Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 12 janvier 2021

Le tatoueur d'Auschwitz ~~~~ Heather Morris




"Si l'écho de leur voix faiblit, nous périrons."
Associons-nous à cette sentence de Paul Eluard et félicitons-nous qu'il y ait encore au 21ème siècle des auteurs qui écrivent sur la déportation. Des auteurs qui captent les derniers témoignages avant que ne s'éteigne leur voix.

Félicitons Heather Morris d'avoir convaincu Lale Sokolov de sortir du silence qui l'avait écrasé durant plusieurs décennies pour publier le tatoueur d'Auschwitz. Pour que l'écho de la voix de ceux qui ont été broyés par la barbarie nazie résonne encore en nos esprits, et raisonne celui qui négligerait la menace. Car la menace existe encore. Elle existera aussi longtemps que l'être capable d'amour le sera autant que de haine.

Une chose est sûre, de tous les ouvrages qui relatent le cauchemar d'Auschwitz, fort peu à ma connaissance font émerger une histoire d'amour de cet océan de violence et de mort. S'agissant de cette page de honte de l'histoire de l'humanité, on ose à peine se réjouir de lire l'histoire de Lale et Gita. Ils se sont connus, aimés à Auschwitz et s'en sont sortis. Mais puisque cette histoire est vraie, on la recevra comme le signe du sort qui sur le cloaque fait prospérer une fleur.

Avec pareil ouvrage, lorsqu'il ne s'inscrit pas dans le genre de la fiction mais du témoignage, on est tenté de lui accorder le plus haut degré de satisfecit littéraire. C'eut été le cas pour ce qui me concerne vis-à-vis de celui-ci si mon élan n'avait pas été quelque peu retenu par le style. Je l'ai trouvé détaché du drame, un peu trop journalistique, amoindri par rapport à la portée dramatique des écrits d'un Primo Levi ou d'un George Semprun. Est-ce parce que de l'abjecte il fait émerger le sublime ? Mais c'est à n'en pas douté dû au fait que le témoignage s'exprime par propos rapportés, par une auteure dont je salue toutefois encore avec conviction et l'initiative et la performance. Celles d'avoir su donné corps à un témoignage nécessaire, comme ils le sont tous sur ce thème des camps de la mort, d'une histoire singulière et finalement belle. L'histoire d'un déporté qui avait la tâche de tatouer les détenus à leur arrivée au camp et qui grâce à sa fonction, son courage est parvenu à en aider beaucoup d'autres au leitmotiv de "qui sauve une vie sauve le monde entier". Mais surtout l'histoire d'un déporté qui a trouvé l'amour à Auschwitz.

Et ce n'est pas déflorer l'épilogue de dire que le mutisme de l'horreur a été entretenu tant que les amoureux d'Auschwitz s'encourageaient mutuellement au silence. Quand l'une est partie avant l'autre, le temps était venu de dire la force de l'amour face à la haine.


lundi 11 janvier 2021

Le vieux qui lisait des romans d'amour

 


Excellente entrée en matière que celle de cet ouvrage qui me permet de faire la connaissance de l'auteur chilien Luis Sepulveda récemment disparu. Cette découverte est d'autant plus singulière que nous ne sommes pas habitués à applaudir la prose d'un ancien footballeur. Convenons que la dextérité de la balle au pied va rarement de pair avec celle de l'écriture.

Il faut dire que Sepulveda a une expérience de vie riche en péripéties, jusqu'à lui faire connaître les geôles de Pinochet et l'exil. Les pérégrinations qui ont émaillé cet éloignement de sa terre natale l'ont conduit dans la forêt amazonienne où il a partagé pendant un an la vie des amérindiens Shuars, plus connus en nos contrées européennes sous le vocable de Jivaros. C'est la source de l'inspiration de ce petit ouvrage dans lequel on découvre en l'auteur un militant de la cause des minorités ethniques qui ont vu leur terres ancestrales envahies par des colons assoiffés de richesses. Et le pillage continue au grand mépris de faune et flore locales.

C'est le combat de la sagesse contre celui de l'avidité que nous propose Luis Sepulveda avec l'aventure dans laquelle le vieux Antonio José Bolivar se trouve embarqué à contre coeur. Parce que lui ce qu'il aime c'est les romans d'amour qu'il a découverts depuis qu'il sait lire. Sans doute ces livres qu'il se fait prêter, lit et relit, sont-ils pour lui une diversion au mauvais côté de la vie des hommes dont il a le spectacle pitoyable sous les yeux.

Une forme de conte qui permet à l'auteur d'aborder un thème qui lui est cher, et à moi de découvrir une belle écriture. Avec comme souvent derrière un texte qui paraît anodin une réalité lourde de sens quant à la nature humaine et son avenir.


vendredi 8 janvier 2021

Les trésors de la mer rouge ~~~~ Romain Gary

 


En 1971, aux lendemains de la perte de l'Indochine et de l'Algérie, Romain Gary est le témoin avisé de la fin des empires occidentaux. Dans ce soleil qui descend sur l'horizon, il voit aussi la fin " de l'égoïsme, du mépris et de la rapine."

Pour trouver des raisons d'espérer en l'homme, il est capable d'aller au bout du monde, se confronter à l'un des climats le plus hostile de la planète : la corne de l'Afrique, Djibouti, l'Ethiopie, et de l'autre côté du golfe le Yémen. Cette région parmi plus chaudes du globe, qui a vu naître l'homme selon Yves Coppens, et où Romain Gary - en visionnaire ? - y voit "le lieu de la fin de l'histoire."

Il sait que les héros de l'humanité ne se trouvent pas dans la salons parisiens ni sous le feu des caméras. Ce sont ceux qui sont capables de faire "la révolution. La vraie. Pas celle des putes verbales à la Cohn-Bendit". On comprend avec cette virulence de l'écrit inhabituelle chez Romain Gary, dans ce recueil de reportages qu'il avait écrits pour le Journal le Monde, que la vraie révolution selon Gary est celle qui porte haut des valeurs humaines : abnégation, désintéressement, dévouement au profit de ceux qui ont la vie dure sur cette terre. Et Dieu sait si sur les rives de la mer rouge la vie est dure pour ceux qui n'ont pas l'eau au robinet, pour qui la terre est avare de ses bienfaits et les médecins loin d'un soleil accablant.

Les trésors de la mer rouge sont pour lui immatériels. Il nous le dit lui-même. Ils sont à trouver dans l'action de ceux qui ont cru naïvement au rôle généreux qu'aurait pu être celui d'une civilisation qui s'ouvre aux autres. Leur apportant ce qui a fait sa grandeur plutôt que la laideur de l'appropriation. Tel cet infirmier qui soulage les populations indigènes de la douleur et de la faim sans autre contrepartie que de les voir repartir sur leurs deux jambes, l'estomac amadoué pour un temps. Et de façon plus symbolique ces yeux d'enfant qui lui ont dit la richesse d'une culture ancestrale dans leur vérité sans fard.

Une écriture toujours aussi imaginative, haute en couleur, au service d'un idéal qui coure le monde pour croire encore en l'homme, quand tant de pérégrinations en société lui en ont montré le mauvais visage.


jeudi 7 janvier 2021

La ferme des animaux ~~~~ George Orwell


On ne s'étonnera pas, sous la plume d'un auteur de sa gracieuse majesté, de voir le dictateur de la ferme des animaux affublé du nom de Napoléon. Pas plus qu'on ne sera surpris de le savoir dépeint sous les traits d'un cochon.

En tout homme sommeille un cochon, se plaisent à dire celles qui ont été épargnées de l'attribut du genre. George Orwell nous prouve que la réciproque se confirme. L'espèce porcine, aussitôt aux commandes de la société des animaux, s'empresse de chausser les bottes des "Deuxpattes" avec tout ce que le travestissement peut comporter de blâmable. Ce qui avait été vendu par le discours comme modèle de société animale, antithèse de société humaine, tombe très vite dans les travers de cette dernière dès que l'intelligence y fait des progrès.

Car derrière l'intelligence, l'ego est en embuscade. Avec son cortège de vices qui ramènent tout à lui : orgueil, cupidité, paresse, égoïsme et consorts. Et notre Napoléon devenu roi de la ferme des animaux de faire sien le proverbe selon lequel on n'engraisse pas un cochon à l'eau claire, transgressant sans plus de formalités, et à son bénéfice il va de soi, les sept commandements qui devaient faire de la société animale un exemple de société altruiste, pour en faire une société bien humaine. Cochon qui s'en dédit.

C'est ainsi que sous la férule porcine, George Orwell nous décrit le processus qui fait glisser le rêve de démocratie vers le cauchemar de l'autocratie. Discours flatteur, manipulation, boucs émissaires, lavage de cerveau, justice partiale et expéditive sont au menu pour que notre cochon de Napoléon, ayant pris soin de s'entourer d'un ministre de la propagande, au nom bien calibré de Brille-Babil, et de mâchoires vindicatives, règne en maître absolu sur la ferme des animaux. Et du bien à autrui se satisfera du bien aux truies quand elles feront son plaisir.

On ne s'y trompera pas, ce qui se présente à nous sous une forme d'un conte pour enfants a une réelle portée philosophique. Tant que la société sera faite d'une réunion d'egos les commandements philanthropiques supposés la régir dans le discours flatteur seront tôt remplacés par le seul et unique qui prévaudra jusqu'à la fin des temps : tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres. Cela vaut naturellement pour le plus animal de tous qu'on aura reconnu sous les traits du cochon qui sommeille en lui. On ne refait pas le monde.


mardi 5 janvier 2021

Les vivants au prix des morts

 



Il y a chez René Frégni une néfaste dichotomie, véritable écartèlement entre deux mondes qu'il voudrait pourtant bien concilier. Deux mondes aux antipodes l'un de l'autre : le monde de la violence et celui de la poésie. Pas forcément la poésie des grands du genre, celle dont le rythme imprimé aux vers nous fredonne une mélodie à l'oreille. Mais une poésie de mots sans autre ambition que de dire le bonheur de vivre, de s'éblouir d'un soleil radieux, s'emplir les poumons de la senteur de la garrigue, se réjouir du chant de oiseaux.

Ce combat, il y a quelques années de cela il se refusait à le savoir perdu. Il espérait toujours. Au point d'animer durant quelques années des ateliers d'écriture dans ces lieux de concentré de violence que sont les prisons. Fol espoir de ramener des égarés dans la voie de la bienveillance par la lecture, l'écriture. Par la magie des mots à qui l'on ferait dire en les libérant au bout de sa plume ce qui n'a pas pu franchir les lèvres. Ce qui n'a pas vu le jour faute d'avoir rencontré d'oreille compatissante.
Kader avait participé à ces ateliers d'écriture à la prison des Beaumettes à Marseille. C'est là qu'il a fait la connaissance de René. Lorsqu'il s'évade, il le contacte pour trouver refuge, le temps d'organiser sa disparition. René mesure la gravité de ce qu'il fait, pourtant il n'hésite pas. Il lui prête son appartement. Lui a trouvé un nid douillet chez la charmante Isabelle, institutrice à l'école des tout petits.

Mais un truand en cavale, c'est difficile à gérer. Il a la police aux trousses, mais pas seulement. Il y a aussi les rivaux. Et ceux-là ne connaissent que la loi de la violence. Quand René réalise cette évidence, il prend peur. Pour lui, mais aussi pour la charmante Isabelle qui est tellement loin de tout ça. Son bonheur est en danger. Il n'en dort plus.

C'est véritablement un ouvrage entre ces deux mondes, en parfaite opposition, les maux contre les mots, ou l'inverse, que nous délivre René Frégni, au point que sa force poétique s'en trouve altérée. Son aptitude à la contemplation dont il sait si bien nous faire profiter et mettre nos sens en éveil laisse très vite place à cette réalité envahissante du tumulte de la vie des hommes. Enfant des quartiers, de la rue, comme il se plaît à le rappeler, il a une indulgence particulière pour ceux qui n'ont pas eu comme lui l'opportunité de trouver le moyen d'exprimer leur ressenti profond par les mots. Broyés qu'ils ont été par une société corrompue et ceux qui la régissent, auxquels il attribue l'origine de tous les maux.

Mais que faire de ceux qui volent et tuent des innocents pour exprimer leur mal-être s'il ne faut pas les écarter de la société. René Frégni ne donne pas la solution. C'est le contre poids de son utopie humaniste à laquelle on ne peut qu'adhérer lorsqu'il clame de se satisfaire de la liberté dans les collines de Provence ou de la chaleur du coeur d'Isabelle.

lundi 4 janvier 2021

Tristesse et beauté ~~~~ Yasunari Kawabata

 



Oki Toshio, romancier japonais à succès, père de famille, a vécu une histoire d'amour adultère avec Otoko, une adolescente de quinze ans sa cadette. L'enfant né de cette union est mort dans les premiers jours de sa vie. La mère d'Otoko a décidé d'éloigner sa fille de cet amour impossible.

Vingt-quatre ans plus tard, Oki apprend qu'Otoko est devenue une artiste peintre reconnue. Il décide de la revoir. Restée célibataire Otoko vit avec Keiko, une jeune fille qu'elle a prise comme élève. Elles entretiennent une histoire sentimentale ambigüe.

Keiko apprend le passé douloureux de celle qui est devenue son maître dans l'art de la peinture. Jalouse, elle craint, à la réapparition de Oki, de se voir dépossédée de l'exclusivité de l'attention de sa professeure. Elle s'investit alors à la mission de venger rétrospectivement le chagrin que cette dernière a pu endurer à la perte de son amant et de leur enfant.

Dans une ambiance toujours très équivoque, les personnages oscillent entre relation physique et spirituelle. Esthétique de l'art à la japonaise entre le figuratif et l'abstrait. Les mentalités progressent sur le chemin de la perdition consciente, mues par leurs pulsions sensuelles. de la contemplation à la vengeance les armes s'affutent. La jeune Keiko échafaude son plan, faisant preuve d'un machiavélisme juvénile mais déterminé.

Un roman assez troublant, bien nommé, entre Tristesse et beauté.


samedi 26 décembre 2020

Le chant d'Achille~~~~~~Madeline Miller

 


Brad Pitt savait-il, en acceptant le rôle, qu'Achille était allé jusqu'à s'exiler sur l'île de Scyros et se travestir en fille dans un groupe de danseuses pour échapper à la guerre. Voilà qui aurait pu quelque peu ternir l'image du héros guerrier et ôter des scrupules à l'acteur vedette, lequel se reprochait d'avoir accepté un rôle trop racoleur.

Il est un euphémisme de dire que l'adaptation de la guerre de Troie par Wolfgang Petersen est très libre. Dans son film, entre autres écart avec l'Iliade, la guerre de Troie est l'affaire de deux semaines et passe sous silence les atermoiements du héros de Troie plus enclin à jouir de ses amours que de gloire militaire. Si l'on en croit en tout cas la version que nous livre Madeline Miller dans le chant d'Achille.

Dans la controverse qui s'est faite jour au fil des siècles à propos de l'amitié qui unissait Achille et Patrocle, Madeline Miller a faite sienne la version de l'éminent historien Bernard Sergent, président de la Société de Mythologie française, abondant à une relation homosexuelle. Et pour couper court à l'autre aspect de la controverse quant au statut de l'un par rapport à l'autre, Eraste (le plus âgé, pour ne pas dire vieux) Eromène (le plus jeune), Bernard Sergent a trouvé dans ses recherches approfondies suffisamment d'éléments pour faire de leur idylle une passion entre jeunes amoureux de même âge. L'homosexualité jouissant en cette époque aux dires des spécialistes de la plus grande tolérance. Époque donc bénie des dieux à leur égard et à leur regard. Sauf que ce dernier était assombri, ou éclairé selon l'intention qui préside, par une autre valeur de l'époque, aujourd'hui disparue : l'honneur. Valeur qui, lorsqu'elle est bafouée, aux délices de l'amour commande de lui préférer la guerre .

C'est comme ça que la légende se fait histoire

Histoire d'amour entre deux jeunes garçons donc, mais contrariée par l'honneur souverain – ils ont dix-sept ans lorsqu'Agamemnon les entraîne dans cette folle épopée pour reprendre Hélène aux Troyens – que nous suggère la version de Madeline Miller dans ce bel ouvrage. Version que l'on prend au sérieux. Elle a mis dix ans pour écrire ce roman qu'on qualifiera d'historique puisque fondé sur des textes dont les premiers nous viennent de l'antiquité grecque. Sachant qu'ils étaient déjà loin d'être contemporains des faits générateurs de la légende qu'ils colportaient. C'est comme ça que la légende se fait histoire pour qui n'y prend garde, se nourrissant à l'envi d'imaginaire épique, celui-là même qui de bouche à oreille au fil du temps sculpte un héros de marbre dans un bloc de calcaire à peine dégrossi. Après tout "La vérité, c'est ce que croient les hommes", déclare Ulysse à ses deux jeunes qui voudraient dissimuler leurs sentiments réciproques. Mais on n'est pas prince ou demi-dieu pour vivre dans le mépris de ce que commande l'honneur, sauf à sombrer dans l'opprobre et perdre son statut.

Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs

Patrocle est le narrateur de cette épopée. On ne s'étonnera pas, connaissant le sort qui lui est réservé sous les murs de Troie, de le savoir à la fin de l'ouvrage s'adresser à nous n'étant plus alors "constitué que d'air et de pensées." Plus que tout autre il est celui qui endure et subit cette guerre pour rester fidèle et loyal envers son amant devenu son maître. Ne dit-il pas de lui-même être considéré par les autres "seulement comme l'animal de compagnie d'Achille". Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs. Lorsque figé dans sa fierté offensée Achille refusera de combattre aux côtés d'Agamemnon, Patrocle se substituera à celui-ci pour sauver sa réputation. Se sachant haï par Thétis, la déesse mère d'Achille, il ne peut espérer aucun secours des dieux. Sa fidélité à la grandeur de son amant le perdra. Mais "aucune loi n'oblige les dieux à être justes".

A prendre le parti de l'amour sincère entre deux jeunes hommes, Madeline Mille n'en trahit pas pour autant ce qui est communément admis du sort de Troie et de ses héros des deux camps. On n'en dira pas autant du film de Wolfgang Petersen. Autant que puissent être l'univers des dieux et les fantasmagories de la légende, l'amour reste une valeur qui ne varie ni avec le temps ni avec la qualité de ceux qu'il favorise. Mais depuis que le monde est monde une valeur autant malmenée par l'homme toujours prompt à lui mettre des bâtons dans les roues.

Madeline Miller m'avait conquis avec Circé. le chant d'Achille confirme mon engouement. A quand un troisième ouvrage de cette auteure inspirée pour combler mon avidité à fréquenter dieux et demi-dieux. Ils me dissipent de notre réalité trop nourrie d'humaine nature dont on sait combien elle est avide de la chose matérielle. Et sous l'emprise d'un dieu avare de manifestations mais n'en revendiquant pas moins quand même monopole et majuscule.


lundi 21 décembre 2020

Les mains du miracle ~~~~ Joseph Kessel



Il va vous falloir faire un effort d'imagination non pas surhumain, mais bien inhumain. Imaginez avoir devant vous, allongé sur une table de massage, attendant de vous l'apaisement d'un mal qui le tourmente … le mal ab-so-lu. La haine incarnée dans un corps malingre. Celui qui fait sans sourciller couler sang et larmes, disloquer corps et esprits, broyer les chairs, transformer les êtres humains en fagots décharnés empilés pêle-mêle à la gueule des fours crématoires.

Car celui qui vous demande ce bienfait en votre pouvoir, c'est ni plus ni moins qu'Heinrich Himmler...

Imaginez devoir avancer les mains vers ce corps délicat à la peau blanche et lui apporter le soulagement qu'il attend de votre compétence. Car celui qui vous demande ce bienfait en votre pouvoir, c'est ni plus ni moins qu'Heinrich Himmler. L'homme le plus puissant, le plus pervers, le plus glaçant du régime nazi, après Hitler bien entendu. L'homme qui de sa petite vie minable, de son petit corps rabougri n'est capable, lorsqu'il est sanglé dans son uniforme noir frappé de la double rune SS, que d'une chose : tuer. Tuer encore et toujours. Tuer des millions de fois.

Allez-y posez les mains sur ce corps. Faîtes-lui tout le bien que vous savez faire avec le don de guérison dont vous êtes pourvu.

Oui je sais, je vous mets à rude épreuve, j'y vais un peu fort. Mais ce que je vous suggère en fiction de dégoût, c'est ce qu'a vécu Félix Kersten. Il était médecin, finlandais, initié aux techniques réparatrices des corps par maître Kô, un grand maître chinois, ayant fait de lui l'Européen doté des Mains du miracle.

Je vous sens frémir de répugnance

Cette épreuve à laquelle je vous soumets par l'imagination est une histoire vécue. Joseph Kessel a rencontré ce magicien, il a bénéficié de ses soins. Kersten a posé ses mains sur lui, celles qu'il avait posées quelques années auparavant et durant cinq ans sur le corps du reichsführer Himmler. Je vous sens frémir de répugnance.

Mais ne le blâmez pas. Ne détestez pas ce praticien zélé. Kersten a usé de sa position privilégiée, si l'on peut dire, de l'emprise qu'il a eue sur le monstre, de la dépendance dans laquelle il a su le tenir , du fait de sa capacité à le soulager de son mal, pour sauver des centaines de milliers de personnes. Ni plus ni moins. Force nous est alors de saluer son courage à surmonter la peur et la répulsion. de saluer ce qu'on apprend au fil des pages de cet ouvrage : l'intelligence, le maîtrise psychologique, la ténacité, la patience pour supporter l'épreuve qui dura tout le temps de la guerre et parvenir à extirper des griffes de la bête immonde par la confiance dont il a su se faire rétribuer des centaines de milliers de vies humaines. Cette histoire vraie contée par Kessel dans son ouvrage Les mains du Miracle est tout simplement incroyable. Je suis surpris qu'on n'en parle pas plus chaque fois que l'histoire se penche sur cet épisode noir de l'histoire de l'humanité.

Kersten a réussi, entre autres, à empêcher la déportation de la population hollandaise, faire détourner un train de Juifs vers la Suisse plutôt que vers les camps de la mort, empêcher le dynamitage des camps à l'arrivée des alliés ainsi que l'avait ordonné Hitler, sans parler des centaines de personnes qu'il a arrachées à la machine à tuer durant toutes les années de la guerre. Tout ça à force d'habiles négociations, de détermination, de patience. Tout ça en échappant à "l'honneur" que lui proposa le reichsführer en récompense de ses soins : porter l'uniforme SS avec le grade de colonel. Tout ça en échappant surtout à la rage assassine d'un Kaltenbrünner, chef de la gestapo, qui s'était promis de l'abattre.

Formidable ouvrage de Kessel qui m'a littéralement englouti dans cette histoire hors du commun en une nuit, tellement je voulais savoir comment Kersten allait réussir à se sortir de ce nid de frelons, lui, sa femme et ses trois enfants qu'Himmler s'ingéniait à conserver sous sa main pour le cas où. Il lui clamait sa confiance certes, mais n'en était pas nazi pour autant, et quelques otages étaient toujours une garantie.

Un ouvrage écrit d'après le témoignage et le journal que s'est obligé à tenir Félix Kersten. Un document étonnant sur l'homme qui soulagé de son mal le reichsführer Himmler pour soulager l'humanité de sa frénésie de tuer.


mercredi 16 décembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés ~~~~ Yukio Mishima

 


Dans le code samouraï le courage n'est pas une vertu aveugle, ni la passion bonne conseillère de l'action. Selon les principes fondant l'éthique, la culture du zen tempère la spontanéité de ces ardeurs. Mais cette pratique martiale est aussi la plus à même d'être enfreinte par la fougue de la jeunesse.

Dans les années 30, au sortir de l'adolescence et à la lecture de la Société du Vent Divin, une brochure relatant la révolte d'une élite traditionnaliste se réclamant de l'esprit samouraï sous l'ère Meiji, Isao Iinuma a fait sienne l'éthique de la noble caste. Cette élite d'ardents patriotes condamnait l'ouverture du Japon à la culture occidentale jugée néfaste au pays. Leur mouvement fut un échec. Ils le lavèrent dans leur propre sang en se donnant la mort par le suicide rituel.

Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa

Depuis que Hirohito a été intronisé empereur du Japon en 1926, ouvrant l'ère Shōwa, Isao Iinuma voue un véritable culte et une loyauté indéfectible à son souverain. En son esprit, il incarne Dieu sur terre. S'inspirant du code éthique samouraï qui respecte les sept principes de droiture et sens du devoir, courage héroïque, bienveillance et compassion, politesse et respect, sincérité et vérité, honneur, devoir et loyauté, Isao jure de consacrer sa vie à la haute autorité gardienne des traditions ancestrales. Dans l'inconséquence de la jeunesse, il se donne pour mission de parachever l'intention de purification du pays qu'avaient nourrie ses anciens. le but étant d'éliminer ceux qui par adoption du système capitaliste piétinent les valeurs morales ayant prévalu dans la culture japonaise jusqu'à son ouverture à l'occident en 1854. Isao recrute à la cause quelques jeunes de sa génération, dont certains mineurs, non sans avoir évalué la sincérité de leur engagement. Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa. Ensemble ils échafaudent un plan de purification comportant l'élimination des sommités corrompues.

Dans l'esprit samouraï l'exaltation d'un idéal, fut-il une cause perdue, ne se conçoit pas sans le sacrifice suprême, la purification par la lame immaculée : "Être un homme, c'est ne point cesser de s'élever à force vers le sommet de la condition humaine, pour y mourir dans la blancheur neigeuse de ce sommet." Tous ceux qui resteront fidèles à la cause font ainsi vœu de se donner la mort par le suicide rituel en glorification de leur action.

élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros

Shigekuni Honda, devenu une sommité dans la magistrature japonaise, veut voir en Isao Iinuma la réincarnation de son ami Kiyoaki mort 19 ans plus tôt de son amour refoulé pour la belle Sakoto*. Outre quelques traits physiques il retrouve dans le journal de ses rêves, que lui avait confié Kiyoaki à sa mort, des présages qui lui donnent la certitude de la survivance de son âme sous les traits d'Isao. Il y retrouve aussi cette élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros. Héros de l'amour pour Kiyoaki. Héros de la pureté du sentiment national pour Isao. Un idéal promu moteur de conduite et catalysant un nationalisme qui, faisant des émules à la veille de la seconde guerre mondiale, conduira le Japon à sa perte en le livrant à l'impérialisme débridé, allant jusqu'à défier le pays devenu la plus grande puissance mondiale le 7 décembre 1941 à Pearl Harbour. Shigekuni Honda, en respect pour l'attachement qu'il vouait à son ami disparu, et selon lui réapparu sous les traits de Isao, abandonne son poste afin d'avoir les mains libres et sauver Isao de sa folle entreprise.

Les chevaux échappés : sous ce titre énigmatique qui peut figurer l'emballement de la race noble, Mishima retrace l'ascension spirituelle d'une jeunesse utopiste laquelle s'auto investit de la mission de faire rempart autour de son empereur face aux tenants de la modernité spéculative. Elle fait serment de protéger le pays de l'ingérence d'une culture occidentale jugée impure et incompatible avec les mœurs de la société japonaise.

A l'instar du théâtre Nô...

Si l'on n'est pas averti du lien sacré qui unit l'homme à la nature dans la culture japonaise, on peut souffrir des longueurs et des digressions contemplatives qui jalonnent pareil texte quand Mishima porte ses héros à s'inspirer des éléments naturels pour y puiser force et beauté. Les symboles foisonnent dans des allégories sophistiquées et les litanies évocatrices qui peuvent rebuter le lecteur réfractaire à la méditation. Cette culture peut paraître hermétique à la nôtre, laquelle a fait table de rase de ses valeurs et traditions pour se fondre dans le grand malstrom de la société de consommation, abandonnant aux poètes romantiques la célébration de la nature. A l'instar du théâtre Nô, l'écriture de Mishima peut paraître manquer de rythme à qui ne s'intéresse qu'au factuel au détriment du décorum et de l'exhortation des sentiments portés par la seule gestuelle. Mais la démarche spirituelle qui pousse un homme à se sacrifier par le suicide rituel, le seppuku, justifie ce long processus de maturation de l'esprit afin d'imprégner le lecteur de la psychologie, des rites et traditions des idolâtres du faste impérial japonais.

Deuxième opus de la Mer de la fertilité, n'oublions pas que Mishima est dans son œuvre-testament en chemin vers la blancheur neigeuse du sommet de la vie.

(*) Voir Neige de printemps, premier opus de la tétralogie La mer de la fertilité.


jeudi 10 décembre 2020

Une éducation ~~~~ Tara Westover

 


Tara grandit dans le huis clos d'un micro monde réduit à la cellule familiale, sous la férule d'un père tyrannique en parole, inféodé qu'il est à une foi religieuse souveraine laquelle lui fait voir le reste du monde sous un jour satanique. Il est obsédé à la perspective de voir venir le "Temps de l'Abomination", une forme de châtiment régénérateur, jusqu'à développer des signes d'impatience. Il y prépare sa famille, faisant des stocks de vivres, eau, carburant et puisque nous sommes aux États-Unis, d'armes et de munitions. Cette expiation-là, il ne la conçoit que pour les autres. Un grand nettoyage de la planète corrompue qui ramènerait les enfants de Dieu à de meilleurs sentiments à l'égard de leur Créateur. Ses enfants à lui, au nombre de sept, sont instruits bon an mal an à l'école domestique, ne voient jamais le médecin et pour certains n'ont même pas été déclarés à la naissance. C'est le cas de Tara, une des deux filles de la fratrie. Lorsqu'à l'adolescence venue Tara comprend qu'il existe un autre monde, une autre réalité, il lui faut des trésors de courage pour affronter ses parents, leur faire admettre qu'elle a compris l'anormalité de sa condition et déclarer son intention d'accéder à cette autre réalité.

Ce qui frappe dans cet ouvrage, c'est la solitude de Tara. Elle est seule pour affronter ses parents et ce frère manipulateur qui la brutalise; seule pour se jeter dans le grand bain de l'inconnu, débarquant à l'université dans sa tenue de garçon de ferme quand les autres s'ingénient en coquetterie à suivre les modes. Personne ne l'attend dans cet autre monde où comme elle le dit elle-même "on a plus de chance de s'en sortir que si l'on ne compte que sur soi-même." Dans le micro monde familial elle voyait la vie au travers des yeux de son père; dans l'autre réalité elle doit tout découvrir par elle-même, repartir à zéro. C'est une renaissance, ou plutôt une autre naissance, avec seize ans de handicap. le handicap d'avoir eu une éducation rétrograde qui ne la préparait nullement à la vraie vie. A seize ans elle doit se concevoir une nouvelle conformation mentale, sous le regard incrédule de ceux qui ne sont pas encore ses nouveaux camarades, tant il faut qu'elle se défasse de la méfiance de tout et de tous incrustée dans son esprit par l'apprentissage indigent de son enfance.

Une éducation. Cet ouvrage ne pouvait avoir d'autre intitulé. Selon le dictionnaire, ce simple mot recouvre "l'art de former une personne, spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d'affronter sa vie personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie." Dans éducation il y a du savoir, mais pas seulement. Il a surtout du savoir être, du savoir faire. du savoir exister en société. Changeant de communauté en accédant au macro monde, Tara doit tout recommencer. Quelle force, quel courage pour parvenir, une fois le doctorat en histoire obtenu, à écrire un ouvrage qu'elle défend de voir comme un mémoire contre le mormonisme.

Car Tara conserve sa loyauté à l'égard de ceux qui l'on conduit dans cette impasse d'une vie fermée à la réalité du monde. Tout au long de son périple universitaire elle est restée fidèle à cette famille cloîtrée dans une dévotion aveugle au Tout puissant dont le seul interprète était son père. Elle se culpabilise même de ne pouvoir le convaincre du bien fondé de sa démarche ne reniant aucunement la foi religieuse. C'est son père qui coupe les ponts lorsqu'elle refuse sa bénédiction, qui n'était autre à ses yeux qu'une promesse de renoncement à la vie selon lui gouvernée par Satan. Elle conserve en son esprit cette idée de la dualité des réalités. Celle du micro monde familial auquel ses gènes la raccrochent, la retiennent, celle du macro monde extra familial que son père qualifie ironiquement de monde des Illuminati, manière de condamner leur dos tourné à la lumière divine. Un macro monde si vaste, pas seulement par ses dimensions mais aussi par son histoire, ses connaissances libérées de la soumission aveugle à ce qui ne reste qu'une croyance. Parmi d'autres.

On suffoque à la lecture de cet ouvrage à suivre Tara dans son parcours d'émancipation, à la voir se débattre pour concilier les deux mondes. Gravir les échelons dans les universités les plus prestigieuses du monde, dont Cambridge. Deux réalités pour lesquelles elle a dû, pour exister, se constituer deux personnalités qui s'opposent lorsqu'elle se confronte au miroir. Deux personnalités que son combat voudrait agglomérer en une seule et rendre compatibles afin de ne plus avoir, en revenant vers les siens, à franchir une frontière : la frontière de l'obscurantisme.

Tara est jeune. On comprend bien que cet ouvrage est une formidable échappatoire à son isolement. Sa véritable intronisation au nouveau monde. Son écriture a été rendue possible lorsque Tara a pu reconstituer cet édifice d'éducation qui lui a permis d'être audible et crédible à ce monde, à cette nouvelle réalité à laquelle nous appartenons nous autres lecteurs de pays laïcs, libérés que nous sommes, mais de façon fragile et précaire si l'on n'y prend garde, de l'obscurantisme par des siècles d'apprentissage humaniste.

Cet ouvrage n'a pas d'épilogue. A trente-quatre ans, en marge d'une famille encore de ce monde sous le diktat d'un père manipulateur, une mère aimante mais soumise et certainement un peu lâche, des frères et soeurs sous la dépendance, sauf peut-être Tyler à qui elle dédit cet ouvrage, Tara n'a pas terminé son combat ni désespéré de concilier ces univers et faire que les deux pans de son éducation se fondent en un seul. Pour vivre apaisée. Enfin.

Quand on voit cette jeune auteure intervenir dans les nombreuses interviews auxquels elle s'est livrée depuis la parution de son ouvrage aux Etats-Unis, y compris avec Bill Gates, quand on sait que son ouvrage a été plébiscité par Barack Obama, on a peine à imaginer que la "salle de classe de cette jeune fille n'était qu'un monceau de ferraille. Ses manuels des matériaux de récupération." Quand on l'entend chanter en chaire de la Northeastern University devant un parterre d'étudiants qui saluent son formidable parcours d'émancipation on est pris aux tripes par la limpidité de cette voix, qui fait comprendre qu'elle n'a pas rompu avec les anges, et par la gravité avec laquelle elle entonne son chant a capella qui ne fait que confirmer si besoin était encore de la sincérité de ses intentions. le timbre de cette voix fait rejaillir le même flot d'émotions qui nous envahit à la lecture de son ouvrage et qui pour ce qui me concerne à fait craqueler la carapace de rustre avec laquelle je protège maladroitement mon émotivité.

Une éducation est un ouvrage qui ne condamne pas. Il témoigne. Il déplore. Et peut-être espère-t-il encore. Une chose est sûre désormais, elle ne laissera personne écrire son histoire à sa place.

Je suis contraint en ce mois de décembre d'une année - qui pourrait donner des arguments au père de Tara en terme de punition divine appliquée à la fièvre consumériste de notre macro monde - de modifier mon profil Babelio. Cet ouvrage de Tara Westover bouscule le top 6 des ouvrages que j'ai lus cette année pour y figurer en bonne place : la première. Il y avait pourtant du lourd comme on dit ordinairement dans mes lectures de cette année, avec par exemple Rebecca de Daphné du Maurier. Mais j'ai donné la prime à la non fiction. L'autobiographique. le vécu. Quand il atteint cette force de saisissement.

Ce qui pose certes la question en terme d'avenir quant à l'écriture de Tara Westover de savoir si elle pourra avoir un prolongement, être le début d'une carrière littéraire. Car cet ouvrage, s'il vous prend aux tripes, est-ce seulement parce que l'on sait qu'il témoigne d'une éducation qui marginalise, qui ferme l'esprit ? En première réponse on peut dire que l'écriture quant à elle plaide à elle seule pour un prolongement. Ses mots disent le ressenti et transmettent l'émotion comme un diamant brut, sans perdre l'éclat de leur sens premier.