Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 27 mars 2019

Le fusil de chasse ~~~~ Yasushi Inoué

 



Il est des situations qui pèsent sur le cœur au point de ne pouvoir les aborder de vive voix avec ceux qu'elles impliquent. La lettre devient alors le moyen de rompre avec la souffrance qu'elles génèrent. Elle permet à son auteur de s'épancher sans craindre la contradiction, de maîtriser ses émotions et de rééquilibrer un rapport de force défavorable. La lettre abolit les inhibitions.

C'est le procédé qu'utilisent trois femmes à l'adresse de Josuke Misugi. Il est entré dans leur vie comme époux, amant, voire comme intrus, quand il s'agit de la fille de son amante. Trois lettres, dont une posthume, celle de cette dernière, afin de mettre en mots ce qui a exacerbé leur sensibilité, en bonheur ou en chagrin, et n'a pourtant pu franchir leurs lèvres pour divulguer leur ressenti intime. Josuke a entretenu une relation illégitime avec celle des trois qui a choisi de quitter ce monde.

Avant de partir, cette dernière, qui déplorait avoir vécu dans le péché, tient à lui faire la confidence de "son moi profond, son moi véritable". le temps d'une lecture, elle prolonge ainsi sa vie auprès de lui, consciente que la relation intime qu'ils entretenaient ne lui avait pas pour autant permis de dévoiler ce jardin secret où fleurissent les désirs, les rêves, les espoirs, où prospèrent aussi les remords, les craintes et les peines, plus difficiles à confesser.

Celles qui ont vécu en marge de cette relation expriment quant à elles le désenchantement. Elles savent que, mieux que les paroles, la lettre s'imposera à son destinataire, jusqu'au dernier mot, pour exprimer le préjudice de la duplicité.

Dans une langue feutrée, ces trois femmes expriment avec douceur l'amertume pour les unes, l'amour mais aussi le repentir pour l'autre. Convaincues d'atteindre leur cible par le truchement de la lettre, toutes trois écrivent avec détermination le fruit de leur pensée. Des arguments soupesés, des propos modérés dont la portée sera d'autant plus grande pour se faire entendre de leur destinataire. L'assurance d'être lues leur donne la satisfaction d'être entendues et de soulager leur conscience. Fût-ce au moment de quitter ce monde. Des paroles pour le cœur.

"Si je devais vous dire ceci de vive voix, comme cela me serait difficile ! Sans compter ce que ma tentative pourrait avoir de pénible, il me serait sans doute impossible de vous adresser la parole sans incohérence. Je suis capable, en ce moment, de m'expliquer uniquement parce que je vous écris."


lundi 18 mars 2019

Le chagrin ~~~~ Lionel Duroy

 



Pour se construire un enfant a besoin de deux apports primordiaux : l'amour et la sécurité. Deux ingrédients qui ont fait cruellement défaut à William Dunoyer de Pranassac, parmi les aînés d'une fratrie de dix enfants, dont on aura compris qu'il n'est autre que l'auteur de cet ouvrage. Récit qui avec cette transposition devient roman. Celui d'une enfance dilapidée par des parents inconséquents.

Pourquoi éprouver le besoin de publier d'une histoire de famille dans son intimité, quand l'auteur sait que cette intention sera dévastatrice, qu'elle le projettera dans l'isolement et ira même jusqu'à lui donner des intentions suicidaires. A la part d'exhibitionnisme ou de dénonciation que d'aucuns seraient tenter de lui prêter on préfère y substituer l'avidité à renaître qui anime l'intention tant on est convaincu de sincérité à la lecture de cet ouvrage.

Le chagrin de Lionel Duroy, publié en 2010, est un livre pour en justifier un autre. Publié en 1990, Priez pour nous s'est imposé à son auteur pour l'extirper du champ de ruines dans lequel il a grandi. Ce n'est pas pour rien qu'en séjour dans les Balkans pendant la guerre de Bosnie en 1993, Lionel Duroy est fasciné d'horreur à la vue des maisons détruites. Elles étaient des foyers de vie familiale. Symbole pour lui de ce qui aurait dû être et rester un havre de sécurité et un sanctuaire d'intimité. Il y fait le rapprochement avec son sort.

Dans le chagrin, Lionel Duroy explique pourquoi et comment envers et contre tout il devait faire table rase d'un passé honni. Quelles qu'en soient les conséquences. Fût-ce au prix de la perte de toute sa famille, père, mère bien sûr, les artisans du désastre, mais aussi frères et soeurs qui l'ont sommé sans succès de renoncer à étaler sur la place publique l'indignité de parents qui, au moment de la parution de son ouvrage salvateur, sont parvenus à l'automne de leur vie. Perte de son épouse aussi. Désert affectif après la bombe de la révélation. Si ce n'était deux enfants qu'il faut eux-mêmes protégés du désastre après le départ de leur mère.

Le chagrin suinte entre les lignes de cet ouvrage. Le problème avec l'enfance, c'est qu'on en a qu'une et quand elle est gaspillée, c'est pour la vie. On n'en guérit pas. L'amertume est ancrée dans la personne. Pas de retour en arrière possible. Mais peut être une autre force de vie peut-elle faciliter le chemin vers l'avant. Ce que lui apportera sa deuxième épouse.

Difficile de parler de cet ouvrage sans évoquer cet autre qu'il faut maintenant lire. Celui qui ouvre la carrière d'écrivain de Lionel Duroy. le livre à la fois dévastateur et refondateur. le sauvetage commençant par une déferlante de haine à l'égard de ceux qui ont étouffé le rêve. Ce rêve nécessaire à tout enfant imaginant son avenir.


mardi 5 mars 2019

D'autres vies que la mienne ~~~~ Emmanuel Carrère

 



"Mes filles ne se souviendront pas de moi."
Une mère atteinte d'un cancer vit ses derniers jours. Elle exprime son désespoir d'abandonner ses enfants si jeunes. Le désespoir de les savoir perdre le souvenir de l'amour qu'elle leur porte. Ce à quoi son ami et confident lui rétorque "on ne se souvient pas de nos parents et pourtant ils nous habitent."

Cet ouvrage, dans lequel tout est vrai nous dit Emmanuel Carrère, est un livre contre l'oubli. Mais pas seulement. Il est aussi un livre pour faire connaître sa mère à une petite fille dont elle n'aura pas le souvenir puisque celle-ci meurt dans les premiers mois de sa vie.

A quelques mois d'intervalle, Emmanuel Carrère a été le témoin de deux drames parmi les plus cruels qui puissent atteindre une famille. Des parents qui perdent leur fille unique dans le tsunami de 2003, pour le premier. La longue agonie d'une mère malade laissant trois petites filles, pour le second. Il s'est laissé convaincre d'écrire le calvaire de ces familles ordinaires que rien, comme de juste, ne prédestinait au malheur.

Il décide d'écrire les mots qui traduisent l'horreur. Celle de la première nuit après l'annonce de la nouvelle. La perte de l'enfant pour les uns, l'annonce de la condamnation pour l'autre. L'horreur d'un monde vide de ces êtres chers arrachés à l'amour des leurs. Sans imaginer l'écho que pourrait avoir son ouvrage, sans imaginer que de la cruelle vérité, de la violence des mots naîtra une forme de résilience. Résilience n'est pas oubli, mais le contraire de l'oubli.

Les cellules portent en elles la trace non substantielle de ceux qui nous ont fait. De ceux que l'on a faits. Cette trace invisible à tout examen, c'est le marqueur de l'amour. Diane, la petite dernière qui n'a pas connu sa mère le porte en elle.

Sa nounou, accablée elle aussi par la perte de son mari n'oublie pas non plus. Mais quand elle prend Diane dans ses bras, elle sourit à la vie. Continuer à vivre est mystérieux.
C'est écrit avec le style d'Emmanuel Carrère. Un style dénué d'allégorie, parfois cru et sans faux semblants, mais un style qui fait passer les émotions. C'est très réussi. Et gageons que c'est un ouvrage qui aura son importance pour celle qui n'a pas connu sa mère.


mercredi 20 février 2019

La troisième Hemingway ~~~~ Paula McLain

 


Ernest Hemingway a eu quatre épouses. Dans Madame HemingwayPaula McLain nous dressait le portrait de la première d'entre elles, Hadley Richardson. Avec cet ouvrage, La troisième Hemingway, c'est sur Martha Gellhorn qu'elle pose son regard. Autant la première a été celle qui avait cru en lui, avait soutenu, stimulé ce parfait inconnu qui tirait alors le diable par la queue. Autant Martha Gellhorn fut celle qui a dû se battre pour exister face au monstre de célébrité qu'il était devenu entre temps. Deux femmes, deux courages. Et malheureusement pour elles, deux déceptions amoureuses.

Lorsque je me suis vu proposé de confier ma perception de ce nouvel ouvrage de Paula McLain, je n'ai pas hésité une seconde. Persuadé que j'étais de retrouver dans La troisième Hemingway, ce talent avec lequel l'auteure avait su me faire entrer dans l'intimité de ses personnages, sans sombrer dans le parti pris ou le voyeurisme. Paula McLain sait convaincre de la sincérité sentimentale, de la force de caractère qu'il a fallu à ces femmes pour exister en des époques où la notoriété ne pouvait être que masculine.

Avec un style agréable et limpide, l'auteure fait revivre ses personnages avec une incroyable authenticité. Personnages féminins qu'elle évoque avec une complicité subtile, sans se laisser déborder par la solidarité féminine qui ne peut pas ne pas l'animer. Surtout lorsque ces femmes sont confrontées à des monstres de célébrité comme cela a pu être le cas avec Hemingway.

Martha Gellhorn s'est battue pour exister, ne pas rester à l'ombre de ce mari célèbre et envahissant, être reconnue pour elle-même puisqu'elle écrivait elle-aussi. C'est sans doute une des raisons qui l'a poussée à prendre tous les risques dans ce métier de reporter de guerre qui répondait à ses aspirations aventurières. C'est ce combat-là, d'être soi-même et non le faire valoir d'un autre, ou la femme de …, que Paula McLain nous fait appréhender dans cet ouvrage consacré à la troisième épouse du futur prix Nobel de littérature.

En contre poids de ses sentiments à l'égard de l'écrivain repu de son succès, consciente de la faiblesse de sa position, Martha Gellhorn a tenu à préserver son indépendance. Elle a eu l'intelligence de dominer ses sentiments, en forme de mise à l'épreuve de ceux de son illustre époux. Prudente, elle n'a pas voulu avoir d'enfant de son héros tout en se prenant d'affectation pour les trois garçons qu'il avait eus avec ses deux premières épouses. Une mise à l'épreuve qui dévoilera malheureusement la volatilité de cet époux et sa soif d'exclusivité. le talent est exigent, le succès est égoïste. Martha Gellhorn s'est brûlé les ailes au contact de cet homme des cavernes avide de la reconnaissance des autres, avare de la sienne.

C'est à chaque fois un univers féminin dans lequel Paula McLain nous incorpore. C'est tellement bien écrit qu'on voudrait qu'il soit objectif. Elle choisit des personnages forts qui n'inspirent pas la compassion. Je repense à cet autre ouvrage de son cru qui m'avait séduit, L'aviatrice. Il y a chez cette auteure cette grande faculté à lier les références historiques avec une atmosphère du quotidien des plus crédibles. Y aurait-t-il de sa plume un ouvrage sur les autres madame Hemingway que je m'empresserais de me le procurer.


vendredi 8 février 2019

Le lambeau ~~~~ Philippe Lançon

 



"Je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie future, je pleure sur ma vie obscure, mais vous ne me verrez pas pleurer." Page 417

N'attendons donc pas dans le lambeau d'y lire la complainte d'un homme qu'une pulsion meurtrière aura brisé. C'est le récit de quelqu'un qui veut échapper à la condition de victime, de quelqu'un qui voit en l'écriture le meilleur moyen de s'extraire de lui-même pour analyser, comprendre un événement hors du commun. C'est le récit d'une naissance. Celle d'un autre homme.

Ai-je contribué, en lisant son ouvrage, à la construction de ce nouveau personnage qu'est devenu Philippe Lançon depuis la tuerie de Charlie Hebdo? Car de re-construction il n'est pas question dans son propos. le Lambeau est un ouvrage entre deux vies. J'ai compris en avançant dans cette lecture que le dénommé Philippe Lançon, né cinquante ans plus tôt, devenu journaliste reporter, était mort avec ses amis de Charlie Hebdo. J'ai compris que celui qui en a réchappé ne sera plus jamais, sauf pour l'état-civil, ce Philippe Lançon-là, entré le 7 janvier 2015 avec l'insouciance du quotidien dans le local de la mort. La froideur administrative n'envisage pas qu'un homme puisse en devenir un autre, au point de se trouver mal lorsqu'après des mois d'hôpital il remet les pieds dans ce logement qui était son chez-lui. Comme un parent revient dans la chambre d'un enfant disparu.

J'ai hésité avant de le lire ce livre. Certain d'endurer à sa lecture le malaise que peut générer la vue des chairs déchirées, des os fracassés, des gestes médicaux pour recoller tout ça. Je n'ai, je l'avoue, pas beaucoup de courage pour être spectateur de la souffrance des autres. Je me suis pourtant laissé convaincre. Je ne le regrette pas. Car il est une chose que je n'ai pas trouvé dans cet ouvrage, c'est le désespoir et l'abandon. Ni la plainte, la colère ou la condamnation. Encore moins la soif de vengeance.

Le lambeau est un ouvrage écrit, entre autres intentions, pour saluer l'abnégation, l'amitié, l'amour, de ceux qui ont aidé son auteur à surmonter l'épreuve : le corps médical bien sûr, la famille, les amis, les policiers aussi qui l'ont protégé jour et nuit pendant des mois. Quant à ceux qui lui ont infligé cette épreuve, il ne dit rien. Il ne fait qu'un constat : "qui veut punir les hommes de leurs plaisirs et de leur sentiments au nom du bien qu'il croit porter, au nom d'un dieu, se croit autorisé à faire tout le mal possible pour y parvenir."

Philippe Lançon interpelle aussi son lecteur. Il ne lui épargne rien de tout ce qui pourrait le faire défaillir. Une manière de le mettre à l'épreuve et le convaincre que son propos n'est pas exhibitionniste, propre à satisfaire un voyeurisme mal venu. Une manière de le mettre en garde aussi, lui, moi, lecteur élevé dans le mirage du virtuel, gavé d'invraisemblances numériques et désormais convaincu d'invulnérabilité. Lecteur insouciant, sans doute plus encore qu'il ne l'était lui-même Philippe Lançon avant le 7 janvier, car son métier l'avait déjà impliqué à la souffrance humaine. Moi, comme les autres contemporains de ce siècle de certitudes, d'urgences, assénées à grands renfort de harcèlement médiatique. Convaincus de liberté par les exigences que nous dicte notre monde mercantile. Sûrs de notre bon droit quand nous revendiquons le confort, le plaisir, le refus de la douleur.

Lui, Philippe Lançon, a enduré. Au-delà du courage. Et quand le courage est dépassé il devient inconscience. Elle même maîtrisée devient leçon de vie. Il a tenu le coup, soutenu dans son parcours par ceux qui ont écrit, peint, mis en musique toute la palette des sentiments humains : Proust, Baudelaire, Kafka, Mann, Bach, Velasquez. Stimulé par ceux-là et tant d'autres qui avec la maîtrise de leur art ont dépassé la condition humaine. Quand tous les discours ont échoué à conjurer le tourment, que l'idée de la mort fait son chemin dans un corps qui suffoque et semble abandonner la partie, ne reste alors que la poésie pour s'extraire de ce corps devenu douleur. Baudelaire pour un dernier souffle :
"Ô Mort, vieux capitaine ! Il est temps ! Levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, Ô Mort ! Appareillons !
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !"

Le Lambeau est tout sauf le parcours événementiel d'un calvaire, d'une complainte, d'une rancœur. C'est une leçon de vie. Et une vraie œuvre littéraire.
C'est un livre entre deux mondes : celui de la légitime naïveté et celui de la noire réalité. le monde des gestes quotidiens auxquels on ne prête plus attention et celui de corps inertes baignant dans leur sang, d'un crâne duquel a jailli la cervelle.

C'est un livre entre deux dates : 7 janvier 2015, Charlie Hebdo. 13 novembre de la même année, le Bataclan. Ce n'est pas dévoiler l'épilogue que de dire qu'il se termine sur cet autre épisode funeste. On ne connaîtra pas la réaction de Philippe Lançon à cette nouvelle. Mais à la fermeture de son ouvrage on peut parier qu'en dépit de tout cela, il ne sera pas question de haine. de la stupéfaction, de l'incompréhension encore, mais pas de haine. Autre leçon de vie.


samedi 12 janvier 2019

Loin de la foule déchaînée ~~~~ Thomas Hardy


Dans la rudesse du monde rural de la campagne anglaise au 19ème siècle, Bathsheba est une femme jeune, belle et résolue. Elle est la fleur qui égaie le paysage masculin dans lequel elle évolue et suscite la convoitise. Avisée en affaire, elle ne craint les hommes que lorsqu'ils deviennent soupirants et qu'il s'agit de parler sentiment. Elle comprend bien dans ces circonstances qu'elle perd son statut de personne morale pour devenir une valeur marchande dans le grand commerce des alliances.

Avec les codes sociaux qui prévalent en ce lieu et cette époque, en perdant le seul soutien familial que lui procurait l'oncle qui vient de disparaître et lui laisser son exploitation, Bathsheba a bien compris qu'elle ne pourrait se refuser éternellement aux avances des hommes dont le rang social leur autorise l'ambition de l'épouser.

Au jeu de la séduction, Gabriel Oak le trop sage intendant, William Boldwood le voisin taciturne, ont perdu la partie face au fringant sergent Troy. "Mais toutes les romances s'achèvent avec le mariage" et la déception conjugale fragilise sa victime qui perd alors en témérité et en assurance.

Loin de la foule déchaînée, ouvrage pictural d'une campagne anglaise bucolique, est l'archétype de l'oeuvre romanesque où l'on confirme que la beauté des corps n'est pas forcément celle du coeur. Servie par un style direct et limpide elle est nourrie de nombreux dialogues policés, parfois un peu trop, forcément désuets. Mais à lire du classique il faut s'attendre à la phrase longue et ciselée, au vocabulaire riche et à l'incursion de références érudites. En ces temps anciens, seuls les lettrés écrivaient. Nous plonger dans leurs oeuvres redonne goût à la belle ouvrage lorsque la grammaire était confite au subjonctif.

Dans cette fresque des atermoiements du coeur, Thomas Hardy nous exonère du contexte misérable que l'on sait de la société rurale et ouvrière de cette époque. Véritable oeuvre d'art littéraire, ce genre d'ouvrage l'est aussi par le tableau qu'il dresse des moeurs de son temps, en les édulcorant quelque peu toutefois. L'adaptation cinématographique toute récente de Vinterberg a mis l'accent sur cet aspect aussi bien que sur le décor bucolique dans lequel se déroule la romance.


jeudi 20 décembre 2018

Europa ~~~~ Romain gary

 


Toute l'œuvre de Romain Gary est centrée sur l'échec. Échec de l'Homme à se construire une destinée à la hauteur du mystère de la vie. Échec du même à vivre en harmonie avec ses congénères, son environnement. Échec de la civilisation qu'il a façonnée à canaliser les individualités en une communauté de prospérité. Et pour le thème de cet ouvrage, échec de l'utopie européenne. Nous sommes en 1971. A-t-on progressé en 2018 quand d'aucuns sont tentés de retrouver en notre époque le climat des années 30, avec la crainte que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets ?

Et Romain Gary de regretter que la vieille civilisation occidentale n'ait pas su concrétiser les espoirs fous qu'avait vu naître le siècle des lumières : le mythe d'une Europe de la culture, qui aurait fait ses humanités, stimulée par la langue française, laquelle brillait de tous ses feux dans les cours européennes.

le faussaire sublime mais sincère

Romain Gary, le faussaire sublime mais sincère, le rêveur qui n'a su dompter ses cauchemars nous étonne encore une fois avec sa verve inspirée et intarissable dans un roman labyrinthique. Une fois de plus il choisit la dérision pour leurrer son désespoir et contenir sa colère d'être le témoin d'une civilisation qui, si évoluée soit-elle, n'a su maîtriser ses démons.

Le Temps comme le Destin prennent la majuscule dans Europa, en signe de soumission de l'homme à ces deux concepts qui gouvernent sa vie. Il faut dire qu'ils en prennent à leur aise. le Temps à se jouer des chronologies, ne craignant ni les anachronismes ni les alternances de rythme, le Destin à se complaire dans le mépris de sa proie. Au diable la cohérence dans un monde qui perd la raison, même si l'ouvrage peut devenir quelque peu indigeste à force d'acculturation.

Pareilles circonvolutions font durer l'instant encore et encore. Telle une ascension vers le nirvana, la vieille Hispano-Suiza de 1927 qui transporte Malwina, Erika et le Baron vers l'ambassadeur Danthès n'en finit plus gravir le chemin qui mène à la villa Italia. Elle est tellement chargée d'histoire, la grande et la petite, de faux espoirs et de regrets, tellement chargée de l'imaginaire d'un auteur fécond que la faire parvenir à son but serait donner raison au Temps et n'avoir aucune prise sur le Destin. Voilà pour l'entame d'un roman qui tire quelque peu en longueurs.

Roman difficile qu'il faut aborder avec l'intention, à chaque phrase, de saluer le talent d'un auteur et ne pas chercher à suivre le fil d'une intrigue. Romain Gary est parvenu à un stade de sa carrière d'écrivain où il peut s'autoriser la mise à l'épreuve de son lecteur, tester la force de son adhésion aux valeurs que lui-même a voulu défendre toute sa vie, tout au long de son œuvre

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jeudi 13 décembre 2018

Tulipe ~~~~ Romain gary



L
e Larousse définit le terme de "civilisation" comme l'ensemble des acquis d'une société qui la fait s'éloigner de l'état sauvage, et devenir un modèle pour l'avenir. Lorsque Romain Gary publie Tulipe, en 1946, il sort tout juste de la seconde guerre mondiale à laquelle il a participé dans les rangs des combattants de la France libre. Il émerge de l'inimaginable de la part d'une société civilisée. Les horreurs de la guerre l'ont touché au plus profond de lui-même.

Il produit alors cet ouvrage débridé par lequel il exprime sa répugnance à l'égard de la barbarie dont il a pu être le témoin. Telle barbarie ne peut être le fruit d'une grande civilisation. Romain Gary emploiera son énergie à la dénoncer tout au long de sa carrière d'écrivain. A bout d'argument dans la colère et l'indignation, il choisira souvent de traiter le sujet par la dérision. Prendre le contre-pied de ses sentiments les plus immédiats lui semble évident pour exprimer son mépris contre tout ce qui dégrade la grandeur de l'Homme.

Tulipe, le "Blanc Mahatma de Harlem", ainsi nommé par les quelques amis qui le soutiennent dans son combat pour dénoncer l'absurdité du monde, est un rescapé de Buchenwald. Il jette en désordre à la sagacité du lecteur tous les thèmes qui peupleront les ouvrages futurs de Romain Gary. Il y a urgence, au sortir de l'apocalypse, à réconcilier ceux qui viennent de s'entre déchirer, à dénoncer les dérives de l'être doué d'intelligence. Tout y passe : la haine de l'autre, la maltraitance animale, les crimes contre la nature et tant d'autres manifestations du comportement humain qui n'ont de cesse de rabaisser l'homme à l'état sauvage. Sauvage au sens de barbare, car les animaux sauvages ne sont pas barbares, même quand ils sont carnivores. Ils ne sont pas responsables de leur condition.

Tulipe est un ouvrage turbulent, déroutant. Le propos en devient incohérent, le discours désorganisé. Mais il faut y décoder le cri de désespoir qu'il comporte, au point de sombrer dans une forme de folie douce. Le lecteur qui découvrirait l'auteur aux deux prix Goncourt avec cet ouvrage pourrait fort bien discréditer à ses yeux la noble académie pour ses choix futurs avec pareille première impression. A celui-là, je dis de persister, d'avancer dans la grande œuvre de Romain Gary. La dérision est chez lui une marque de fabrique, il faut y trouver le fond d'humanité qu'elle véhicule et qui habite Romain Gary jusqu'à l'obsession.


mercredi 5 décembre 2018

Le livre de l'intranquillité ~~~~ Fernando Pessoa

 



Cet ouvrage est celui de "l'universelle douleur de vivre", que Fernando Pessoa a su décrypter mieux que quiconque. Pour ce qui est de la forme, il se présente comme le collationnement de méditations recueillies sur plusieurs années et publiées à titre posthume, tardivement en France. En faire le résumé serait une gageure et ne pourrait être que mauvais plagiat. La prudence et l'humilité commandent de s'en prémunir. Aussi me suis-je concentré sur l'intention de son auteur à m'interpeler, moi lecteur d'un autre temps.

Littérature, "mariage de l'art et de la pensée". Le livre de l'intranquillité en est la plus évidente démonstration. Il m'a fait découvrir un auteur, un poète, un homme capable de mettre en mots et en images les pensées qui, à un moment ou un autre, ont aussi occupé et occupent encore mon esprit et que je ne saurais quant à moi traduire. Il m'implique de cette manière. Je sens bien que le présent qu'il ne vivait qu'en rêve était tourné vers un avenir dont je fais partie, et d'autres après moi. Un livre pour la postérité habitée par d'autres "moi", tant que le monde sera. Il réalise sous mes yeux son vœu le plus cher : "Être plus vivant une fois mort que de son vivant."

"Le seul lien de communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre d'un pont jetée entre les âmes, mais un rayon de lumière entre les astres."

Voilà donc le lien qui nous unit, lui et moi, par delà les âges, les langues, les condition et notoriété, ce rayon de lumière méprisant le temps qui borne nos vies aussi bien que notre enveloppe charnelle le fait de l'espace qu'elle englobe par tous ses sens. Lui et moi, victimes du même processus qui de la substance périssable d'un organe fait surgir des pensées. Lui et moi, respirant du même souffle dans l'atmosphère spirituelle des vivants et des morts.

"Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux."

Les réflexions de Fernando Pessoa, je les ai entendues plus que je ne les ai lues. Comme dictées d'en-haut. Elles m'ont fait découvrir un auteur fabuleux dont la traduction française de son nom est Personne. Clin d'œil du destin, car voilà un homme qui s'est étourdi à nier la Personne qu'il était pour ne devenir plus personne. À la fois rentré en lui-même et dissout dans les autres. Clin d'œil de la langue française qui au même substantif associe la personne et son absence.

"Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être aimé."

Est-ce comprendre Fernando Pessoa que de s'associer à ses interrogations ? Cela me confère-t-il la prérogative de faire partie de cette famille dans laquelle il voulait naître ? Une chose est certaine, les louanges qu'il appelle de ses vœux, je ne peux que m'y adonner tant je reste subjugué par son génie de la métaphore à dresser les tableaux impressionnistes de ses explorations intimes. Tout en se défendant de faire de la poésie, car il est "de la prose qui danse, qui chante, qui se déclame elle-même."

Sauf à vivre comme les animaux, guidés par leurs instincts, sans pensée ni réflexion, voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Un ouvrage exigeant, tant il condense dans ses surprenantes divagations le désarroi du vivant devant l'absurde de sa condition, à ne savoir répondre qu'à la seule question : pourquoi la vie ? Point de réponse de la part des religions. Elles ne font "qu'emplir les âmes du vide du monde". Point de recours en Dieu qui n'est qu'un "créateur d'impossibilités".


Ouvrage essentiel et inutile à la fois. Essentiel parce qu'il brise la solitude des hommes en les associant aux mêmes interrogations. Inutile parce que ces dernières restent et resteront sans réponse. Mais ouvrage indispensable quand même, car le savoir-dire, en chœur, est un immense soulagement du cœur pour tous ceux qui comme moi restent silencieux à ne savoir dire la souffrance du vivant.

"Mais tout est absurde, et c'est encore rêver qui l'est le moins."

L'homme dans l'absurde de sa condition. A l'instar d'un Albert Camus vingt ans plus tard. Un cri à l'écho du monde, contre le mutisme de la résignation. Rêver, rêver encore et toujours. Nous ne sommes que ce que nous rêvons. Pessoa n'a fait que simuler sa vie, son esprit était ailleurs, à fouiller son âme comme le télescope scrute les trous noirs de l'univers, à écouter dans l'ennui la "sourde poésie de l'âme". Allégories sublimes qui font de lui un porte-parole de choix pour l'espèce affublée de la douleur de penser.

"Le Moi lui-même, celui qui appartient à chacun de nous, est peut-être une dimension divine."

Ouvrage d'un homme qui a pour patrie sa langue et s'épuise à ne savoir se situer entre l'être et le non-être, entre le moi et les autres, entre le tout et le néant. Entre tout et son contraire. Concept globalisant jusqu'à faire du Moi une composante de Dieu. La majuscule sied alors aux deux. Et pourquoi pas décréter la mort de Dieu, Nietzsche a bien osé.

Ouvrage de référence, intemporel, d'une mélancolie lumineuse et envoutante, qui nous fait souffrir par sympathie, au fond de cet "asile de fous" qu'est notre âme.


samedi 24 novembre 2018

Le Meurtre du Commandeur, livre 2 : La Métaphore se déplace ~~~~ Haruki Murakami

 



Le meurtre du commandeur est un tableau qui ne voulait pas de contemplateur. Il a été conçu dans le secret de son créateur. En soulagement d'une blessure, comme la parole libère le cœur de celui que la vie a traumatisé.

Portraitiste de renom, le narrateur anonyme de cet ouvrage en deux tomes sera le profanateur involontaire du secret piégé sur la toile par le vieux peintre Tomohiko Amada. Les intentions du créateur prendront corps et ouvriront alors le peintre du figuratif à la vraie nature de ses modèles. Pas celle dont les traits du visage se figent sous son pinceau, mais bien l'intimité de tout un chacun, obscure à tout autre.

Un lien se crée alors entre la toile conçue pour rester dans l'ignorance du monde et la réalité. Les concepts se matérialisent quand les événements s'enchaînent. Idée, métaphore prennent corps, interpellent et guident le portraitiste dans la compréhension du monde qui l'entoure, des êtres qui y évoluent. En particulier ce voisin singulier, Wataru Menshiki, et la jeune fille secrète, Marié Akikawa, dont il a entrepris de faire les portraits. L'abstraction de leur personnalité sous le pinceau de l'artiste, en exploration de leur moi intérieur, pourrait-elle mettre à jour une filiation ?

Lorsque la jeune fille disparaît, le portraitiste est conduit sur ses traces par un environnement surnaturel dans lequel s'interpénètrent esprits, concepts et créatures de l'imaginaire. Les êtres humains quant à eux, prisonniers "de l'espace, du temps et de la probabilité", ressentent l'oppressante claustrophobie de leur propre condition. Les parois qui se resserrent sur eux sont celles de leurs souvenirs, préjugés et autres inhibitions.

À la fréquentation de l'irrationnel il faut s'attendre à être déstabilisé. Haruki Murakami est orfèvre en la matière. Avec un développement très maîtrisé de l'intrigue, il retient son lecteur dans un qui-vive permanent. Chaque personnage peut créer la surprise et être potentiellement celui qui détient la clé des énigmes, lesquelles s'additionnent, s'enchaînent, se superposent. Les rebondissements se glissent dans les banalités du quotidien. Il n'y a pas avec Haruki Murakami de mystère planté au début de l'ouvrage qui trouve sa solution en dernier chapitre. Il conçoit celui-ci comme un distillat de l'imaginaire, dans lequel logique n'a pas sa place. Une forme originale de traiter les questions qui nous obsèdent. Toujours les mêmes.

J'ai toutefois un regret dans cet ouvrage. Certaines de ces obsessions que j'aurais bien voulu voir reliées plus intimement à la trame générale, le rôle de l'homme à la Subaru blanche par exemple. Mais soit, Haruki Murakami nous dit-il pas page 352 qu'il y a "des choses que nous ne pouvons ni ne devons expliquer."

Le meurtre du commandeur ; du romanesque de haut vol, à recommander à qui ne craint pas l'irrationnel pour traiter de nos obsessions bien réelles.