d'un rêve.

En devenant fortuitement et opportunément roi de Madagascar, sous le nom inspiré par une image bucolique de son passé, le roi Zibeline avait cru pouvoir unifier les peuples indigènes de l'île. le pari était pourtant bien engagé. Mais il avait surtout cru par ce truchement mettre les indigènes de Madagascar à l'abri des appétits de conquérants sans scrupule. Les envoyés des rois de France n'étaient en effet alors que des forbans, ils avaient flairé en cette partie du monde encore vierge de toute colonisation une formidable source de profit. La valeur convoitée s'échangeait sur les marchés … aux esclaves. Auguste Benjowski, le roi Zibeline, imaginait déjà avec lucidité les monstruosités qui se cachaient derrière l'euphémisme assassin de « pacification ».

Lui, qui ne se livrait aux affres de la guerre que lorsque cette dernière répondait à un idéal de liberté, avait cru trouver l'Éden auquel son ouverture aux philosophies du siècle des lumières le faisait aspirer. En unifiant les peuples indigènes autour d'un idéal de progrès, il avait cru construire sur une portion de terre protégée du reste du monde un modèle de ce que personne n'aurait encore osé appeler démocratie.

Après avoir couru le monde dans les incroyables péripéties d'une jeunesse aventurière, conquis le coeur de la fille de son ancien geôlier des confins de la Sibérie et perçu les menaces qui pesaient sur le nirvana qu'ils avaient déniché, il s'en est allé avec son aimée, Aphanasie, chercher le soutien d'un pionnier de l'anti esclavagisme, un des initiateurs de la déclaration d'indépendance américaine, le vieux sage qui avait réussi à piéger la foudre : Benjamin Franklin.

L'ancien ambassadeur des états de l'union en France connaissait trop bien les travers de la politique quand elle est commandée par l'appât du gain. Il écoute avec passion le formidable récit à deux voix, à deux sensibilités devrait-on dire, des aventures qui ont conduit les deux idéalistes à prendre le parti des indigènes malgaches et tenter de les soustraire aux appétits des grandes puissances de l'époque, au premier rang desquelles la France. Auguste et Aphanasie, complémentaires en leur amour et en leur perception des autres, rêvent de ce laboratoire humaniste à huis clos sous les latitudes du paradis sur terre qu'est alors Madagascar. Au péril de leur vie, ils veulent aller au bout de leur rêve et ne reculent devant aucun sacrifice pour y parvenir, bousculant les obstacles qu'une Providence, à laquelle ils se refusent à croire, place sur leur chemin.

Les premières lignes ouvrent l'appétit du lecteur. Les yeux courent sur la fluidité d'une écriture souple et très accessible. Animé d'une curiosité qui flatte l'esprit on dévore les pages de ce conte aux péripéties saisissantes. L'histoire d'amour que Jean-Christophe Rufin se plait à surajouter aux vicissitudes de l'aventure relève l'intrigue d'une touche sensuelle. Il convient de l'artifice romanesque.

Le tour du monde du roi Zibeline est un beau roman, fort bien écrit, qui s'inspire d'une page d'histoire que notre culture nationale a d'abord dénigrée, puis préféré oublier, et pour cause. Jean-Christophe Rufin nous la remet en mémoire, avec une insidieuse délicatesse. Si on ne connaît pas l'histoire dans sa précision, celle de Madagascar en particulier, on sait en revanche que la soif de pouvoir est une constante inhérente à l'espèce humaine. On se doute bien alors que l'utopie de nos deux héros ne pèsera pas lourd face aux exigences de la cupidité. Mais ce genre d'ouvrage n'est-il pas fait pour rêver.

Je remercie Babelio et les éditions Gallimard pour m'avoir adressé cet ouvrage dans la cadre de l'opération masse critique.


mercredi 19 septembre 2018

Le pavillon d'or ~~~~ Yukio Mishima

 


La préméditation semble être une démarche assumée chez Yukio Mishima.

Dans Mishima, ou la vision du vide, Marguerite Yourcenar étudiait au travers de ses œuvres la longue maturation qui avait conduit Mishima au geste fatal, se donnant la mort par seppuku, plus connu par notre approximation occidentale sous le terme hara-kiri. Elle y faisait la démonstration que cette mise en scène macabre et spectaculaire de son suicide représentait, au terme d'une préparation intellectuelle très processionnelle, le point culminant de son œuvre : son "chef-d’œuvre".

Avec le Pavillon d'or on assiste typiquement à cette montée en puissance de l'intensité dramatique qui conduit son narrateur, Mizoguchi, au geste fatal, non contre lui-même cette fois-ci, mais contre la figuration symbolique de la Beauté sur terre que représente à ses yeux le Pavillon d'or. Le lecteur extrapolera sans peine à la perte de l'auteur lui-même de ce crime contre la culture religieuse japonaise.

Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle
Il y a un fait déclencheur à la folle résolution de Mizoguchi à commettre son acte irréparable. Tsurukawa, son seul ami, disparaît dans un accident. Une "merveilleuse convenance" pour qui veut masquer un suicide. L'ami perdu était la liaison avec le monde, la lumière sur le monde. Toute beauté lui devient obstacle à la vie, vénéneuse. Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle. Il doit devenir ce qu'est la musique : une beauté éphémère. Une beauté qui n'a de persistance que dans la mémoire.

Le Pavillon d'or s'est accaparé l'exclusivité des attentions. Il est devenu un personnage aux yeux de Mizoguchi. Un personnage auquel il attribue la même force de séduction qu'une femme hautement désirable mais dédaigneuse des appétits qu'elle provoque. Le Pavillon d'or devient le responsable de ce que Mizoguchi reproche à la vie, à sa vie : sa disgrâce physique, son bégaiement, sa solitude.

Sous les traits de Mizoguchi, Mishima s'expose contre les codes de la société humaine. Le normal n'est que convention, que décret humain. Mizoguchi bégaie, il n'est pas normal. Il ne peut s'allier qu'avec des êtres qui souffrent eux aussi d'anormalité. Kashiwagi, le garçon aux pieds-bots. L'anormalité est exclusion. Elle est meurtrière. "Les infirmes, comme les jolies femmes sont las d'être regardés." Mishima qui révèle son homosexualité dans Confession d'un masque connaît bien la torture de celui qui n'appartient pas à ce que la convention générale a institué en normalité. Mizoguchi en arrive à la conclusion qu'il n'existera aux yeux des autres que lorsqu'il aura commis un acte tel qu'il ne pourra plus être ignoré. Fût-ce au prix de sa propre perte. Il préfère l'insulte et la condamnation à la solitude dans laquelle l'a enfermé son handicap. En brulant le Pavillon d'or, il devient le Pavillon d'or. Celui que l'on regardera quand la Beauté ne sera plus que souvenir dans l'esprit de ceux qui l'auront trop admirée.

Le Pavillon d'or, insolent de beauté

Il n'est point de sensualité ni de secours dans la fréquentation des autres. Il n'est de sensualité que dans la nature, les matières, les sons, la lumière qui seuls portent les humeurs, la volupté, l'envie, le désir, la Beauté. Le Pavillon d'or, insolent de beauté. Une beauté profane à laquelle ne se rattache aucune inspiration divine. Cette beauté est un aveuglement qui forme écran à la vie. Il n'est rien entre la Pavillon d'or et néant.

Incroyable roman dont le style poétique, tout en délicatesse, sert la structuration d'une conviction, d'une intention folle : le crime contre la paix des sages, le crime contre la Beauté. "Vivre et détruire sont synonymes."

A l'instar de Marguerite Yourcenar dans l'ouvrage qu'elle a consacré à cet auteur énigmatique, je n'ai pu m'empêcher de détecter tout au long de ma lecture les indices qui témoigneraient de l'intention néfaste de Mishima contre sa propre personne. Le thème de la mort par suicide est certes omniprésent et l'acte fatal contre le Pavillon d'or est une forme de suicide social. Mais que dire de ce passage qui n'a pas pu ne pas attirer l'attention de la célèbre académicienne : "Qui y a-t-il de si affreux dans des entrailles exposées à l'air ? Pourquoi le spectacle du dedans d'un être humain fait-il reculer d'horreur et boucher les yeux ? Pourquoi la vue du sang qui coule donne-t-elle un choc ? Pourquoi les viscères seraient-ils laids ?" Troublant quand on connaît la façon dont Mishima s'est donné la mort.

Bel ouvrage qui bat en brèche toutes les philosophies, tous les dogmes, quand ceux-ci ne parviennent pas à contrer la démarche intellectuelle d'un être froid et calculateur qui s'est assigné un but. Il est plus facile d'aimer les morts que les vivants. Celui qui déplorait ne compter pour rien dans la multitude sans nom n'aura pas accumulé la somme de connaissance qui selon lui peut seule rendre la vie supportable, dans un univers où il n'y a d'intérêt que pour la Beauté. Après c'est et le Néant.

Le Pavillon d'or doit disparaître.


samedi 1 septembre 2018

L'embaumeur ~~~~ Isabelle Duquesnoy

 



Les vacances sont pour certains l'occasion de lire plus. Ces dernières ont été pour moi l'occasion de lire moins. Je ne regrette cependant pas les soirées entre amis qui m'ont volé quelques heures de lecture. Ce que je regrette en revanche c'est d'avoir par trop fragmenté la lecture de L'embaumeur d'Isabelle Duquesnoy. Le découpage en épisodes trop nombreux fait perdre en substance de son contenu à un ouvrage. Et quand on parle de substance, pour ce qui concerne L'embaumeur on ne s'attend à rien de bien ragoutant. Heureusement qu'Isabelle Duquesnoy a su redonner de la truculence et de l'humanité à ce récit qui aurait pu sombrer dans le nauséabond.

Ce n'est en effet pas impunément que l'on participe à l'éviscération de cadavres. Les remugles de décomposition exhalent tout au long des chapitres qui le relatent. Mais avec son verbe fleuri, Isabelle Duquesnoy nous aide à supporter ce qui a fait la fortune de Victor Renard. Il est devenu embaumeur. Cette activité fera toutefois aussi son infortune. Cet ouvrage est en fait sa propre plaidoirie devant des juges qui quant à eux resteront muets. Son crime ? On l'apprendra dans les dernières pages de l'ouvrage selon la subtile construction de son auteure.

Fiction raccrochée à l'histoire, la grande. Isabelle Duquesnoy y fait référence dans des notes de bas de page. On y découvre les pratiques de la profession en apprenant que cette dernière n'avait pas pour seule vocation de rendre les corps présentables au jugement dernier, mais aussi et tout autant de calmer les craintes de ceux qui avaient la hantise d'être déclaré mort un peu trop vite et enterré tout de go. Victor Renard a fait fortune à exploiter cette crainte, pour ceux qui en avaient les moyens en tout cas en cette fin de XVIIIème siècle.

Découverte surprenante à faire à la lecture de cet ouvrage, pour ceux qui comme moi sont vierges non seulement de signe astrologique mais aussi de toute étude de l'histoire de la peinture, cette étonnante technique qui consistait à utiliser les viscères desséchés et mis en poudre pour fabriquer des pigments de peinture. Pigments d'autant plus précieux que leur pourvoyeur tenait un rang élevé dans la société. Quelques bruns soutenus, fixés sur certaines toiles de maîtres, furent ainsi obtenus du broyat de viscères de personnages de famille royale. Il y a plus exaltant en matière d'art.

Mais l'aspect technique du métier ne sert que de toile de fond à la vie de Victor Renard. La vraie substance de l'ouvrage est plus incommodante encore. C'est dans ses déboires en amour que Victor Renard trouve grâce à nos yeux. Au premier rang desquels l'amour maternel dont il n'a pas été gratifié. La détestation que sa mère lui voua valut à cette dernière, en juste retour, le désir de la voir un jour sous son scalpel à lui extraire les tripes du corps. Quelque peu déroutant comme sentiment filial.

Victor Renard n'en est pas moins un humaniste malchanceux. Il sait très bien à qui attribuer les déboires de sa triste destinée. Aussi a-t-il préféré embellir la mort plutôt que de croire en l'impossible amour, y compris avec celle qu'il a épousée. Encore moins en l'amour d'un dieu qu'il ne connaît pas. Philanthrope à l'égard de qui le mérite, il n'a pas craint de s'adjoindre en son commerce les services d'un esclave affranchi dont ses contemporains affirmaient qu'il avait l'âme plus noire que sa peau.

Magnifique roman de par son style, sa subtile construction qui nous laisse mijoter entre les mains de l'embaumeur avant de nous faire entrevoir la raison de la plaidoirie. Roman duquel on peut accessoirement extraire quelques fragments pour consolider sa culture historique. Mais surtout roman du désamour. La froideur cadavérique et ses exhalaisons fétides sont la manière la plus efficace pour imager une vie sans amour maternel.

Roman que je garde sur mes étagères pour me promettre une relecture, plus avertie et assidue celle-là.


mardi 7 août 2018

Belle du seigneur ~~~~ Albert Cohen


Belle du seigneur, superproduction de l'amour. Inadaptable au cinéma. Même si Glenio Bonder a tenté de relever le défi en 2013. La preuve que le tout puissant septième art a aussi ses limites. Inadaptable au cinéma car sans doute tout simplement inadaptable à la vie. Quelle réalité pour rivaliser en effet avec l'imagination débridée, intarissable, le talent démesuré d'Albert Cohen dans ce roman ? Hégémonie d'un esprit, seul capable de traduire l'inénarrable.

Plus de mille pages de digressions mentales les plus folles, pour dire le ressenti intime. Mille pages pour dire que les manifestations terrestres de l'amour ne sont pas l'amour, mais que "babouineries".

Quel réalisateur pour mettre en images les chapitres les plus forts de cet ouvrage ? le chapitre XVIII par exemple. Dix-sept pages dans l'intimité des pensées d'Ariane, sa nudité spirituelle. La beauté de ses émotions. La laideur de ses idiomes abêtissants qui tentent de mettre en mots des peur, espoir, colère, joie, et tant d'autres fulgurances qui jaillissent en cascade dans le plus complet désordre, la plus parfaite spontanéité. Au coeur de la mystérieuse alchimie qui fait naître des pensées d'un organe périssable. Dix-sept pages d'une grande bousculade sans la moindre bouffée d'air. Pas la moindre ponctuation. Quel acteur pour déclamer cette tirade ?

Phénomène curieux que le sentiment. Pourquoi lui, le seigneur ? Pourquoi elle, la belle ? Tous deux futurs morts. Quelle prouesse que de mettre en mots l'amour divin qui vient fondre en un seul, dans le même creuset, deux coeurs, deux esprits, deux âmes. La réunion des corps n'est qu'illusion. Le faire comprendre c'est le sommet du talent.

Quel réalisateur pour mettre en image le chapitre XXXV : "je vais vous séduire". Mais à cette fin je vais commencer par être odieux. Odieux sur cinquante-quatre pages. Vous donner mille raisons de me détester. De détester l'amour. L'amour terrestre. Vous convaincre que l'amour c'est bien quand on l'ambitionne. Le vivre c'est déjà le voir mourir.

Quel réalisateur pour mettre en image la frénésie de l'attente. L'éternité en une minute. Vingt-et-une pages pour languir, aux aguets d'un signe de vie, d'un signe d'espoir, d'une poignée de porte qui tourne. Les pages défilent dans un temps suspendu.

L'amour absolu, exclusif, égoïste, comme il doit être. Solitude à deux. L'amour se satisfera-t-il des exigences du corps ?

Résistera-t-il à l'érosion du temps, à la solitude dans laquelle il plonge ceux qui s'aiment dans un monde de cupidité, de haine ? 1936. La raison perdue, la raison et son cortège d'ennui, d'habitudes, de nécessités retrouvera-t-elle ses droits pour sauver les amants d'une félicité inconcevable pour des êtres de chair et de sang ? L'amour céleste résistera-t-il à son ennemi terrestre le plus féroce : la jalousie ?

Belle du seigneur, admirable de talent. Trop, peut-être. Tout est trop dans ce roman. Trop beau, trop éloquent, trop fort. Trop long aussi. Trop improbable, ces deux cœurs qui trouvent la connivence absolue. Tout est trop. Mais ce tout est si peu pour dire l'amour. Albert Cohen a dû se plier aux contraintes terrestres pour dire l'amour, mais on sent bien avec lui que ces mille pages auraient pu être dix Mille, cent mille, pour dire l'espoir dans l'amour. Albert Cohen nous fait comprendre qu'il n'a été que le vecteur d'une inspiration, d'une transcendance. Pour nous enseigner que l'amour est un concept trop haut pour être vécu ici-bas.

L'auteur abuse de son pourvoir de fascination. Il séquestre son lecteur. Narcissisme suprême de la main qui matérialise les divagations d'une imagination incontrôlée. Verve sophistiquée, féconde et intarissable. Logorrhée verbale stupéfiante des Mangeclous et consorts. Humour désopilant. Humour décalé dans ce drame de l'amour qui ne trouve d'assouvissement que dans la perspective de la mort. Ariane et Solal n'ont pas la force pour endurer celle de leur amour. Ils n'ont que leur pauvre corps périssable pour supporter l'amour infini. Malédiction de ne pouvoir vivre une bénédiction.

Roman trop long pour dire les manifestations de l'amour. Roman trop court pour dire l'Amour.

dimanche 22 juillet 2018

Les Justes~~~~Albert camus

 



"Je n'aime pas la vie, mais la justice qui est au dessus de la vie". Avec cette réplique qu'Albert Camus met dans la bouche de Stepan, personnage de sa pièce Les Justes, on effleure en compréhension l'humanisme du Prix Noel de Littérature 1957. Un esprit de justice qu'il s'empresse toutefois de tempérer en précisant qu'il ne donne pas le droit de sacrifier des innocents à sa cause. Aussi généreuses et légitimes que soient les idées qui sous-tendent la cause. C'est tout le thème de cette pièce.

C'est aussi le déchirement qui a torturé Camus les dix dernières années de sa vie, lorsque son pays de naissance s'est jeté dans la guerre d'indépendance. Les combattants du FLN reprocheront son ambiguïté à Camus. Ambiguïté qui sera exploitée et dévoyée lorsqu'un jour pour répondre à un étudiant qui lui demandait de clarifier son point de vue il déclare : «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d'Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela la justice, je préfère ma mère.» Cette phrase sera sortie de son contexte et détournée pour devenir : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.»

Cette malversation viendra augmenter la meurtrissure que ressentait Camus à l'égard d'une société humaine qu'il percevait comme immorale et injuste.

Homme de théâtre avant tout, il y trouvait à n'en pas douter le moyen de faire passer les messages de son idéal humaniste, avec la complicité de ceux qui montaient en scène sur ses propres textes. Cette pièce, Les Justes, est un de ces messages.

C'est la première pièce de théâtre que je lis. Je me suis plu à entendre en moi-même, au fur et à mesure que j'avançais dans le texte, les déclamations de ces acteurs qui ont joué la première en ce 15 décembre 1949, et ont brillé par la suite par leur carrière sur les planches : Maria Casarès évidemment, mais aussi Michel Bouquet, Serge Reggiani, Jean Pommier, disparu cette année 2018, Yves Brainville.

Expérience intéressante qui m'a donné le gout de récidiver.



samedi 21 juillet 2018

Les carnets 01~~~~Albert camus

 


Les Carnets de Camus, expression d'éditeur quand l'auteur lui-même parlait de ses cahiers. Des pensées couchées sur le papier, sans cohérence de l'une à l'autre, pour un avenir indéterminé : prémices de futurs ouvrages ou simple besoin de matérialisation de réflexions faites à soi-même, mais surement pas édition en l'état. le Prix Nobel de littérature 1957 aurait pu le prendre pour de l'impudeur, voire la profanation de son intimité. Mais a contrario se serait-il peut-être aussi plu à ce surcroît de sincérité lancé à la face de la "désastreuse société intellectuelle" dont il déplorait l'immoralité ?

Les Carnets de Camus, en tout cas la mine d'un trésor inexploité par son auteur puisque le destin a choisi de mettre un terme, à 47 ans, à l'œuvre de l'humaniste épris de justice sur la route dans la région de Fontainebleau.

Des carnets qui nous permettent en tout cas de mieux connaître la pensée du philosophe "solitaire et solidaire".


lundi 25 juin 2018

Les énigmes d'Aurel le Consul, tome 1 : Le suspendu de Conakry ~~~~ Jean-Christophe Rufin


 

D'origine roumaine, Aurel Timescu nous expliquera lui-même comment il a pu devenir consul de France en Guinée Conakry. Mélomane à ses heures, ses accoutrements et comportements le singularisent parmi la communauté française en terre africaine. Ce modeste fonctionnaire du Ministère des affaires étrangères serait resté dans l'ombre de ses compatriotes expatriés si sa perspicacité ne l'avait poussé à sortir de sa réserve lorsque l'un d'entre eux est assassiné sur son bateau dans la marina de Conakry.

Aurel s'improvise alors enquêteur, à la manière de ce célèbre détective de série américaine endossant la même gabardine et dont la curiosité insatiable lui fait poser les bonnes questions. La similitude ne s'arrête pas là lorsqu'Aurel, peu imbu de sa personne, circule dans un véhicule qui ne témoigne pas de son statut.

On connaissait l'historien, l'observateur des civilisations, on découvre Jean-Christophe Rufin auteur de polar. Il a placé son intrigue dans un contexte qu'il connaît bien pour avoir été diplomate en Afrique de l'ouest. Cela se retrouve dans cet ouvrage très couleur locale qui respire l'authenticité. Une intrigue bien construite et un style toujours aussi limpide et efficace font du Suspendu de Conakry un roman tout public fort plaisant.


lundi 18 juin 2018

Pays de neige ~~~~ Yasunari Kawabata

 


Les saisons s'imposent encore en Pays de neige, quand elles s'effacent dans le rythme trépidant des grandes métropoles nippones qui ont repoussé la nature au-delà de leurs banlieues surpeuplées. Shimamura vient en Pays de neige renouer avec la tradition, laquelle comporte ce rapport quasi mystique à la nature, l'implication de l'art dans toutes ses disciplines. Laquelle implique aussi les geishas: dames de compagnie au rôle ambigu supposées perpétuer le raffinement d'une culture millénaire très codifiée. Rôle que la culture occidentale apprécie mal dans son féminisme triomphant, le jugeant suranné ou dégradant pour la femme, voire les deux à la fois.

Dans les mêmes élans de volupté, le regard de Yasunari Kawabata oscille entre pittoresque du paysage et sensualité du corps de la femme. La nature est femme, la femme est nature, les mêlant parfois l'une à l'autre dans des métaphores à la poésie langoureuse. L'esthétique du texte dissimule habilement la teneur réelle de la relation entre cet homme d'affaires venu de Tokyo et Komako, la geisha. Beauté juvénile au visage poudré à l'égard de qui l'émotion se prolonge pour devenir sentiment. En pure offense au rituel coutumier.

"Beauté mélancolique, univers délicieusement morose", délicatesse, frôlement, frisson, les allusions nourrissent le phantasme. Tout est suggestion dans les sages conversations entre ces personnages aux gestes empruntés, drapés du lourd kimono traditionnel. Il n'y a que les frimas du Pays de neige pour venir lacérer les ambiances feutrées et rappeler au lecteur que la nature n'est pas que douceur. A l'instar de la vie des hommes.

 Télescopage des époques entre patine de la tradition rassurante et le glacé de la modernité, plus angoissant.


mercredi 13 juin 2018

Un homme ~~~~ Philip Roth

 



Voilà un ouvrage qui réduit la personne humaine à ce qu'elle serait sans le secours de la philosophie ou de la religion : ni plus ni moins que la locataire d'un corps avec un bail à durée déterminée.

Reste l'amour de son entourage pour supporter les affres de la vieillesse. Encore faut-il que le sujet vieillissant n'ait pas consacré sa vie à creuser le fossé de la discorde. C'est ce qui arrive à cet homme dont on ne connaîtra pas le nom et qui, le grand âge venu, prend la mesure du désert affectif qu'il a cultivé. Séparé de trois épouses, fâché avec ses fils, ne lui reste que l'attachement de sa fille. Il ne lui est toutefois pas du réconfort souhaité. Il le sait plus commandé par le devoir filial que par véritable amour. Aussi quand le corps se rappelle à la personne par ses maux, la solitude est d'autant plus corrosive.

Un homme est un roman peu réjouissant. C'est le style de l'auteur et son analyse des caractères qui entretiennent l'intérêt du lecteur. Cette écriture claire et simple m'encouragera à poursuivre ma découverte de l'auteur récemment disparu. Il faudra toutefois que le prochain ouvrage me plonge dans une atmosphère moins déprimante. J'espère que ce spleen affiché dès les premières pages autour du cercueil de l'homme n'est pas une constante chez cet auteur.

samedi 5 mai 2018

Érasme, Grandeur et décadence d'une idée ~~~~ Stefan Zweig

 



 "Ce grand désenchanté se sent de plus en plus étranger dans un monde qui ne veut de la paix à aucun prix, où chaque jour la passion égorge la raison et où la force assassine la justice". De qui parle Stefan Zweig en ces termes dans le portrait qu'il dresse d'Erasme, de son sujet ou bien de lui-même ? Cette assimilation en son personnage ne doit rien au hasard. Nous sommes en 1935, il s'est contraint à l'exil à Londres, fuyant la montée du nazisme en son pays depuis la prise de pouvoir d'Hitler deux ans plus tôt, horrifié qu'il est du sort réservé à ses coreligionnaires juifs.

Stefan Zweig a trouvé en Erasme un personnage taillé sur mesure pour endosser le costume du philosophe humaniste et pacifiste qu'il est lui-même. Il a trouvé chez l'auteur de L'éloge de la folie l'archétype, le support idéal pour développer le fond de sa pensée sur une nature humaine qu'il voit contaminée par le plus grand des maux : le fanatisme.

En ce début de 15ème siècle où la science, les découvertes des explorateurs commencent à battre en brèche les certitudes imposées par l'Eglise toute puissante, Erasme s'est trouvé, à son corps défendant, impliqué dans la lutte sans merci que se livrent les papistes et les réformés. Entre la curie de Rome vautrée dans le luxe et la luxure et la rigueur explosive d'un Luther qui déverse sur l'Europe le flot de sa verve intarissable contre le dévoyé d'une Eglise régnant en monopole sur les consciences.

Humaniste à l'habileté sans égale pour critiquer son époque sans se faire enfermer dans les carcans ou conduire au bûcher, Erasme s'était fait le porte-parole des pacifistes, précurseur de l'internationalisme à l'échelle de ce qu'était le monde d'alors, l'Europe. Son génie de l'accommodement cherchait dans le christianisme une haute et humaine morale propre à apaiser plutôt qu'à enflammer. Précurseur de la Réforme qu'il avait voulue moralisatrice et tolérante, il s'est laissé déborder par le bouillant Luther qui ne voyait en lui qu'un couard, un champion de l'esquive indéterminé à force de vouloir préserver.

Magellan, Balzac, Marie Stuart, fouché et d'autres, portraits plus que biographies sous la plume d'un Stefan Zweig qui s'attache plus à la psychologie des personnages qu'à la chronologie événementielle de leur vie. Mais avec Erasme on perçoit une intention supérieure, une nécessité, une urgence que lui inspire le contexte de l'époque au cours de laquelle il écrit cet ouvrage. "Erasme était la lumière de son siècle." Il a choisi ce personnage pour dire toute la souffrance qui l'accable de voir l'Europe sombrer dans la folie meurtrière sous la férule d'un tyran. Surement a-t-il fouillé l'histoire pour dénicher le personnage qui serait le plus à même de porter le message qu'il veut lancer à la face du monde. Il a déjà perçu en 1935 que la paix était compromise. Que la gangrène du fanatisme la rongeait très vite.

Il a sous-titré son ouvrage Grandeur et décadence d'une idée, démontrant tout au long de ce dernier que les hommes ne sont pas à la dimension de leurs idées quand elles prônent l'humanisation de l'humanité.