"Je ne sais pas pourquoi je
vous raconte tout ça." C'est Dalva qui nous parle en ces mots. Elle
n'imagine pas que sa vie puisse intéresser qui que ce soit. Et pourtant !
Dalva maudit ce destin qui lui a
fait perdre les trois hommes de sa vie. Son père, trop tôt emporté par la
guerre. Duarne, le père de son fils, jeune indien Sioux qui n'a pas trouvé sa
place dans le monde des blancs. Et ce fils qu'elle n'a pu aimer que le temps de
sa grossesse. Arrivé trop tôt dans sa vie, il a été confié à une famille
d'adoption dès son premier cri.
Dalva trompe son désenchantement
dans des aventures sans lendemain avec des hommes qui profitent des grâces de
son corps sang mêlé, magnifiquement modelé par le lointain métissage d'un de
ses aïeuls avec une indienne. Elle a confié à Mickael, l'un de ses amants et
narrateur d'un chapitre de ce roman à deux voix, la tâche de reconstituer
l'histoire de cette famille à laquelle elle appartient. A un autre celle de
retrouver ce fils qu'elle n'a pas pu voir grandir. S'il est encore de ce monde,
ce dernier décidera alors lui-même s'il veut ou non connaître sa mère
biologique. Personne ne possède jamais un enfant. Il n'appartient qu'à
lui-même.
Dans le pays où les distances se
mesurent en heures de route ou de vol, les directions se désignent par les
points cardinaux, l'histoire se rappelle à ses habitants avec d'autant plus
d'acuité que son origine est récente, à peine quatre siècles. Et qu'elle
commence par un génocide. La mémoire n'a pas d'effort à faire pour la revivre cette
histoire, mais pour qui a le courage de scruter ce passé, l'horizon est tendu
d'un voile noir. Jim Harrison est de ceux-là. Il n'a de mots assez durs pour se
mortifier de cet héritage : "Si les nazis avaient gagné la guerre,
l'holocauste aurait été mis en musique, tout comme notre chemin victorieux et
sanglant vers l'Ouest est accompagné au cinéma par mille violons et
timbales."
Les origines de Dalva ont croisé
celle des indiens Sioux. Cette trace dans ses gènes lui confère une affinité
accrue avec le peuple disséminé. Et plus que connaître l'histoire de sa
famille, elle veut la comprendre. Comment un ancêtre a-t-il pu prendre le parti
d'un peuple martyrisé et en même temps s'enrichir, et plus encore, se rabattre
sur le christianisme pour justifier sa cupidité ? Il y a comme "un lest
empoisonné qui pèse sur une partie de son coeur."
Jim Harrison rejette les
tripatouillages mentaux dont est friande la civilisation moderne à d'autre fin
que de détourner les esprits d'une quelconque culpabilité. Il raconte la vie de
ses contemporains comme elle est, regrettant toutefois ce qu'ils en font,
déplorant l'échec de l'éducation pour éliminer "la loufoquerie
fondamentale de l'esprit américain".
Seule la terre perdure, les êtres
passent. Jim Harrison est en symbiose parfaite avec la nature. Elle le verse à
sa contemplation, fasciné qu'il est devant le spectacle de la terre, écrin de
la vie des hommes dont ils font pourtant si peu de cas. Somptueux décor qui le
transporte en méditation, inépuisable source d'inspiration dans la compagnie de
ceux qui vivent la terre sans l'avilir d'orgueil et de cupidité, les animaux.
Il y a toujours des chevaux, des chiens, dans la proximité de ses personnages.
C'est la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se confient
Cet ouvrage est écrit comme se
raconte l'histoire dans la conversation. Un fouillis d'idées traversent
l'esprit du narrateur et donne lieu à de longues tirades de monologues décousus
où s'enchaînent pêle-mêle des événements parfois sans rapport les uns avec les
autres. le rythme est tel qu'il n'est point de place pour l'apitoiement. C'est
la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se
confient. C'est un style pauvre en conjonctions propres à faire rebondir le
récit et entretenir le suspens. L'esprit se vide de ses pensées dans un flot
que ne retient aucune pudeur.
Les enfants doivent-ils se
culpabiliser des méfaits de leurs ascendants ? Dalva veut comprendre qui pleure
en elle.
Formidable texte sur les traces
que l'histoire grave dans les gènes des générations.
Formidable ode à la nature qui
doit en digérer une autre, humaine celle-là, leurrée par ses chimères.