Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 31 juillet 2021

Les vaisseaux du cœur ~~~~ Benoîte Groult


 

Benoîte Groult l'annonce en avant-propos : « le langage ne viendra pas en aide pour exprimer le transport amoureux ».

Alors pourquoi écrire ? L'écriture n'est-elle pas la forme pérenne du langage, autant que son support résiste à l'usure du temps. Pourquoi faire durer les traces d'un langage qui n'exprimera jamais ce qu'est ce « frisson mystérieux » de l'amour ? Pourquoi d'ailleurs cette incapacité de l'être intelligent à décrire ce qui constitue sa quête de toute une vie ?

Benoîte Groult connaît bien l'écueil. Elle franchit pourtant le pas. Elle le fait dans ce roman qui m'a prouvé que si le langage a cette insuffisance de ne savoir décrire la quête suprême de l'intime, il est certaines personnes pour le décrypter mieux que d'autres et le suggérer. Les poètes sont de celles-là. Benoîte Groult est de celles-là. Je conserve le présent à dessein à son propos, n'avons-nous pas encore le fruit de son ressenti à notre disposition dans ses écrits.

J'ai aimé que ce soit une femme qui aborde la nature de la relation amoureuse y compris et surtout lorsque cette relation s'exprime par la communion des corps. L'homme a ce boulet au pied qui le décrédibilise sur le sujet. Avec lui, l'amour s'assimile trop spontanément au sexe. Il ne pense qu'à ça, nous disent-elles. Et pourtant Benoîte Groult ne dissocie pas l'amour du sexe, bien au contraire. Elle le fait dans ce roman en confidence crue d'un amour adultère : la relation qui réunit George, sans s comme George Sand, une écrivaine universitaire en histoire et Gauvain, un pêcheur breton. Ils se sont connus adolescents, feront leur vie chacun de son côté et se retrouveront périodiquement. Obstinément. le sujet est abordé sans fausse pudeur. S'interrogeant de savoir si ce n'est que pour le sexe qu'elle et lui font autant d'efforts pour se rencontrer. George [elle] y répondant aussitôt avec un franc démenti : « ça vient de plus loin, de plus profond … c'est aussi puissant qu'une communion mystique ».

George [elle] est toujours à l'initiative pour provoquer leurs rencontres avec pourtant la ferme conviction que c'est l'absence qui sauve leur amour. « Attendre un amant est bien meilleur qu'accueillir un mari. » Elle veut bien se priver de son amour mais pas le perdre. « À vivre longtemps éloignés, il est vrai qu'on se laisse emporter par ses rêves. On finit par aimer quelqu'un qui n'existe plus tout à fait mais que dessine votre désir. » L'idée que son amant existe quelque part et pense à elle l'aide à vivre. Il en est de l'amour comme de toute chose, il ne pourrait résister à l'usure du quotidien.

Pour cerner au plus près l'évidence irritante du désir amoureux, alors que l'ensemble de l'ouvrage est narré à la première personne, dans certains chapitres évoquant la rencontre charnelle, George abandonne le « je ». Elle s'extrait de la narration et parle d'elle à la troisième personne, se plaçant alors en contemplatrice objective de leurs corps enlacés. S'employant par la même occasion, en féministe obsessionnelle qu'est Benoîte Groult, à ce que nul n'exerce d'ascendant sur l'autre : « nos sexes n'étaient plus mâle et femelle, nous nous sentions hors de nos corps, un peu au-dessus plutôt, nous balançant très vaguement, âme à âme, dans une durée indistincte ». Consciente que dans l'histoire de l'humanité les femmes se sont fait flouer, elle s'attache à abolir toute tentation dominatrice de l'un ou l'autre dans la joute amoureuse. Avec quand même une petite pique revancharde affirmant que « contrairement à ce que l'on prétend, c'est l'homme qui se donne en amour. le mâle se vide et s'épuise tandis que la femelle s'épanouit. »

Mais « le sexe n'est pas aussi sexuel qu'on le dit » la rencontre des corps quand elle ne répond pas une obligation de fréquence et de performance est « un vertige qui fait perdre la notion du bien et du mal ». C'est en construisant ce roman d'une relation amoureuse idéalisée que Benoîte Groult nous parle le mieux de cette « délicieuse drogue d'être adorée », d'être l'objet d'un « désir qui n'a pas de configuration descriptible. »

C'est donc une femme qui dédiabolise le sexe. le féminisme c'est aussi cela. C'est conférer aussi aux femmes l'initiative dans ce domaine. Ne plus le subir, à condition toutefois de restituer à la rencontre charnelle cette dimension qui en fait non pas une obligation mais une preuve d'amour. C'est en en parlant sans se voiler la face, avec tout le vocabulaire que le langage peut gauchement y appliquer que chacun peut parvenir à son épanouissement propre. Faire que s'aimer ne soit pas « une banale union des corps … mais rester deux jusqu'au déchirement ». Son amant « n'est pas et ne sera jamais son semblable. C'est peut-être ça qui fonde leur passion. »

Benoîte Groult a réussi l'exploit de me parler de sexe dans l'amour, aussi crument qu'on peut le faire, parce qu'il est chose humaine, mais sans être jamais obscène. Il n'en reste pas moins que la sublimation du sentiment tient beaucoup au désir et au rêve qui seuls fomentent la plus sublime des extases. La rencontre occasionnelle des corps ayant cette forme d'aboutissement indispensable pour entretenir la mémoire et stimuler l'imaginaire. Benoîte Groult ne m'a pas parlé d'amour au féminin. Elle m'a parlé d'amour entre deux êtres qui ont trouvé leur point d'équilibre, à égale convoitise, égal accomplissement. Ni homme, ni femme. L'amour a tout nivelé. Ensemble ils sont passés de l'autre côté de la vie « quand elle tient tout entière dans l'instant. »

Reste un autre mystère : pourquoi eux ensemble, pourquoi elle, pourquoi lui ? Mais là force est d'admettre avec Benoîte Groult qu'il n'y a rien de plus impossible à comprendre et raconter que l'amour.