Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 20 décembre 2018

Europa ~~~~ Romain gary

 


Toute l'œuvre de Romain Gary est centrée sur l'échec. Échec de l'Homme à se construire une destinée à la hauteur du mystère de la vie. Échec du même à vivre en harmonie avec ses congénères, son environnement. Échec de la civilisation qu'il a façonnée à canaliser les individualités en une communauté de prospérité. Et pour le thème de cet ouvrage, échec de l'utopie européenne. Nous sommes en 1971. A-t-on progressé en 2018 quand d'aucuns sont tentés de retrouver en notre époque le climat des années 30, avec la crainte que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets ?

Et Romain Gary de regretter que la vieille civilisation occidentale n'ait pas su concrétiser les espoirs fous qu'avait vu naître le siècle des lumières : le mythe d'une Europe de la culture, qui aurait fait ses humanités, stimulée par la langue française, laquelle brillait de tous ses feux dans les cours européennes.

le faussaire sublime mais sincère

Romain Gary, le faussaire sublime mais sincère, le rêveur qui n'a su dompter ses cauchemars nous étonne encore une fois avec sa verve inspirée et intarissable dans un roman labyrinthique. Une fois de plus il choisit la dérision pour leurrer son désespoir et contenir sa colère d'être le témoin d'une civilisation qui, si évoluée soit-elle, n'a su maîtriser ses démons.

Le Temps comme le Destin prennent la majuscule dans Europa, en signe de soumission de l'homme à ces deux concepts qui gouvernent sa vie. Il faut dire qu'ils en prennent à leur aise. le Temps à se jouer des chronologies, ne craignant ni les anachronismes ni les alternances de rythme, le Destin à se complaire dans le mépris de sa proie. Au diable la cohérence dans un monde qui perd la raison, même si l'ouvrage peut devenir quelque peu indigeste à force d'acculturation.

Pareilles circonvolutions font durer l'instant encore et encore. Telle une ascension vers le nirvana, la vieille Hispano-Suiza de 1927 qui transporte Malwina, Erika et le Baron vers l'ambassadeur Danthès n'en finit plus gravir le chemin qui mène à la villa Italia. Elle est tellement chargée d'histoire, la grande et la petite, de faux espoirs et de regrets, tellement chargée de l'imaginaire d'un auteur fécond que la faire parvenir à son but serait donner raison au Temps et n'avoir aucune prise sur le Destin. Voilà pour l'entame d'un roman qui tire quelque peu en longueurs.

Roman difficile qu'il faut aborder avec l'intention, à chaque phrase, de saluer le talent d'un auteur et ne pas chercher à suivre le fil d'une intrigue. Romain Gary est parvenu à un stade de sa carrière d'écrivain où il peut s'autoriser la mise à l'épreuve de son lecteur, tester la force de son adhésion aux valeurs que lui-même a voulu défendre toute sa vie, tout au long de son œuvre

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jeudi 13 décembre 2018

Tulipe ~~~~ Romain gary



L
e Larousse définit le terme de "civilisation" comme l'ensemble des acquis d'une société qui la fait s'éloigner de l'état sauvage, et devenir un modèle pour l'avenir. Lorsque Romain Gary publie Tulipe, en 1946, il sort tout juste de la seconde guerre mondiale à laquelle il a participé dans les rangs des combattants de la France libre. Il émerge de l'inimaginable de la part d'une société civilisée. Les horreurs de la guerre l'ont touché au plus profond de lui-même.

Il produit alors cet ouvrage débridé par lequel il exprime sa répugnance à l'égard de la barbarie dont il a pu être le témoin. Telle barbarie ne peut être le fruit d'une grande civilisation. Romain Gary emploiera son énergie à la dénoncer tout au long de sa carrière d'écrivain. A bout d'argument dans la colère et l'indignation, il choisira souvent de traiter le sujet par la dérision. Prendre le contre-pied de ses sentiments les plus immédiats lui semble évident pour exprimer son mépris contre tout ce qui dégrade la grandeur de l'Homme.

Tulipe, le "Blanc Mahatma de Harlem", ainsi nommé par les quelques amis qui le soutiennent dans son combat pour dénoncer l'absurdité du monde, est un rescapé de Buchenwald. Il jette en désordre à la sagacité du lecteur tous les thèmes qui peupleront les ouvrages futurs de Romain Gary. Il y a urgence, au sortir de l'apocalypse, à réconcilier ceux qui viennent de s'entre déchirer, à dénoncer les dérives de l'être doué d'intelligence. Tout y passe : la haine de l'autre, la maltraitance animale, les crimes contre la nature et tant d'autres manifestations du comportement humain qui n'ont de cesse de rabaisser l'homme à l'état sauvage. Sauvage au sens de barbare, car les animaux sauvages ne sont pas barbares, même quand ils sont carnivores. Ils ne sont pas responsables de leur condition.

Tulipe est un ouvrage turbulent, déroutant. Le propos en devient incohérent, le discours désorganisé. Mais il faut y décoder le cri de désespoir qu'il comporte, au point de sombrer dans une forme de folie douce. Le lecteur qui découvrirait l'auteur aux deux prix Goncourt avec cet ouvrage pourrait fort bien discréditer à ses yeux la noble académie pour ses choix futurs avec pareille première impression. A celui-là, je dis de persister, d'avancer dans la grande œuvre de Romain Gary. La dérision est chez lui une marque de fabrique, il faut y trouver le fond d'humanité qu'elle véhicule et qui habite Romain Gary jusqu'à l'obsession.


mercredi 5 décembre 2018

Le livre de l'intranquillité ~~~~ Fernando Pessoa

 



Cet ouvrage est celui de "l'universelle douleur de vivre", que Fernando Pessoa a su décrypter mieux que quiconque. Pour ce qui est de la forme, il se présente comme le collationnement de méditations recueillies sur plusieurs années et publiées à titre posthume, tardivement en France. En faire le résumé serait une gageure et ne pourrait être que mauvais plagiat. La prudence et l'humilité commandent de s'en prémunir. Aussi me suis-je concentré sur l'intention de son auteur à m'interpeler, moi lecteur d'un autre temps.

Littérature, "mariage de l'art et de la pensée". Le livre de l'intranquillité en est la plus évidente démonstration. Il m'a fait découvrir un auteur, un poète, un homme capable de mettre en mots et en images les pensées qui, à un moment ou un autre, ont aussi occupé et occupent encore mon esprit et que je ne saurais quant à moi traduire. Il m'implique de cette manière. Je sens bien que le présent qu'il ne vivait qu'en rêve était tourné vers un avenir dont je fais partie, et d'autres après moi. Un livre pour la postérité habitée par d'autres "moi", tant que le monde sera. Il réalise sous mes yeux son vœu le plus cher : "Être plus vivant une fois mort que de son vivant."

"Le seul lien de communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre d'un pont jetée entre les âmes, mais un rayon de lumière entre les astres."

Voilà donc le lien qui nous unit, lui et moi, par delà les âges, les langues, les condition et notoriété, ce rayon de lumière méprisant le temps qui borne nos vies aussi bien que notre enveloppe charnelle le fait de l'espace qu'elle englobe par tous ses sens. Lui et moi, victimes du même processus qui de la substance périssable d'un organe fait surgir des pensées. Lui et moi, respirant du même souffle dans l'atmosphère spirituelle des vivants et des morts.

"Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux."

Les réflexions de Fernando Pessoa, je les ai entendues plus que je ne les ai lues. Comme dictées d'en-haut. Elles m'ont fait découvrir un auteur fabuleux dont la traduction française de son nom est Personne. Clin d'œil du destin, car voilà un homme qui s'est étourdi à nier la Personne qu'il était pour ne devenir plus personne. À la fois rentré en lui-même et dissout dans les autres. Clin d'œil de la langue française qui au même substantif associe la personne et son absence.

"Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être aimé."

Est-ce comprendre Fernando Pessoa que de s'associer à ses interrogations ? Cela me confère-t-il la prérogative de faire partie de cette famille dans laquelle il voulait naître ? Une chose est certaine, les louanges qu'il appelle de ses vœux, je ne peux que m'y adonner tant je reste subjugué par son génie de la métaphore à dresser les tableaux impressionnistes de ses explorations intimes. Tout en se défendant de faire de la poésie, car il est "de la prose qui danse, qui chante, qui se déclame elle-même."

Sauf à vivre comme les animaux, guidés par leurs instincts, sans pensée ni réflexion, voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Un ouvrage exigeant, tant il condense dans ses surprenantes divagations le désarroi du vivant devant l'absurde de sa condition, à ne savoir répondre qu'à la seule question : pourquoi la vie ? Point de réponse de la part des religions. Elles ne font "qu'emplir les âmes du vide du monde". Point de recours en Dieu qui n'est qu'un "créateur d'impossibilités".


Ouvrage essentiel et inutile à la fois. Essentiel parce qu'il brise la solitude des hommes en les associant aux mêmes interrogations. Inutile parce que ces dernières restent et resteront sans réponse. Mais ouvrage indispensable quand même, car le savoir-dire, en chœur, est un immense soulagement du cœur pour tous ceux qui comme moi restent silencieux à ne savoir dire la souffrance du vivant.

"Mais tout est absurde, et c'est encore rêver qui l'est le moins."

L'homme dans l'absurde de sa condition. A l'instar d'un Albert Camus vingt ans plus tard. Un cri à l'écho du monde, contre le mutisme de la résignation. Rêver, rêver encore et toujours. Nous ne sommes que ce que nous rêvons. Pessoa n'a fait que simuler sa vie, son esprit était ailleurs, à fouiller son âme comme le télescope scrute les trous noirs de l'univers, à écouter dans l'ennui la "sourde poésie de l'âme". Allégories sublimes qui font de lui un porte-parole de choix pour l'espèce affublée de la douleur de penser.

"Le Moi lui-même, celui qui appartient à chacun de nous, est peut-être une dimension divine."

Ouvrage d'un homme qui a pour patrie sa langue et s'épuise à ne savoir se situer entre l'être et le non-être, entre le moi et les autres, entre le tout et le néant. Entre tout et son contraire. Concept globalisant jusqu'à faire du Moi une composante de Dieu. La majuscule sied alors aux deux. Et pourquoi pas décréter la mort de Dieu, Nietzsche a bien osé.

Ouvrage de référence, intemporel, d'une mélancolie lumineuse et envoutante, qui nous fait souffrir par sympathie, au fond de cet "asile de fous" qu'est notre âme.


samedi 24 novembre 2018

Le Meurtre du Commandeur, livre 2 : La Métaphore se déplace ~~~~ Haruki Murakami

 



Le meurtre du commandeur est un tableau qui ne voulait pas de contemplateur. Il a été conçu dans le secret de son créateur. En soulagement d'une blessure, comme la parole libère le cœur de celui que la vie a traumatisé.

Portraitiste de renom, le narrateur anonyme de cet ouvrage en deux tomes sera le profanateur involontaire du secret piégé sur la toile par le vieux peintre Tomohiko Amada. Les intentions du créateur prendront corps et ouvriront alors le peintre du figuratif à la vraie nature de ses modèles. Pas celle dont les traits du visage se figent sous son pinceau, mais bien l'intimité de tout un chacun, obscure à tout autre.

Un lien se crée alors entre la toile conçue pour rester dans l'ignorance du monde et la réalité. Les concepts se matérialisent quand les événements s'enchaînent. Idée, métaphore prennent corps, interpellent et guident le portraitiste dans la compréhension du monde qui l'entoure, des êtres qui y évoluent. En particulier ce voisin singulier, Wataru Menshiki, et la jeune fille secrète, Marié Akikawa, dont il a entrepris de faire les portraits. L'abstraction de leur personnalité sous le pinceau de l'artiste, en exploration de leur moi intérieur, pourrait-elle mettre à jour une filiation ?

Lorsque la jeune fille disparaît, le portraitiste est conduit sur ses traces par un environnement surnaturel dans lequel s'interpénètrent esprits, concepts et créatures de l'imaginaire. Les êtres humains quant à eux, prisonniers "de l'espace, du temps et de la probabilité", ressentent l'oppressante claustrophobie de leur propre condition. Les parois qui se resserrent sur eux sont celles de leurs souvenirs, préjugés et autres inhibitions.

À la fréquentation de l'irrationnel il faut s'attendre à être déstabilisé. Haruki Murakami est orfèvre en la matière. Avec un développement très maîtrisé de l'intrigue, il retient son lecteur dans un qui-vive permanent. Chaque personnage peut créer la surprise et être potentiellement celui qui détient la clé des énigmes, lesquelles s'additionnent, s'enchaînent, se superposent. Les rebondissements se glissent dans les banalités du quotidien. Il n'y a pas avec Haruki Murakami de mystère planté au début de l'ouvrage qui trouve sa solution en dernier chapitre. Il conçoit celui-ci comme un distillat de l'imaginaire, dans lequel logique n'a pas sa place. Une forme originale de traiter les questions qui nous obsèdent. Toujours les mêmes.

J'ai toutefois un regret dans cet ouvrage. Certaines de ces obsessions que j'aurais bien voulu voir reliées plus intimement à la trame générale, le rôle de l'homme à la Subaru blanche par exemple. Mais soit, Haruki Murakami nous dit-il pas page 352 qu'il y a "des choses que nous ne pouvons ni ne devons expliquer."

Le meurtre du commandeur ; du romanesque de haut vol, à recommander à qui ne craint pas l'irrationnel pour traiter de nos obsessions bien réelles.


mardi 13 novembre 2018

Le Meurtre du Commandeur, livre 1 : Une idée apparaît ~~~~ Haruki Murakami

 

"La vérité précipite parfois les hommes dans un solitude insondable." C'est sans doute la raison pour laquelle ils se réfugient volontiers dans l'imaginaire, le rêve, quand ce n'est pas l'irréel, le mystique voire l'irrationnel. L'univers de Murakami fluctue dans ces aires aux contours mal définis. Il s'y complait et y embarque son lecteur, lequel le suit volontiers, jusqu'à rester captif de ses errances créatives. Difficile pour ce dernier, que j'ai pu être, d'interrompre sa lecture et poser l'ouvrage. Il faut pour cela que les contingences du quotidien élèvent la voix : "T'es encore dans ce fichu bouquin ?".

Murakami est un geôlier de l'esprit. Il fait preuve d'une solide intelligence de l'intrigue. Avec un subtil dosage de rebondissements, où l'inattendu le dispute à l'étrange comme au convenu, d'artifices bien calibrés, de tournures de phrase lapidaires au vocabulaire pourtant usuel, avec cet arsenal que son talent met à sa disposition il accapare son lecteur et l'embarque sur ses pas aux confins du réel, sur les traces de sa référence favorite en matière d'irrationnel : Kafka. Dans une atmosphère parfois anxiogène toutefois moins cauchemardesque. Même si le lecteur reste sur le qui-vive.

En refermant le premier volume du Meurtre du commandeur, le lecteur est à cent lieues d'imaginer ce que l'esprit fécond du maître aura concocté pour le conserver dans sa dépendance. C'est l'intérêt de cette partition en deux tomes qui, au-delà de celui plus bassement mercantile, permet au lecteur de reprendre haleine. Il en est du désir de savoir comme de tout autre : il est plus ardent à vivre qu'à assouvir. Dans l'irrationnel les pourquoi n'ont plus cours. Ils impliqueraient des réponses par trop cartésiennes. Les comment s'y substituent et permettent de mesurer la puissance créatrice de l'auteur. À la fin de ce premier volume l'énigme reste entière. Même lorsqu'une idée apparaît.

Car c'est une idée qui obscurcit plus qu'elle n'éclaire. Une idée qui n'est pas esprit. Une idée qui a pris corps. Une idée qui ne juge pas. Drôle d'idée finalement que cette conscience déportée, en forme d'ange gardien. Cette idée qui sort d'un tableau funeste, le Meurtre du commandeur. Une idée qui semble pourtant amicale. Jusqu'à quand ?

Du narrateur au fil des pages, on connaît toute la vie, sauf le nom. On envie son talent à peindre des portraits. Activité dont il vit chichement, forcément. Jusqu'à ce jour où il prend conscience que ses tableaux, aussi fidèles soient-ils, ne représentent pas leur propriétaire. Enfin pas leur for intérieur, leur âme, donc pas eux-mêmes en fait. Ils ne sont que le paraître et non l'être. Ce n'est pas Dorian Gray qui le démentirait. Lui qui se torture à voir son âme vieillir sur la toile, quand ses traits juvéniles persistent sur son visage.

Nous voilà rendus à mi-chemin de cette connivence consentie. Car disons les choses comme elles sont, Murakami a le don d'associer, de compromettre même son lecteur à ses libertés. Alors tentons maintenant de suivre la métaphore qui se déplace. Jusqu'où ?

Certainement jusqu'à ce qu'un sentiment profond de la nature humaine se dévoile et nous exprime son mal-être. Il y a toujours un fonds d'humanité dans ces digressions savamment mises en scène qui nous réjouissent.


samedi 3 novembre 2018

Petite éloge de l'errance ~~~~ Akira Misubayashi

 




En voyant au travers des médias le comportement des Japonais en réaction à la catastrophe de Fukushima, ou encore lors de la dernière coupe du monde de football, quand leurs supporters ont été les seuls, en fin de match, à nettoyer les tribunes des reliefs de leur exubérance, je me suis dit que nous n'étions pas faits du même bois. C'est donc avec le plus vif intérêt que j'ai trouvé dans les pages de cet opuscule d'Akira Mizubayashi, Petit éloge de l'errance, l'éclairage propice à m'engager dans cette réflexion sur les différences de comportement des uns et des autres selon la formation mentale des cultures respectives.

Japonais de naissance, Akira MIzubayashi a fait ses études de lettres en France. Il en manie la langue avec un talent propre à déchoir nombre d'entre nous, pourtant nés dans le bain amniotique de la langue de Molière. Cet homme de lettre à la double culture était donc tout indiqué pour faire le distinguo des mentalités nippone et occidentale.

Avec ma propension à louer le sens collectif qui anime les Japonais, j'avais oublié que la nature humaine étant ce qu'elle est, d'un bout à l'autre de la planète, il n'est point de complexion parfaite quand on l'accommode à l'intelligence. Cela se saurait. Et Akira Mizubayashi de nous décrire les us et coutumes de ses compatriotes comme un "mode d'existence communautaire indestructible qui, foyer du conformisme rampant, entrave et empêche l'apparition d'êtres singuliers associatifs et leur avancée sur le chemin d'une véritable appropriation démocratique." le mot est lâché.

Il pousse ainsi ses craintes au point de voir le Japon en retourner à ses vieux démons, ceux-là mêmes qui ont conçu ce corps étatico-moral de l'ère Hirohito. Son pays natal s'inventerait alors une nouvelle incarnation spirituelle de morale collective, apte à "réinventer un être en commun dans une société que l'on pourrait qualifier de "tout à l'ego". Appréciez l'association d'idée qui connote une certaine répugnance pour l'agglomération des êtres singuliers en un cloaque englobant et dénaturant la personne pour la diluer dans une mouvance omnipotente et souveraine.

Vu sous cet angle, on trouve le nettoyage des tribunes moins séduisant. Où se trouve donc l'idéal humaniste ? Sans doute dans l'errance, nous convainc Akira Mizubayashi. Errance qu'il ne faut pas confondre avec itinérance, laquelle trace des chemins à suivre. Errance qui comporte ses parts de solitude et d'incertitude. Errance linguistique au final, et pourquoi pas, qui dans le choix d'une langue épousée en contre pouvoir d'une langue imposée, confère le bagage culturel, l'ouverture d'esprit indispensable à l'élévation. Sortir de l'enfermement.

Comme toujours, entre l'orient et l'occident, tous deux empesés de leurs culture et traditions, doit bien se trouver une aire de compromis, accessible à la seule errance. Il s'agit donc bien de faire l'éloge de cette dernière, puisque plus proche d'une lucidité, véritable source d'humanisme.


jeudi 25 octobre 2018

Lettre à un otage ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry




Qu'elle est émouvante et belle cette courte lettre. Tellement bien écrite et porteuse d'une si généreuse humanité.

Saint-Exupéry qui vient de faire l'expérience de la guerre civile espagnole voit maintenant son pays envahi par les Allemands. En transit au Portugal sur le chemin des États-Unis, il pense à ceux qui sont restés sur le sol français, ces quarante millions d'otages, avec en particulier son ami juif Léon Werth.

C'est le cœur pétri de remords et d'angoisse qu'il leur destine cette Lettre à un otage. A l'évocation de la simple douceur de vivre en paix, on perçoit toute la sensibilité à fleur de peau de l'auteur du Petit Prince.

Vertus d'un sourire, nostalgie d'un verre entre amis en bord de Saône, rêve saharien, ivresse de l'amitié, le "sort de chacun de ceux qu'il aime le tourmente plus qu'une maladie installée en lui."
"Respect de l'homme ! Respect de l'homme ! … Là est la pierre de touche."


jeudi 18 octobre 2018

L'éternité n'est pas de trop ~~~~ François Cheng

 


Dans la croyance taoïste, l'âme ne périt pas. À l'heure de la mort, elle réintègre la Voie. Cet infini de l'espace et du temps où règne la pensée pure et porte ses adeptes à l'espérance d'un prolongement de la vie. Un glissement vers l'infini.

Dao-sheng et Lan-ying brûlent d'un amour inassouvi. Les codes sociaux et moraux qui prévalaient dans la Chine de l'époque Ming ont placé entre eux des barrières infranchissables. L'un et l'autre sont réduits à vivre l'accomplissement de leur désir dans le désir lui-même. Dans la charnelle certitude de leur complémentarité ils subissent la loi des astres qui selon l'équilibre des forces contraires s'attirent et se repoussent en même temps, et restent ainsi à jamais à distance.

La rencontre charnelle de Dao-sheng et Lan-Ying, enracinés dans leur époque, soumis à leur condition, ne dépassera pas le frôlement des doigts dans de trop rares occasions. Dao-sheng est alors gagné par la passion mystique qui germe en lui. Il intériorise le mystère du féminin, avec la conviction qu'envers et contre tout l'amour relie le visible et l'invisible, le fini et l'infini. L'amour est quintessence de la pensée pure.

Cette attirance mystérieuse peut-elle se concevoir dans une immense attente, sans prolongement charnel ? L'amour peut-il être idéalisé au point de faire oublier l'appel du corps sous l'emprise tyrannique de l'instinct ? Dao-sheng doit-il son exaltation de l'amour aux seules entraves que la vie terrestre a opposées à sa rencontre avec Lan-ying ?

Toute manifestation de son aimée, aussi timide soit-elle, est prétexte à Dao-sheng pour entrer en communion de pensée avec elle. En désespoir du secours des religions qui se concurrencent à cette époque en Chine, dont celle enseignée par les nouveaux prédicateurs venus de l'occident, Dao-sheng se forge à la conviction, peut-être en résignation ou en consolation, que la force de l'amour trouvera sa consécration au-delà de la mort.

L'intimité n'est pas dans la nudité des corps. L'intimité est dans les tréfonds de l'âme. Cette part de la pensée qui ne se manifeste ni par des actes ni par des mots. L'essence de l'être. Dao-sheng sublime la femme dans sa féminité. Elle « est chair certes, mais combien cette chair se transmue sans cesse en murmures, en parfums, en radiance, en ondes infinies dont il importe de ne pas étouffer la musique". Voilà une vision de la féminité, de l'amour que n'aurait pas reniée Romain Gary, grand promoteur de la femme idéalisée.

Magnifique ouvrage sur la quête de cette part manquante à tout homme. À toute femme aussi, Dao-sheng en a l'ardent désir, tant les manifestations de son aimée sont rares et timides. Il conçoit cette épreuve comme la promesse, la preuve même d'un avenir à son amour pour Lan-Ying. La vie sur terre n'est qu'opportunité de rencontre. Deux êtres qui s'aiment rentreront en connivence à jamais quand les contraintes de la vie auront été effacées.


samedi 13 octobre 2018

L'homme révolté ~~~~ Albert Camus

 



A se heurter aux confins du rationnel, sur cette frontière épaisse et floue qui ouvre sur l'irrationnel, Camus, et sans doute tous les confrères philosophes qu'il appelle à son argumentation avec une préférence pour Nietzsche, me fait penser à cet insecte sous une cloche de verre qui cherche en vain mais avec obstination l'ouverture à l'air libre. La quête de l'absolu pour le philosophe. Après nous avoir convaincus de l'absurde de la condition humaine avec le Mythe de Sisyphe, de cette Création qui ne dit rien de ses intentions, nous voici quelques dix années plus tard, dans la même absence de réponse, et contraint avec Camus à la révolte.

Lautréamont, Sade, Rimbaud, Kafka, et tant d'autres qui peuplent cet ouvrage, autant d'insectes sous la cloche de verre. Tant d'autres qui, de révolte en révolution n'en déplaise à feu le roi Louis XVI, viennent au secours, appelés par lui, d'un Albert Camus qui établit le panégyrique de la révolte, seule conclusion possible à des siècles d'exploration raisonnée.

Camus a le tort de poser les bonnes questions, de remettre en cause si ce n'est en accusation le responsable de tout cela. Tout cela n'étant au final que la condition précaire de l'homme. Dieu nous donne la vie et la reprend. Dieu est donc criminel. Un criminel qui ne manifeste aucunement ses raisons.

Après tout ce temps, depuis que l'intelligence a investi le corps du mammifère pour en faire un homme, force est donc de conclure avec Nietzsche que Dieu est mort. Et l'homme devenu Dieu ? Cela lui rendrait-il justice du sort qui lui est réservé ? Nullement. Et la révolte qui le gagne ne lui apporte pas pour autant de consolation. L'homme devenu Dieu reste mortel. Dans un relatif trop humain, ou tout ne s'entend que par comparaison. Point d'absolu.

La philosophie ne serait-elle au final que l'art de poser les questions ? Et de désespérer des réponses ?

Nous voilà donc revenu au point de départ. A quoi peut alors servir pareil ouvrage à son lecteur, s'il reste sur cette conclusion ? Il sert en tout cas à son auteur à faire entendre son cri, d'autant mieux que quiconque puisqu'érudit et fin lettré. Et moi lecteur j'entends ce cri qui le fait émerger, Albert Camus, du grand concert de l'humanité, ce cri de l'homme enfermé dans sa condition, sa cloche de verre, et qui sait dire mieux que je ne pourrais le faire l'état de souffrance auquel on ne peut que convenir, puisqu'affublé de la même condition.

J'apprends quant à moi maintenant au moins une chose grâce à cet ouvrage. J'apprends pourquoi le philosophe se fait aussi romancier. Il nous le dit page 328 : "le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci".

La quête de l'absolu serait donc là. Dans l'imaginaire.


mardi 2 octobre 2018

Le tour du monde du roi Zibeline ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 



Il ne faut pas se laisser abuser par les allures picaresques que peut revêtir ce roman. Il s'agit bien d'un drame qui se noue sous la plume de Jean-Christophe Rufin lorsqu'il entrouvre cette petite fenêtre sur l'histoire de Madagascar. Ce drame, au-delà des péripéties qui émaillent la vie de ses héros, c'est celui de l'agonie d'un rêve.

En devenant fortuitement et opportunément roi de Madagascar, sous le nom inspiré par une image bucolique de son passé, le roi Zibeline avait cru pouvoir unifier les peuples indigènes de l'île. le pari était pourtant bien engagé. Mais il avait surtout cru par ce truchement mettre les indigènes de Madagascar à l'abri des appétits de conquérants sans scrupule. Les envoyés des rois de France n'étaient en effet alors que des forbans, ils avaient flairé en cette partie du monde encore vierge de toute colonisation une formidable source de profit. La valeur convoitée s'échangeait sur les marchés … aux esclaves. Auguste Benjowski, le roi Zibeline, imaginait déjà avec lucidité les monstruosités qui se cachaient derrière l'euphémisme assassin de « pacification ».

Lui, qui ne se livrait aux affres de la guerre que lorsque cette dernière répondait à un idéal de liberté, avait cru trouver l'Éden auquel son ouverture aux philosophies du siècle des lumières le faisait aspirer. En unifiant les peuples indigènes autour d'un idéal de progrès, il avait cru construire sur une portion de terre protégée du reste du monde un modèle de ce que personne n'aurait encore osé appeler démocratie.

Après avoir couru le monde dans les incroyables péripéties d'une jeunesse aventurière, conquis le coeur de la fille de son ancien geôlier des confins de la Sibérie et perçu les menaces qui pesaient sur le nirvana qu'ils avaient déniché, il s'en est allé avec son aimée, Aphanasie, chercher le soutien d'un pionnier de l'anti esclavagisme, un des initiateurs de la déclaration d'indépendance américaine, le vieux sage qui avait réussi à piéger la foudre : Benjamin Franklin.

L'ancien ambassadeur des états de l'union en France connaissait trop bien les travers de la politique quand elle est commandée par l'appât du gain. Il écoute avec passion le formidable récit à deux voix, à deux sensibilités devrait-on dire, des aventures qui ont conduit les deux idéalistes à prendre le parti des indigènes malgaches et tenter de les soustraire aux appétits des grandes puissances de l'époque, au premier rang desquelles la France. Auguste et Aphanasie, complémentaires en leur amour et en leur perception des autres, rêvent de ce laboratoire humaniste à huis clos sous les latitudes du paradis sur terre qu'est alors Madagascar. Au péril de leur vie, ils veulent aller au bout de leur rêve et ne reculent devant aucun sacrifice pour y parvenir, bousculant les obstacles qu'une Providence, à laquelle ils se refusent à croire, place sur leur chemin.

Les premières lignes ouvrent l'appétit du lecteur. Les yeux courent sur la fluidité d'une écriture souple et très accessible. Animé d'une curiosité qui flatte l'esprit on dévore les pages de ce conte aux péripéties saisissantes. L'histoire d'amour que Jean-Christophe Rufin se plait à surajouter aux vicissitudes de l'aventure relève l'intrigue d'une touche sensuelle. Il convient de l'artifice romanesque.

Le tour du monde du roi Zibeline est un beau roman, fort bien écrit, qui s'inspire d'une page d'histoire que notre culture nationale a d'abord dénigrée, puis préféré oublier, et pour cause. Jean-Christophe Rufin nous la remet en mémoire, avec une insidieuse délicatesse. Si on ne connaît pas l'histoire dans sa précision, celle de Madagascar en particulier, on sait en revanche que la soif de pouvoir est une constante inhérente à l'espèce humaine. On se doute bien alors que l'utopie de nos deux héros ne pèsera pas lourd face aux exigences de la cupidité. Mais ce genre d'ouvrage n'est-il pas fait pour rêver.

Je remercie Babelio et les éditions Gallimard pour m'avoir adressé cet ouvrage dans la cadre de l'opération masse critique.