Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 27 avril 2019

Seuls les vivants créent le monde ~~~~ Stefan Zweig

 


Ce recueil de textes inédits couvrant la période de la première guerre mondiale est doublement intéressant pour faire plus ample connaissance avec Stefan Zweig. Appréhender l'évolution de son style et de ses opinions, l'évolution de l'homme et de l'écrivain.

Le style journalistique enflammé du témoin des premiers jours de la mobilisation devient très vite plus emphatique, grandiloquent puis dramatique – comment ne le serait-il pas ? - au constat des horreurs de la guerre, pour sombrer finalement dans l'exaspération face à l'impuissance générale à enrayer la machine infernale de la guerre, broyeuse d'humanité, à mettre un terme à l'inimaginable.

Pour ce qui est des opinions, la tentation patriotique de 1914 verse rapidement dans le pacifisme, bien avant la fin de la guerre, dès que Stefan Zweig se sera rendu compte par lui-même de quelle façon l'esprit fleur au fusil de 1914 s'est transformé en une boucherie épouvantable. Allant jusqu'à faire l'éloge du défaitisme, à renoncer à toute victoire tant que ce ne serait pas celle de la fraternité entre les peuples.

A la lecture des ouvrages que Stefan Zweig publie après la première guerre mondiale, on peut être parfois blasé de la grandiloquence redondante de son style. On ne s'émeut toutefois pas de cette emphase lorsqu'il rend hommage dans un chapitre de cet ouvrage à Henri Barbusse, lequel a publié le Feu - journal d'une escouade, avant même la fin de la guerre. Cet ouvrage a fait partie, avec Les croix de bois de Roland Dorgelès, de ceux qui ont forgé ma fascination d'horreur à l'égard de celle qu'on appelle la Grande guerre. Et Stefan Zweig de répéter en leitmotiv l'expression de Henri Barbusse qui coupe court à toute dissertation sur la description de l'horreur :" On ne peut pas se figurer!" Expression qui a imposé le silence à nombre de rescapés du massacre organisé, lesquels se sont très vite rendus compte qu'ils ne parviendrait jamais à faire comprendre ce qu'ils avaient vécu, à ceux de l'arrière, à ceux qui ne l'avaient pas vécu justement.

A l'occasion d'un séjour qu'il fait en Galicie, dans laquelle il avait été envoyé en mission en 1915 lorsque cette région avait été reprise aux Russes, Zweig s'était ému du sort réservé à ses coreligionnaires juifs. Sans imaginer que vingt ans plus tard il serait lui-même l'objet de persécution du fait de sa religion.

Autant d'événements qui ont forgé le pacifisme de l'homme et la volonté farouche de l'écrivain de le faire savoir et gagner ainsi à sa cause tous ceux qui auront de l'influence en ce monde.

Recueil de textes édifiant pour comprendre le personnage, l'auteur, l'argumentation de sa pensée d'humaniste fervent qu'il est devenu, et mesurer son désespoir quand il voit l'Allemagne se fourvoyer à nouveau dans la tragédie à partir de 1933. Désespoir qui le conduira au geste fatal que l'on sait en 1942.

jeudi 25 avril 2019

Carthage ~~~~ Joyce Carol Oates

 


Cressida est intelligente et douée pour les arts. Mais elle n'appartient pas au canon de la beauté de notre monde moderne sur médiatisé. Son complexe esthétique l'isole dans un mal-être silencieux qui ne s'exprime que par son engouement pour M.C. Escher, le dessinateur illusionniste aux perspectives hallucinantes.

En expert du trompe-l'œil, M.C. Escher enferme le spectateur de ses œuvres

 dans un labyrinthe spatial. Lui donnant à la fois l'impression d'apesanteur et de claustration dans un infini sans issue.

Cressida, l'intelligente, se convainc de désamour quand sa sœur Juliet, la belle Juliet, goûte au bonheur dans les bras du beau Brett Kincaid. Convaincue de demeurer incomprise, Cressida souffre et gâche ses talents.

"Il nous est nécessaire d'être farouchement aimé pour exister."

Traumatisme de la guerre, univers carcéral, peine de mort, mal-être d'une jeunesse harcelée par des images virtuelles mensongères, Joyce Carol Oates explore les aspects pervers de la société moderne. Elle a fort habilement construit ce magnifique roman comme un dessin de MC Escher. Un roman à tiroirs aux perspectives bouchées, digressions et confusion des époques pour gagner son lecteur au poison de l'enfermement.

Une souffrance sans remède, à moins de provoquer un électrochoc. Cressida disparaît. Un électrochoc qui pourra toutefois être plus autodestructeur que salvateur. Sauf à faire appel à la puissance du pardon.

Fabuleux roman à l'étonnant réalisme qui prouve l'immense talent de son auteure.


vendredi 12 avril 2019

La possibilité d'une île ~~~~ Michel Houellebecq



 "Je pense qu'elle va trouver que tu es trop vieux..."

Oui c'était ça, j'en fus convaincu dès qu'elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c'était comme l'écho d'un choc sourd, attendu. La différence d'âge était le dernier tabou, l'ultime limite, d'autant plus forte qu'elle restait la dernière, et qu'elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux.

 

Avec Houellebecq appelons un chat un chat, surtout si on fait de préférence allusion à la femelle de l'espèce. Il est certain que si on lit Houellebecq au premier degré on restera au niveau de cette partie de son anatomie qui rime avec citrouille. C'est avec pareille écriture décomplexée, dépouillée de l'adverbe, proche de la langue parlée que Houellebecq a séduit son lectorat. Une écriture affranchie de toute censure, propre à libérer l'homme de la violence et la licence qui bouillonnent au tréfonds de son être. Avec Houellebecq, seul le bonheur est absent du tableau. Comme tabou. Le réalisme sombre dans la déréliction et clame à longueur de pages le malaise existentiel de son héros. Une lecture qui laisse un goût de cendre dans la bouche.

l'accouplement est le seul acte de la vie humaine qui détourne vraiment de l'obsession de la mort.
Avec lui, l'accouplement est le seul acte de la vie humaine qui détourne vraiment de l'obsession de la mort. Forcément, il est créateur de vie. Et pour ceux de l'espèce humaine qui en douterait la Nature y a fait correspondre le plaisir. Ces moments d'extase trop rares, trop courts, trop peu partagés, deviennent pour le coup l'unique objectif de l'existence humaine.

Oui mais voilà, l'individu n'est pas programmé pour l'éternité. Il reste subordonné à l'espèce qui seule survivra. Piètre consolation. Le dépérissement du corps va jusqu'à le priver de ses fugaces instants de grâce, ses seuls instants d'éternité. Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable a pu écrire Romain Gary qui a bien exploré le sujet, comme tant d'autres. C'est le drame du vieillissement. Le monde s'écroule quand la Nature prive le mâle de ses "matins triomphants" chers à Victor Hugo.

Mais au fait, elle, qu'en dit-elle ? Houellebecq ne s'en soucie que trop peu. "Celui qui aime quelqu'un pour sa beauté, l'aime-t-il ?" S'en culpabilise-t-il toutefois en catimini. Cet ouvrage est celui du décalage de l'amour et de la sexualité. Isabelle aime Daniel mais n'aime pas le sexe. Daniel aime Esther qui n'aime que le sexe. La possibilité d'une île est le roman de l'insondable solitude de l'Homme face à son destin. "On nait seul, on vit seul, on meurt seul".

A cette écriture désinhibée, Houellebecq allie une puissance conceptuelle exceptionnelle. Une imagination galopante, tout azimut, méprisante de la bienséance ringarde qui a essoufflé ses prédécesseurs dans l'art d'écrire. Quant à être visionnaire, on ne saurait dire tant le paysage est sombre. Mais peut-être a-t-on peur qu'il ait raison. Si dans un futur plus ou moins proche le clonage remplace l'accouplement pour reproduire l'individu, sûr que l'amour qui peinait déjà à s'imposer n'aura plus de raison d'être. Misère sexuelle, misère affective seraient-elles l'avenir de l'espèce. A moins que ce ne soit déjà le cas ?

moi qui vis sereinement ma vie d'autruche

Mais pourquoi ai-je donc lu Houellebecq, moi qui vis sereinement ma vie d'autruche, la tête dans le sable à n'oser affronter la triste réalité de ce monde ? Sans doute parce qu'une femme a eu la force de conviction séductrice de m'ouvrir les yeux sur la seconde lecture qu'elle avait faite de cet ouvrage. Celle qui rime avec toujours, et pas avec citrouille. Où avais-je donc la tête ?

vendredi 5 avril 2019

Geisha ~~~~ Arthur Golden



 
J'ai lu cet ouvrage avec avidité. Il s'offre à nous comme le récit des mémoires d'une geisha retraitée, expatriée aux États-Unis à l'heure de ses confidences. Il m'a fait découvrir l'envers d'un pan de décor de la société nippone qui aura pu leurrer l'occidental non averti que je suis. Les geishas sont-elles des femmes artistes, ou bien des courtisanes précieuses qui pratiquent là comme ailleurs le plus vieux métier du monde ?

"Nous ne devenons pas geisha pour jouir de la vie, mais parce que nous n'avons pas le choix".

Ces propos mis dans la bouche de Mameha, la grande sœur de Sayuri, au sens de celle qui la prend sous son aile pour lui apprendre le métier, sont de nature à couper court à toute spéculation quant à l'élégance d'une culture. Il y a donc aussi derrière le masque de la poupée le drame de jeunes filles qui ont accédé à ce statut parce que, comme Sayuri, elles ont été vendues par des parents qui ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins.

L'estampe japonaise, le cliché de la femme au visage fardé de blanc, enveloppée dans son kimono de soie richement décoré, aux gestes à la fois gracieux et calculés, fait illusion quant à la finalité du cérémonial qu'elles ont appris à mettre en scène.

Magnifique roman d'Arthur Golden qui aborde ici une forme d'asservissement institué en tradition pour des jeunes filles qui ne deviennent pour le coup plus propriétaire de leur propre corps. La jeunesse et la beauté sont devenues valeur marchande dans les mains de tuteurs dont on comprend bien le rôle véritable. La vente de la virginité de Chyio, devenue Sayuri sous son nom de geisha, sera négociée au plus offrant pour rembourser le coût de son acquisition et ses frais d'éducation. Il est clair que dans pareille situation les penchants affectifs d'un cœur tendre ne pèsent guère plus lourd que le jour où elle a été arrachée à sa famille.

Prise au jeu de l'intérêt qu'elles suscitent les geishas sont élevées dans un univers de rivalité sans concession. Une éducation draconienne conditionne la jeune fille, laquelle n'envisage alors plus pour s'émanciper que de devenir la maîtresse d'un riche protecteur, un danna, qu'elle cherchera à séduire avec le plus extrême raffinement dans un climat de concurrence féroce.

L'aspect qui a pu détourner le spectateur non averti de la réalité moins brillante de cette caste sociale inscrite dans la tradition japonaise est le côté sophistiqué de l'exercice de séduction pratiqué par ces femmes. Ce qui reste une forme de prostitution, certes dirigée vers une élite fortunée, présente un aspect artistique indéniable dont la finalité est d'éveiller l'imaginaire et porter le désir à son paroxysme.

Cet ouvrage produit par un spécialiste de la culture japonaise allie avec grand succès les références sociétales, culturelles et historiques au drame qu'ont pu vivre certaines d'entre elles, comme la jeune Chyio héroïne de ce roman. Une fresque picturale qui n'est pas exempte de sensualité au spectacle de l'effleurement de corps graciles offerts à la convoitise des puissants. Ces derniers présentés sous un aspect moins reluisant. Un roman moral à l'esthétique rare qui donne le goût de sa relecture et de voir le film qui en a été tiré en 2005.

mercredi 27 mars 2019

Le fusil de chasse ~~~~ Yasushi Inoué

 



Il est des situations qui pèsent sur le cœur au point de ne pouvoir les aborder de vive voix avec ceux qu'elles impliquent. La lettre devient alors le moyen de rompre avec la souffrance qu'elles génèrent. Elle permet à son auteur de s'épancher sans craindre la contradiction, de maîtriser ses émotions et de rééquilibrer un rapport de force défavorable. La lettre abolit les inhibitions.

C'est le procédé qu'utilisent trois femmes à l'adresse de Josuke Misugi. Il est entré dans leur vie comme époux, amant, voire comme intrus, quand il s'agit de la fille de son amante. Trois lettres, dont une posthume, celle de cette dernière, afin de mettre en mots ce qui a exacerbé leur sensibilité, en bonheur ou en chagrin, et n'a pourtant pu franchir leurs lèvres pour divulguer leur ressenti intime. Josuke a entretenu une relation illégitime avec celle des trois qui a choisi de quitter ce monde.

Avant de partir, cette dernière, qui déplorait avoir vécu dans le péché, tient à lui faire la confidence de "son moi profond, son moi véritable". le temps d'une lecture, elle prolonge ainsi sa vie auprès de lui, consciente que la relation intime qu'ils entretenaient ne lui avait pas pour autant permis de dévoiler ce jardin secret où fleurissent les désirs, les rêves, les espoirs, où prospèrent aussi les remords, les craintes et les peines, plus difficiles à confesser.

Celles qui ont vécu en marge de cette relation expriment quant à elles le désenchantement. Elles savent que, mieux que les paroles, la lettre s'imposera à son destinataire, jusqu'au dernier mot, pour exprimer le préjudice de la duplicité.

Dans une langue feutrée, ces trois femmes expriment avec douceur l'amertume pour les unes, l'amour mais aussi le repentir pour l'autre. Convaincues d'atteindre leur cible par le truchement de la lettre, toutes trois écrivent avec détermination le fruit de leur pensée. Des arguments soupesés, des propos modérés dont la portée sera d'autant plus grande pour se faire entendre de leur destinataire. L'assurance d'être lues leur donne la satisfaction d'être entendues et de soulager leur conscience. Fût-ce au moment de quitter ce monde. Des paroles pour le cœur.

"Si je devais vous dire ceci de vive voix, comme cela me serait difficile ! Sans compter ce que ma tentative pourrait avoir de pénible, il me serait sans doute impossible de vous adresser la parole sans incohérence. Je suis capable, en ce moment, de m'expliquer uniquement parce que je vous écris."


lundi 18 mars 2019

Le chagrin ~~~~ Lionel Duroy

 



Pour se construire un enfant a besoin de deux apports primordiaux : l'amour et la sécurité. Deux ingrédients qui ont fait cruellement défaut à William Dunoyer de Pranassac, parmi les aînés d'une fratrie de dix enfants, dont on aura compris qu'il n'est autre que l'auteur de cet ouvrage. Récit qui avec cette transposition devient roman. Celui d'une enfance dilapidée par des parents inconséquents.

Pourquoi éprouver le besoin de publier d'une histoire de famille dans son intimité, quand l'auteur sait que cette intention sera dévastatrice, qu'elle le projettera dans l'isolement et ira même jusqu'à lui donner des intentions suicidaires. A la part d'exhibitionnisme ou de dénonciation que d'aucuns seraient tenter de lui prêter on préfère y substituer l'avidité à renaître qui anime l'intention tant on est convaincu de sincérité à la lecture de cet ouvrage.

Le chagrin de Lionel Duroy, publié en 2010, est un livre pour en justifier un autre. Publié en 1990, Priez pour nous s'est imposé à son auteur pour l'extirper du champ de ruines dans lequel il a grandi. Ce n'est pas pour rien qu'en séjour dans les Balkans pendant la guerre de Bosnie en 1993, Lionel Duroy est fasciné d'horreur à la vue des maisons détruites. Elles étaient des foyers de vie familiale. Symbole pour lui de ce qui aurait dû être et rester un havre de sécurité et un sanctuaire d'intimité. Il y fait le rapprochement avec son sort.

Dans le chagrin, Lionel Duroy explique pourquoi et comment envers et contre tout il devait faire table rase d'un passé honni. Quelles qu'en soient les conséquences. Fût-ce au prix de la perte de toute sa famille, père, mère bien sûr, les artisans du désastre, mais aussi frères et soeurs qui l'ont sommé sans succès de renoncer à étaler sur la place publique l'indignité de parents qui, au moment de la parution de son ouvrage salvateur, sont parvenus à l'automne de leur vie. Perte de son épouse aussi. Désert affectif après la bombe de la révélation. Si ce n'était deux enfants qu'il faut eux-mêmes protégés du désastre après le départ de leur mère.

Le chagrin suinte entre les lignes de cet ouvrage. Le problème avec l'enfance, c'est qu'on en a qu'une et quand elle est gaspillée, c'est pour la vie. On n'en guérit pas. L'amertume est ancrée dans la personne. Pas de retour en arrière possible. Mais peut être une autre force de vie peut-elle faciliter le chemin vers l'avant. Ce que lui apportera sa deuxième épouse.

Difficile de parler de cet ouvrage sans évoquer cet autre qu'il faut maintenant lire. Celui qui ouvre la carrière d'écrivain de Lionel Duroy. le livre à la fois dévastateur et refondateur. le sauvetage commençant par une déferlante de haine à l'égard de ceux qui ont étouffé le rêve. Ce rêve nécessaire à tout enfant imaginant son avenir.


mardi 5 mars 2019

D'autres vies que la mienne ~~~~ Emmanuel Carrère

 



"Mes filles ne se souviendront pas de moi."
Une mère atteinte d'un cancer vit ses derniers jours. Elle exprime son désespoir d'abandonner ses enfants si jeunes. Le désespoir de les savoir perdre le souvenir de l'amour qu'elle leur porte. Ce à quoi son ami et confident lui rétorque "on ne se souvient pas de nos parents et pourtant ils nous habitent."

Cet ouvrage, dans lequel tout est vrai nous dit Emmanuel Carrère, est un livre contre l'oubli. Mais pas seulement. Il est aussi un livre pour faire connaître sa mère à une petite fille dont elle n'aura pas le souvenir puisque celle-ci meurt dans les premiers mois de sa vie.

A quelques mois d'intervalle, Emmanuel Carrère a été le témoin de deux drames parmi les plus cruels qui puissent atteindre une famille. Des parents qui perdent leur fille unique dans le tsunami de 2003, pour le premier. La longue agonie d'une mère malade laissant trois petites filles, pour le second. Il s'est laissé convaincre d'écrire le calvaire de ces familles ordinaires que rien, comme de juste, ne prédestinait au malheur.

Il décide d'écrire les mots qui traduisent l'horreur. Celle de la première nuit après l'annonce de la nouvelle. La perte de l'enfant pour les uns, l'annonce de la condamnation pour l'autre. L'horreur d'un monde vide de ces êtres chers arrachés à l'amour des leurs. Sans imaginer l'écho que pourrait avoir son ouvrage, sans imaginer que de la cruelle vérité, de la violence des mots naîtra une forme de résilience. Résilience n'est pas oubli, mais le contraire de l'oubli.

Les cellules portent en elles la trace non substantielle de ceux qui nous ont fait. De ceux que l'on a faits. Cette trace invisible à tout examen, c'est le marqueur de l'amour. Diane, la petite dernière qui n'a pas connu sa mère le porte en elle.

Sa nounou, accablée elle aussi par la perte de son mari n'oublie pas non plus. Mais quand elle prend Diane dans ses bras, elle sourit à la vie. Continuer à vivre est mystérieux.
C'est écrit avec le style d'Emmanuel Carrère. Un style dénué d'allégorie, parfois cru et sans faux semblants, mais un style qui fait passer les émotions. C'est très réussi. Et gageons que c'est un ouvrage qui aura son importance pour celle qui n'a pas connu sa mère.


mercredi 20 février 2019

La troisième Hemingway ~~~~ Paula McLain

 


Ernest Hemingway a eu quatre épouses. Dans Madame HemingwayPaula McLain nous dressait le portrait de la première d'entre elles, Hadley Richardson. Avec cet ouvrage, La troisième Hemingway, c'est sur Martha Gellhorn qu'elle pose son regard. Autant la première a été celle qui avait cru en lui, avait soutenu, stimulé ce parfait inconnu qui tirait alors le diable par la queue. Autant Martha Gellhorn fut celle qui a dû se battre pour exister face au monstre de célébrité qu'il était devenu entre temps. Deux femmes, deux courages. Et malheureusement pour elles, deux déceptions amoureuses.

Lorsque je me suis vu proposé de confier ma perception de ce nouvel ouvrage de Paula McLain, je n'ai pas hésité une seconde. Persuadé que j'étais de retrouver dans La troisième Hemingway, ce talent avec lequel l'auteure avait su me faire entrer dans l'intimité de ses personnages, sans sombrer dans le parti pris ou le voyeurisme. Paula McLain sait convaincre de la sincérité sentimentale, de la force de caractère qu'il a fallu à ces femmes pour exister en des époques où la notoriété ne pouvait être que masculine.

Avec un style agréable et limpide, l'auteure fait revivre ses personnages avec une incroyable authenticité. Personnages féminins qu'elle évoque avec une complicité subtile, sans se laisser déborder par la solidarité féminine qui ne peut pas ne pas l'animer. Surtout lorsque ces femmes sont confrontées à des monstres de célébrité comme cela a pu être le cas avec Hemingway.

Martha Gellhorn s'est battue pour exister, ne pas rester à l'ombre de ce mari célèbre et envahissant, être reconnue pour elle-même puisqu'elle écrivait elle-aussi. C'est sans doute une des raisons qui l'a poussée à prendre tous les risques dans ce métier de reporter de guerre qui répondait à ses aspirations aventurières. C'est ce combat-là, d'être soi-même et non le faire valoir d'un autre, ou la femme de …, que Paula McLain nous fait appréhender dans cet ouvrage consacré à la troisième épouse du futur prix Nobel de littérature.

En contre poids de ses sentiments à l'égard de l'écrivain repu de son succès, consciente de la faiblesse de sa position, Martha Gellhorn a tenu à préserver son indépendance. Elle a eu l'intelligence de dominer ses sentiments, en forme de mise à l'épreuve de ceux de son illustre époux. Prudente, elle n'a pas voulu avoir d'enfant de son héros tout en se prenant d'affectation pour les trois garçons qu'il avait eus avec ses deux premières épouses. Une mise à l'épreuve qui dévoilera malheureusement la volatilité de cet époux et sa soif d'exclusivité. le talent est exigent, le succès est égoïste. Martha Gellhorn s'est brûlé les ailes au contact de cet homme des cavernes avide de la reconnaissance des autres, avare de la sienne.

C'est à chaque fois un univers féminin dans lequel Paula McLain nous incorpore. C'est tellement bien écrit qu'on voudrait qu'il soit objectif. Elle choisit des personnages forts qui n'inspirent pas la compassion. Je repense à cet autre ouvrage de son cru qui m'avait séduit, L'aviatrice. Il y a chez cette auteure cette grande faculté à lier les références historiques avec une atmosphère du quotidien des plus crédibles. Y aurait-t-il de sa plume un ouvrage sur les autres madame Hemingway que je m'empresserais de me le procurer.


vendredi 8 février 2019

Le lambeau ~~~~ Philippe Lançon

 



"Je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie future, je pleure sur ma vie obscure, mais vous ne me verrez pas pleurer." Page 417

N'attendons donc pas dans le lambeau d'y lire la complainte d'un homme qu'une pulsion meurtrière aura brisé. C'est le récit de quelqu'un qui veut échapper à la condition de victime, de quelqu'un qui voit en l'écriture le meilleur moyen de s'extraire de lui-même pour analyser, comprendre un événement hors du commun. C'est le récit d'une naissance. Celle d'un autre homme.

Ai-je contribué, en lisant son ouvrage, à la construction de ce nouveau personnage qu'est devenu Philippe Lançon depuis la tuerie de Charlie Hebdo? Car de re-construction il n'est pas question dans son propos. le Lambeau est un ouvrage entre deux vies. J'ai compris en avançant dans cette lecture que le dénommé Philippe Lançon, né cinquante ans plus tôt, devenu journaliste reporter, était mort avec ses amis de Charlie Hebdo. J'ai compris que celui qui en a réchappé ne sera plus jamais, sauf pour l'état-civil, ce Philippe Lançon-là, entré le 7 janvier 2015 avec l'insouciance du quotidien dans le local de la mort. La froideur administrative n'envisage pas qu'un homme puisse en devenir un autre, au point de se trouver mal lorsqu'après des mois d'hôpital il remet les pieds dans ce logement qui était son chez-lui. Comme un parent revient dans la chambre d'un enfant disparu.

J'ai hésité avant de le lire ce livre. Certain d'endurer à sa lecture le malaise que peut générer la vue des chairs déchirées, des os fracassés, des gestes médicaux pour recoller tout ça. Je n'ai, je l'avoue, pas beaucoup de courage pour être spectateur de la souffrance des autres. Je me suis pourtant laissé convaincre. Je ne le regrette pas. Car il est une chose que je n'ai pas trouvé dans cet ouvrage, c'est le désespoir et l'abandon. Ni la plainte, la colère ou la condamnation. Encore moins la soif de vengeance.

Le lambeau est un ouvrage écrit, entre autres intentions, pour saluer l'abnégation, l'amitié, l'amour, de ceux qui ont aidé son auteur à surmonter l'épreuve : le corps médical bien sûr, la famille, les amis, les policiers aussi qui l'ont protégé jour et nuit pendant des mois. Quant à ceux qui lui ont infligé cette épreuve, il ne dit rien. Il ne fait qu'un constat : "qui veut punir les hommes de leurs plaisirs et de leur sentiments au nom du bien qu'il croit porter, au nom d'un dieu, se croit autorisé à faire tout le mal possible pour y parvenir."

Philippe Lançon interpelle aussi son lecteur. Il ne lui épargne rien de tout ce qui pourrait le faire défaillir. Une manière de le mettre à l'épreuve et le convaincre que son propos n'est pas exhibitionniste, propre à satisfaire un voyeurisme mal venu. Une manière de le mettre en garde aussi, lui, moi, lecteur élevé dans le mirage du virtuel, gavé d'invraisemblances numériques et désormais convaincu d'invulnérabilité. Lecteur insouciant, sans doute plus encore qu'il ne l'était lui-même Philippe Lançon avant le 7 janvier, car son métier l'avait déjà impliqué à la souffrance humaine. Moi, comme les autres contemporains de ce siècle de certitudes, d'urgences, assénées à grands renfort de harcèlement médiatique. Convaincus de liberté par les exigences que nous dicte notre monde mercantile. Sûrs de notre bon droit quand nous revendiquons le confort, le plaisir, le refus de la douleur.

Lui, Philippe Lançon, a enduré. Au-delà du courage. Et quand le courage est dépassé il devient inconscience. Elle même maîtrisée devient leçon de vie. Il a tenu le coup, soutenu dans son parcours par ceux qui ont écrit, peint, mis en musique toute la palette des sentiments humains : Proust, Baudelaire, Kafka, Mann, Bach, Velasquez. Stimulé par ceux-là et tant d'autres qui avec la maîtrise de leur art ont dépassé la condition humaine. Quand tous les discours ont échoué à conjurer le tourment, que l'idée de la mort fait son chemin dans un corps qui suffoque et semble abandonner la partie, ne reste alors que la poésie pour s'extraire de ce corps devenu douleur. Baudelaire pour un dernier souffle :
"Ô Mort, vieux capitaine ! Il est temps ! Levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, Ô Mort ! Appareillons !
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !"

Le Lambeau est tout sauf le parcours événementiel d'un calvaire, d'une complainte, d'une rancœur. C'est une leçon de vie. Et une vraie œuvre littéraire.
C'est un livre entre deux mondes : celui de la légitime naïveté et celui de la noire réalité. le monde des gestes quotidiens auxquels on ne prête plus attention et celui de corps inertes baignant dans leur sang, d'un crâne duquel a jailli la cervelle.

C'est un livre entre deux dates : 7 janvier 2015, Charlie Hebdo. 13 novembre de la même année, le Bataclan. Ce n'est pas dévoiler l'épilogue que de dire qu'il se termine sur cet autre épisode funeste. On ne connaîtra pas la réaction de Philippe Lançon à cette nouvelle. Mais à la fermeture de son ouvrage on peut parier qu'en dépit de tout cela, il ne sera pas question de haine. de la stupéfaction, de l'incompréhension encore, mais pas de haine. Autre leçon de vie.


samedi 12 janvier 2019

Loin de la foule déchaînée ~~~~ Thomas Hardy


Dans la rudesse du monde rural de la campagne anglaise au 19ème siècle, Bathsheba est une femme jeune, belle et résolue. Elle est la fleur qui égaie le paysage masculin dans lequel elle évolue et suscite la convoitise. Avisée en affaire, elle ne craint les hommes que lorsqu'ils deviennent soupirants et qu'il s'agit de parler sentiment. Elle comprend bien dans ces circonstances qu'elle perd son statut de personne morale pour devenir une valeur marchande dans le grand commerce des alliances.

Avec les codes sociaux qui prévalent en ce lieu et cette époque, en perdant le seul soutien familial que lui procurait l'oncle qui vient de disparaître et lui laisser son exploitation, Bathsheba a bien compris qu'elle ne pourrait se refuser éternellement aux avances des hommes dont le rang social leur autorise l'ambition de l'épouser.

Au jeu de la séduction, Gabriel Oak le trop sage intendant, William Boldwood le voisin taciturne, ont perdu la partie face au fringant sergent Troy. "Mais toutes les romances s'achèvent avec le mariage" et la déception conjugale fragilise sa victime qui perd alors en témérité et en assurance.

Loin de la foule déchaînée, ouvrage pictural d'une campagne anglaise bucolique, est l'archétype de l'oeuvre romanesque où l'on confirme que la beauté des corps n'est pas forcément celle du coeur. Servie par un style direct et limpide elle est nourrie de nombreux dialogues policés, parfois un peu trop, forcément désuets. Mais à lire du classique il faut s'attendre à la phrase longue et ciselée, au vocabulaire riche et à l'incursion de références érudites. En ces temps anciens, seuls les lettrés écrivaient. Nous plonger dans leurs oeuvres redonne goût à la belle ouvrage lorsque la grammaire était confite au subjonctif.

Dans cette fresque des atermoiements du coeur, Thomas Hardy nous exonère du contexte misérable que l'on sait de la société rurale et ouvrière de cette époque. Véritable oeuvre d'art littéraire, ce genre d'ouvrage l'est aussi par le tableau qu'il dresse des moeurs de son temps, en les édulcorant quelque peu toutefois. L'adaptation cinématographique toute récente de Vinterberg a mis l'accent sur cet aspect aussi bien que sur le décor bucolique dans lequel se déroule la romance.